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Interprétation experte, dyspathie et déqualification du patient

L’espace interpsychique de l’interprétation : une approche sémio-linguistique.

3) Interprétation experte, dyspathie et déqualification du patient

La seconde possibilité manifestée dans nos corpus pour les S.I. est de restituer une rationalité en association avec une attitude dyspathique concernant le patient. Focalisés sur le médecin confronté au comportement jugé « agressif » de l’alcoolique, les S.I. disent leur « inquiétude » et leur « énervement ». Ces émotions sont exprimées dans les Corpus 2, 3 et 4, dans lesquels les S.I. sont interrogés dans le cadre d’un cours de linguistique, après avoir acquis les connaissances propres à ces cours. Formés en sémiologie, C2, sociolinguistique, C3, ou pragmatique pour les orthophonistes, C4, ces sujets sont naturellement portés à utiliser leur savoir acquis, pensant ainsi répondre à la demande qui leur est faite ; dans le cas des étudiantes en orthophonie, elles adoptent naturellement un point de vue propre à leur posture professionnelle future (prendre le point de vue du médecin). Le savoir expert est d’autant plus naturellement mobilisé pour interpréter (référence à l’alcoolisme du patient ou à son comportement « agité ») que les étudiants sont interrogés par leur enseignant et appelés à rendre leur interprétation comme on rend une copie.

Cette particularité du dispositif pour les Corpus 2, 3 et 4 permet d’opposer une interprétation « experte » par opposition à une interprétation « naturelle » ou « ordinaire » dans le Corpus 1. Les résultats observés sur chaque corpus font constater des divergences dans le choix d’objet (patient ou médecin), dans l’attitude émotionnelle (empathie ou dispathie par rapport au patient) et dans la restitution de cohérence. On peut cependant nuancer cette distinction : Garfinkel2 a montré qu’il n’y avait pas de différence de nature entre le savoir pratique et ordinaire et le savoir expert du sociologue. Ce sont les mêmes procédures d’interprétation (procédures de « construction de la réalité ») qui sont utilisées. Essayons de mieux

1 CROLL Anne, (à paraître), « La réparation interprétative », Actes du colloque Représentations du sens linguistique III, 3-5 novembre 2005, Université libre de Bruxelles.

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comprendre la façon dont les cadres (de type savoirs experts convoqués par les dispositifs de réception et la manière dont est formulée la demande d’interprétation) influencent et contraignent l’interprétation. Une articulation existe entre l’interprétation comme rationalisation discursive, le choix d’objet, et l’attitude empathique. La dimension éthique, réparatrice observée dans le Corpus 1, ne se retrouve pas dans les autres corpus : le sujet est bien perçu comme victime par certains, mais il est toujours déqualifié. Son comportement apparaît incompréhensible, mais la rationalisation qui en est proposée associe ce comportement à une pathologie ou à l’alcoolisme dont il fait lui-même l’aveu, ou encore, à une absence de vouloir. Le sujet est présenté comme défaillant dans C2, C3, C4, alors que dans le corpus 1, il choisit la fuite. Voyons comment cela s’organise. La causalité évoquée dans ces interprétations expertes pour expliquer le comportement du patient, son agressivité et sa fuite est endogène. C’est un déterminisme interne qui explique le comportement du patient dont nous pouvons distinguer trois « motifs » ou « topiques » : la topique de l’alcool, la topique du pathologique et la topique du sujet /sans vouloir/ ou /ne voulant pas/ vraiment « s’en sortir » ou « être aidé ».

TOPIQUE DE L’ALCOOL :

- 46 occurrences de mots relèvent du vocabulaire de l’alcool.

- « Cela révèle d’ailleurs son alcoolisme, il est comme prisonnier des sautes d’humeur qu’il doit

vivre, il est très impulsif, ses inhibitions sont levées, il n’arrive plus à se contrôler », C4.

TOPIQUE DU PATHOLOGIQUE :

- Vocabulaire de la pathologie : les mots suivants sont utilisés pour décrire la patient :

paranoïaque, agité / agitation 5, malade / maladie 16, problème 25, imprévisible 4, incontrôlable 2, délire 2, agressif 21, folie 1, pathologique 1, repli 2, prostré 1, torpeur 2, abattu 1, déprimé 1, confus / confusion

TOPIQUE DU SUJET SANS VOULOIR ou NE VOULANT PAS

- Le sujet est doté d’un vouloir défaillant : il « ne veut pas se faire soigner », C3. Il est « lâche ». - 18 occurrences du terme refus ou refuser marquent la récurrence d’un vouloir négatif. « Il ne

supporte visiblement pas la contradiction ni la frustration », C4.

- Les mots excuse et prétexte reviennent chez les S.I. : « on peut penser que c’est pas vraiment la

feuille l’objet de la requête, et que tout autre objet aurait trouvé une autre excuse pour s’énerver », C4. « Manifestement il n’avait pas envie de venir », « ou n’était-ce qu’un prétexte pour sortir de la pièce » C4.

Conclusion :

Nous avons dans ce travail établi un lien entre le cadre de l’expérimentation et le lieu du sens, étudié comment une scène munie de coordonnées spatiales et temporelles pouvait rendre compte du sens ; nous avons aussi établi le sujet et des formes de liens interpsychiques complexes comme lieu du sens. Nous pensons que des formats d’interprétation sont liés à la posture de sujet convoquée lors de l’expérimentation et qu’un lien étroit unit empathie et

interprétation pour le S.I. La question reste cependant ouverte de savoir s’il existe une interprétation ordinaire, naturelle pouvant échapper aux formats. La scène du sens est liée aux conditions de sollicitation du sens. Ces conditions peuvent être externes et aisément repérables ou bien plus intimes et liées à des « formats » très subjectifs (comme par exemple histoire psychique du sujet).

BIBLIOGRAPHIE :

BERGER, Peter, LUCKMANN, Thomas, 1966, La construction sociale de la réalité, Paris : Méridiens Klincksieck, coll. Sociétés.

BOLTANSKI Luc, 1993, La souffrance à distance, Morale humanitaire, médias et politique Paris : Métaillé.

BOUQUET Simon, mars 2004, « Linguistique générale et linguistique des genres » introduction au numéro Langages, Paris : Larousse, pp 3- 14.

COSNIER Jacques, 1993, « Les interactions en milieu soignant », Approches interactionnistes des

relations de soins, sous la dir. de COSNIER Jacques, GROSJEAN Michèle, LACOSTE Michèle,

Lyon : Presses universitaires de Lyon, p.17-32

COSNIER Jacques, (1994), Psychologie des émotions et des sentiments, Paris : Retz.

CROLL Anne, 2005a, « Emotion et lien social dans la conversation : la place de l’observateur,

Regards croisés sur le lien social, sous la dir. de BOUGET Denis, KARSENTY Serge, Paris :

L’Harmattan.

CROLL Anne, (2005b), « La réparation interprétative », à paraître dans les Actes du colloque

Représentations du sens linguistique III, Université libre de Bruxelles, 3-5 novembre 2005.

DENNETT Daniel Clément, 1990, La stratégie de l’interprète. Le sens commun et l’univers quotidien, Paris : Gallimard.

GARFINKEL Harold, 1967, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs (New Jersey) : Prentice Hall.

GOFFMAN Erving, 1973, La mise en scène de la vie quotidienne, t.1 : La présentation de soi, Paris : Minuit.

REBOUL Anne, MOESCHLER Jacques, 1998, Pragmatique du discours. De l’interprétation de

ANNEXE :PROTOCOLE D’EXPERIMENTATION

Choix des sujets :

Les sujets que nous avons interrogés l’ont été soit dans un cadre universitaire, soit dans un cadre privé (des adultes d’âges variés) :

C1 : adultes interrogés dans un cadre non universitaire C2 : étudiants en sémiologie

C3 : étudiants en socio-linguistique C4 : étudiants en orthophonie

Cadres interprétatifs :

La position méta interprétative de notre travail est fondée sur un enchâssement de cadres que nous pouvons préciser ainsi :

E1 / T1 : Le patient rencontre le psychiatre dans un espace-cadre (E1) ; le documentariste les

observe et les filme produisant un texte filmique (T1)

E2 / T2 : Les étudiants ou adultes observent ce texte et répondent aux questions produisant

ainsi un texte (T2) dans un cadre, celui de l’expérimentation (E2).

E3 : Notre démarche consiste à observer et analyser ces textes dans un cadre E3 scientifique.

Constitution du corpus :

Les textes recueillis ont été suscités à partir des questions suivantes : - Raconter la séquence

- Quelles sont les émotions du patient - Quels sentiments avez-vous ressentis - Quelle est l’origine de la séquence

- Deux mots à choisir dans cette liste pour caractériser la séquence (échec, pathologie

II. L’INTERPRÉTATION