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Les objets de la construction du sens

L'interprétation des rêves dans la tradition arabe : sujet et sens

IV. Les objets de la construction du sens

L’objet d’interprétation, c’est-à-dire les rêves jugés interprétables, fait partie d’un champ très hétérogène. S’il est vrai que le rêveur vit un grand nombre d’expériences oniriques, seules quelques-unes d’entre elles parviennent jusqu’à l’interprète et font l’objet d’une production de sens attestée au plan du savoir. Nous devons nous poser des questions sur le mode de leur sélection. Nous avons donc choisi de classer notre corpus en fonction de leur statut catégoriel en « données », « faits » ou « observables ».

Les données

La catégorie des données est faite de rêves représentant les besoins immédiats de survie, de rêves jugés dépourvus de sens, ou encore oubliés, ou même jugés interdits. N’ayant pas la consistance nécessaire pour s’imposer comme faits et comme objets d’interprétation, ils sont vécus sur le mode iconique. De tels rêves n’accèdent qu’au premier niveau du sens, fait d’images2 éveillées dans l’esprit du rêveur par les signes de son rêve. Ces images peuvent ne pas être assez cohésives pour l’aider à trouver une cohérence à l’ensemble (il y manque des traces du travail d’élaboration secondaire selon Freud).

1

GERVAIS Bertrand, ouvr. cité, p. 51. 2

Les faits :

La catégorie du fait est le statut donné aux rêves dotés d’une certaine consistance, laquelle s’impose à la conscience du rêveur et résiste à l’oubli : rêves « inscrits » par le rêveur, rêves associés à des actions futures et aux faits du passé. Ces rêves sont inscrits d’une manière non quelconque: leur représentation est indiciaire. Mais ils n’accèdent pas au niveau symbolique, seul susceptible de faire d’eux l’objet d’une authentique quête de sens, par le biais d’un échange intersubjectif. Ces rêves « signifient » quelque chose pour le rêveur (ils ont acquis suffisamment de cohésion et de cohérence pour cela), et dans une certaine mesure ils sont capables de déterminer ses actions, mais sans qu’il y ait intervention d’une instance de vérification et de contrôle de niveau symbolique.

Les observables

Cette ultime catégorie est constituée du discours du rêveur, du récit du rêve à interpréter et de ses entours verbalisés par le rêveur et/ou saisis par l’interprète.

Ce dernier puise ses arguments dans la parole du sujet rêveur. Il ne s’agit pas là de la technique des associations libres inventée par S. Freud, mais d’une écoute du rêveur visant à extraire le maximum de données susceptibles d’être exploitées dans l’acte d’interprétation. Même si les interprètes s’appuient essentiellement sur ce qui est établi dans l-?uSūl (Les Fondements), la parole du rêveur n’en est pas moins considérée comme une source d’information déterminante dans l’acte d’interprétation.

Ainsi, Ibn Sirine préconisait-il déjà de mettre la parole du rêveur au centre de tout processus interprétatif. Certes c’est l’interprète qui amorce le dialogue par ses questions, mais celles-ci ne sont là que pour aider le rêveur et l’interprète à opérer les connexions possibles entre, d’un côté, ce qui fait l’étoffe du rêve et, de l’autre, les différents aspects caractérisant le vécu du rêveur et pouvant avoir été à l’origine du surgissement du rêve.

En écoutant le rêveur, l’interprète se met à opérer des choix dans la masse des données reçues pour en extraire des faits exploitable en interprétation. Les éléments retenus sont ce que nous appelons les observables de l’interprétation dans la tradition onirocritique arabe. V. Les symboles du corps dans le rêve

Il ne s’agit pas ici d’examiner la question de la représentation du corps dans le rêve, ce qui nécessiterait une autre recherche, mais il nous semble indispensable de porter notre attention sur le corps comme vecteur du sens. Nous allons nous intéresser essentiellement à l’appropriation sexuelle du corps. Notons que les différents traités examinés dans le cadre de

ce travail regorgent de signes et de scènes allant de la pratique sexuelle « normale » aux pratiques dites « déviantes ».

Corps et appropriation sexuelle

Il peut paraître oiseux de rappeler que la sexualité occupe une place essentielle dans la théorie freudienne du rêve. Mais force est de constater que les figures qui y signifient le corps comme objet de désir le font sous le mode symbolique et en oblique. L’interprète est alors appelé à recourir à sa compétence inférentielle et à l’analogie, sous toutes ses formes, pour reconstruire l’objet représenté. Les figures du corps sexuel relèvent du contenu latent, un contenu à construire dans le processus d’interprétation. Ainsi, le corps comme objet de désir n’est-il marqué indiciairement que dans le moment de l’interprétation.

Dans la tradition arabo-musulmane, en revanche, et curieusement peut-être, le corps est dit et inscrit au niveau même du récit onirique, et il est sublimé1 au niveau de l’interprétant. Il est représenté, et ceci est extrêmement intéressant, de manière indiciaire, existentielle, et non pas symbolique et générale.

C’est comme si le travail du rêve (condensation, substitution, déplacement et élaboration secondaire), jugé fondamental par Freud, s’opérait en sens inverse. Ce qui est « contenu manifeste » dans les textes des onirocrites correspond, à peu de choses près, au contenu latent construit dans l’interprétation selon Freud. Une telle tendance n’est pas une exception. Cette centration sur le corps comme objet désiré est présente dans différents textes, dès le Moyen-âge, et n particulier dans les célébrissimes Contes des Milles et une nuits.

Conclusion

En guise de conclusion, nous dirons que, dans la tradition onirocritique arabo- musulmane, les modes de production du sens exercent pleinement leurs effets sur les sujets impliqués dans le processus.

Lorsque les rêves ne font pas l’objet d’une interprétation, réduits qu’ils sont à leurs interprétants immédiats, c’est qu’aucun sujet du savoir n’a été mis à contribution, la quête de sens n’ayant pas été déclenchée. Il y a là une sorte de négation du sujet qui ne pourrait exister que dans son rapport au savoir.

La majorité des rêves racontés et interprétés mobilise des savoirs, fortement déterminés par les normes et les règles régissant la vie communautaire. La signification construite est de type pragmatique : elle vise à « favoriser un comportement saint et prévenir les actes

1 On pourrait parler là d’une «resémantisation» de ces figures du corps pour signifier des réalités abstraites relevant essentiellement des univers axiologiques déterminant la pratique discursive et sociale des sujets.

prohibés », disait Ibn Sirine ; ce qui se traduit par la présence d’un sujet social assujetti aux normes et au savoir général.

La troisième catégorie de rêves interprétés est la moins importante du point de vue quantitatif, mais elle donne lieu à une véritable quête de signifiance. Elle est induite de quatre façons : par une forte présence du symbolique dans le rêve, ainsi caractérisé par une plus grande opacité de l’objet de l’interprétation ; par l’insuffisance des interprétants immédiats, première phase de signification pour le rêveur ; par son éventuel besoin de signification et de signifiance ; et enfin, par son désir d’accéder à la conceptualisation.

Bibliographie

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