• Aucun résultat trouvé

Des figures de la suspension à la fonctionnalité de l’objet

Résonance des formes dans le processus d’appropriation de l’automobile

2. Des figures de la suspension à la fonctionnalité de l’objet

Les récits de la conduite de nos entretiens rendent compte d’un seul et même motif : la suspension. C’est-à-dire, une espèce de sortie temporaire du plan de l’action, que ce soit le temps, l’espace ou leur combinaison. Les processus de figuration de la suspension se mettent en place, en fonctionnant dans des quêtes identitaires différentes et avec des mécanismes foncièrement distincts : la suspension opère soit visuellement sur l’espace soit tactilement sur le temps, et dans une quête identitaire, soit de conservation soit de transformation. Nous vous proposons d’observer de plus près ces différentes formes de rapport que la combinaison des éléments de la suspension suggère:

1) La suspension « verticale »: La voiture comme opératrice d’une mise en surplomb : une forme « hédoniste » de rapport à la conduite : « En hauteur, j’ai l’impression que je vais

être la reine de la route. C’est comme un bocal ! La conduite en hauteur c’est agréable, sportif, très confortable même sur les routes avec des petits gravillons » (inter 13, Nice).

Être placé en hauteur permet de se voir sur la route et, de ce fait, de pouvoir la dominer. C’est une forme de suspension spatiale dont l’impression de domination dépasse la seule quête de visibilité, puisqu’elle est associée au besoin d’anticipation. Le rapport avec autrui est un rapport d’opposition sur le mode de la compétition : on s’affirme à partir de la supériorité « matérielle » que l’on peut exercer sur les autres. Par son rapport à l’anticipation, ce mode de suspension a une aspectualité terminative.

2) La suspension « horizontale » : La voiture comme opératrice d’une mise entre parenthèse (figure du cocon) : une forme « appréhensive » de rapport à la conduite : « Je suis très

concentré sur la conduite parce que je n’ai pas très confiance dans les autres. Je regarde surtout la route. On met de la musique et on ne se sent plus dans une voiture. Il faut qu’on se sente comme dans un fauteuil chez soi. Le sentiment de sécurité, c’est le silence qui le crée. » (inter 6, Paris). C’est le cas de la voiture qui sert à anéantir toute sensation de

mouvement, dans la mesure où elle fait ne pas savoir que l’on avance, que l’on change d’espace, que l’on traverse l’inconnu. La voiture sert ainsi à la conservation de l’identité et le rapport à l’altérité que suggère cette façon de percevoir la conduite est la peur. La stratégie engagée pour y faire face est la négation de l’Autre. Dans ce rapport à la voiture, le conducteur ne ressent pas le mouvement car tous les signes sensoriels du mouvement sont occultés par la voiture ; c’est celle-ci qui en fin de comptes assume la conduite et le « conducteur »” se laisse transporter. Grâce à la vitesse, la voiture construit alors une

impression de stabilité (sensation de suspension) qui a une aspectualité durative –inutile de dire que l’existence de ce type de rapport justifie à lui tout seul la mise en place des radars pour le contrôle des dépassements de vitesse.

3) La suspension « englobante » : La voiture pour opérer un raccourci (figure de la machine du temps) : « La voiture est un instrument pratique pour pouvoir faire des voyages. C’est-

à-dire, pour pouvoir aller vite d’une façon confortable, pour me déplacer d’un point A à un point B » (inter 127, Paris). Une forme « pragmatique » de rapport à la conduite. Dans

cette forme de rapport à la conduite, le conducteur utilise la voiture pour réduire le trajet à son expression minimale. La phrase qui distingue typiquement cette forme de rapport est « aller d’un point A à un point B ». La conduite est valorisée dans son aspectualité terminative, en ce sens où l’importance du déplacement réside dans sa destination. Le paysage n’est pas une source d’intérêt et autrui est perçu comme un obstacle à dépasser. La voiture permet alors de mettre entre parenthèse le temps qui sépare l’origine et la destination et le rapport à l’altérité est d’absorption.

4) La suspension « croisée » : La voiture pour se transporter (figure du compagnon de

voyage) : Une forme « physique » de rapport à la conduite. « C’est une impression de rétrécissement ; la montagne qu’on voyait gigantesque, quand on commence à atteindre des vitesses importantes avec le snowboard, on a l’impression qu’elle se réduit. Et c’est la même chose au volant » (inter 74, Lyon). Cette figure de suspension correspond à une

inversion de régimes spatiotemporels : il y a une accélération dans le régime du temps « physique » en même temps qu’un ralentissement dans le régime du temps « perçu ». La conduite met en valeur la rencontre de l’Autre. Chaque trajet avec la voiture est l’occasion d’une transformation, d’une part parce que les sensations de conduite sont associées à celles de la glisse et elles « inversent le sens du monde », d’autre part parce que l’expérience d’autrui s’achève par l’intégration avec lui. Les conducteurs qui s’y adonnent sont des sujets à la recherche de la nouveauté et de leur propre transformation. Quant à l’aspectualité de ce rapport, elle est durative avec une dominante itérative : la valeur de la conduite résidant dans l’action en elle-même, sa répétition est génératrice de sens, qui se construit par accumulation dans la recherche de « la beauté du geste ». Le changement de régime temporel correspond à la transformation de la dimension spatiale, notamment dans la perception des frontières de soi. La récurrence de figures enfantines, ainsi que la façon

de percevoir l’habitacle de la voiture plus le redimensionnement de soi suggèrent dans certains cas l’incidence d’une sorte de « fantasme du retour à l’utérus »1.

Les modes pragmatique et hédoniste de rapport à la conduite partagent le fait que la valeur de l’objet est pour eux « matérielle » ou directe, et leur investissement sensoriel présente une dominante visuelle, alors que le point de contact entre la forme appréhensive et la forme physique est que le processus de figuration décrit est le résultat d’une opération sensorielle à dominante auditive et tactile et que la valeur de l’objet est « symbolique » ou indirecte. En outre, l’expérience de l’objet provoque une déformation de la « réalité physique » du mouvement, et donc de l’espace affecté par le temps : dans le cas du rapport « appréhensif », c’est l’arrêt du temps (de son mouvement ou de ses effets) ; pour la forme de rapport physique, c’est l’inversion de la réalité du plan espace-temps.

Si tout le monde a l’habitude de dire, presque par réflexe, « Oui, j’aime bien conduire » et qu’une écrasante majorité des Français estime conduire mieux que la moyenne, les formes pragmatique et appréhensive de conduite témoignent d’un rapport mitigé voire disphorique à celle-ci et d’un intérêt limité des conducteurs pour l’automobile en tant qu’objet. Ils ne donnent pas beaucoup d’importance ni à la famille automobile ni à la marque, mais plutôt au rapport qualité-prix et au confort.

A l’opposé, le rapport hédoniste et le rapport physique accordent une grande importance à la voiture, bien que leur intérêt porte sur des aspects différents : les premiers confèrent plus d’importance à l’apparence et aux aspects « méta–objectaux » de la voiture qu’à son fonctionnement et, souvent, ils n’exploitent pas nécessairement toutes ses capacités. « Le

premier critère a été son look. Ensuite, l’impression de puissance qu’elle pouvait avoir : j’ai pris celle qui était marquée comme la plus puissante, d’après les magazines spécialisés. Troisièmement, le niveau des finitions ». (inter 129, Bordeaux)

Le rapport physique à la conduite implique de concevoir la voiture de l’intérieur vers l’extérieur, en priorisant ses prestations et ses performances. Si les conducteurs sont dans les deux cas attentifs aux commentaires des professionnels et sensibles aux valeurs de marque, le rapport hédoniste à la conduite s’intéresse au pouvoir de représentation (donc, du paraître) de celle-ci alors que la forme physique se focalise sur la légitimité et le savoir-faire du constructeur (donc, de l’être).

1 DARRAULT Ivan, juin 2004, « Sémiotique et psychanalyse : vers un modèle des comportements et des discours adolescents » Topicos del seminario n° 11, Puebla : BUAP.

Dans un autre registre, il existe un rapport très fort entre la forme hédoniste et la forme appréhensive de la conduite : c’est leur rapport à l’altérité, qui est de méfiance et de rejet. La quête identitaire est, dans les deux cas, de maintien de l’identité. Outre un réflexe sécuritaire partagé – mis en évidence pour l’importance donnée aux systèmes de sécurité passive –, les « conducteurs » développant cette forme de rapport à la conduite sont pris en charge par leur automobile. La valeur de confort est ici interprétée comme synonyme de tâches à ne plus faire. Le véritable agent de l’action est ici la voiture, alors que le conducteur est en position de

cible de l’action : « Si je discute, que je ne fais pas attention et que j’arrive trop vite dans un rond-point, la voiture prend le contrôle, c’est elle qui rattrape le virage. Donc, c’est un système que j’enclenche instinctivement ». (inter 6, Paris)

A l’inverse, la forme pragmatique et la forme physique se caractérisent par leur forte agentivité. Qu’elle soit euphorique (comme dans le rapport physique) ou pas exactement (dans le rapport pragmatique), la conduite sollicite le conducteur intensément à un niveau sensoriel et ceux-ci l’assument ainsi. Ils ont décidé de prendre l’altérité « en main », les uns en l’absorbant et les autres en s’intégrant à sa dynamique : « Il faut que je bouge avec la

voiture, enfin… il faut qu’on bouge ensemble, mais c’est quand même moi qui dirige » (inter 106, Bordeaux).

Si la quête est de transformation aussi bien dans le rapport physique que dans le rapport pragmatique à l’objet, la dimension « éthique » les sépare néanmoins : la forme de rapport physique nie la morale convenue, la « logique naturelle », matérielle et socialement construite, qui voudrait que la voiture soit un moyen de transport. Les conducteurs qui développent ce rapport à la conduite sont tellement aux antipodes de toute logique fonctionnaliste, que leur discours rend parfois compte d’une sorte de « logique de l’absurde ». Cette forme de rapport présente une logique de la « conduite pour la conduite » comme on dirait « l’art pour l’art » : « C’était très fort. Je me suis mis à faire des kilomètres puis je

m’arrêtais et je regardais longuement l’intérieur encore puis je repartais… » (inter 106,

Bordeaux).

Il y a négation de tout aspect utile de l’action, et revendication de l’éthique propre, sensible et passionnelle, qui part de l’adaptation de l’identité en vue de l’affirmation de soi. Seul le rapport physique à la conduite rend compte d’une esthésie. Nous voilà donc face à une

esthésies et que c’est à partir d’elles qu’elle demeure féconde1. Cette esthésie tient, telle que nous l’entendons d’après nos observations, à une forme de rapport particulier entre le sujet et l’objet qui nécessite, de la part du conducteur, un « vouloir et pouvoir » avoir les sens ouverts, ce que l’expérience esthésique de l’objet suppose2.

Sur un schéma tensif, les récits concernant la suspension de la transformation s’inscrivent dans un parcours d’atténuation de l’état, intense et dysphorique, que représente pour ces conducteurs la rencontre avec l’altérité. En revanche, dans la forme de rapport

physique à la conduite, les sujets de l’action sont à la recherche de sensations et s’inscrivent

contre l’ennui, c’est pourquoi leur parcours, d’intensification, est aussi intense mais euphorique. Le centre de référence se situe là où l’intensité est majeure, mais aussi là où l’agentivité est la plus forte, puisque le déni de la morale collective est le résultat d’une praxis énonciative. Toute stabilité de la valeur est apparente, bien entendu, car elle ne tient qu’à l’observation de l’interaction dans le cadre d’un texte.