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Le rôle de la Cour Constitutionnelle colombienne dans l’élaboration des

3. La Cour Constitutionnelle comme un acteur politique

3.1 Le rôle de la Cour Constitutionnelle colombienne dans l’élaboration des

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67 grâce aux interventions du pouvoir judiciaire dans différents champs, lesquels sont énoncés de la manière suivante par Uprimny :

la lutte contre la corruption politique et celle pour la transformation des pratiques politiques ; le contrôle des abus de pouvoir gouvernementaux, en particulier face aux attributions exceptionnelles du Président pendant les « états d’urgence » ; la protection de groupes minoritaires et de la liberté individuelle ; la protection de populations stigmatisées ou en situation de faiblesse manifeste et, en dernier, mais pas le moins important, la gestion de la politique économique en relation avec la protection des droits sociaux134.

Pour ce qui est de la lutte contre la corruption politique, le système judiciaire a réalisé un grand effort pour modifier la culture du clientélisme et les pratiques corruptives du pays. L’on peut trouver deux exemples très clairs à ce sujet : premièrement, le rôle des juges pendant le scandale de corruption à l’époque du président Ernesto Samper, soupçonné d’avoir financé une partie de sa campagne électorale avec un financement illégal. À ce moment-là, les fonctionnaires judiciaires ont contribué de manière significative à porter à la connaissance de la société colombienne tous les résultats de l’enquête. Or, si le président Samper n’a pas été déclaré coupable, c’est parce que, au Congrès on n’a pas obtenu la votation interne nécessaire pour s’engager dans un jugement politique contre le gouvernant. Cependant, Fernando Botero Zea –l’une des ministres les plus proches au président de l’époque–, a été condamnée par la Cour Suprême de Justice car il a été considéré comme responsable du délit de vol qualifié en s’appropriant de l’argent illicite de la campagne présidentielle135.

Deuxièmement, le pouvoir judiciaire s’est battu contre la corruption grâce au processus de « pérdida de investidura » mené par le Conseil d’État, c'est-à-dire la perte du poste obtenu par élection populaire à cause de l’inaccomplissement des fonctions du fonctionnaire. Dans la pratique cela implique la mort politique des fonctionnaires jugés par le Conseil, la sanction consistant en une impossibilité d’occuper des postes d’élection populaire à perpétuité.

L’article 183 constitutionnel considère comme causes de perte d l’investiture : la violation du régime d’incompatibilités ou du régime du conflit d’intérêts, l’absence aux séances du Congrès plus de six fois, la non-prise du poste dans les huit jours suivants l’installation du Congrès, l’usage illicite des ressources publiques et le trafic d’influences dûment prouvé.

134 Rodrigo UPRIMNY YEPES, “La fonction politique de la justice…” p.233

135 Corte Suprema de Justicia, Sala de Casación Penal. Proceso No 22412. Magistrado Ponente: Mauro SOLARTE PORTILLA. 1 de marzo de 2007

68 Au sujet du contrôle sur les états d’urgence, il faut souligner que la Constitution de 1991 a donné les moyens nécessaires pour sortir de la vieille coutume des présidents colombiens de gouverner à travers ce type de décrets. Ainsi, bien que le gouvernement possède toujours une marge d’appréciation pour déterminer l’état de la crise, c’est la Cour Constitutionnelle qui décide si l’appel à l’état d’urgence est justifié constitutionnellement ou non. Selon Uprimny, « sur les douze déclarations d’états d’urgence entre 1992 et 2002, la Cour Constitutionnelle n’en validé que cinq, en a annulé totalement trois, et en a validé partiellement quatre. Ces arrêts de la Cour Constitutionnelle en 1992 ont eu un impact pratique et politique considérable notamment sur la durée de la période vécue par les Colombiens dans des régimes d’urgence qui tomba de 80% dans la décennie 1980 à moins de 20% à partir de 1992 »

136.

Le troisième champ d’intervention active de la part du pouvoir judiciaire se manifeste dans la protection des groupes minoritaires. Comme on l’a signalé plusieurs fois, la Constitution de 1991 est une charte très large quant à la déclaration des droits sociaux. La Cour a ainsi défendu l’égalité entre les religions grâce au renforcement de la liberté de cultes –stipulé dans l’article 19 constitutionnel– à travers, par exemple, l’annulation des privilèges de la religion catholique. La Cour, d’ailleurs, a pris des décisions assez controversées comme la dépénalisation de l’avortement sous conditions particulières ainsi que la dépénalisation de la consommation de drogues et de l’euthanasie à partir du principe de la non-violation de l’autonomie individuelle137.

La position adoptée par la Cour colombienne nous rappelle le cas américain de Wade Vs. Rue dans lequel Jeanne Wade, citoyenne américaine, a présenté un recours contre l’hôpital de Texas en raison de la réponse négative de cette organisation à sa demande d’avortement. Bien que les arguments de la demandeuse n’eussent pas été liés à des raisons médicales, et que, par conséquent, l’exigence d’un avortement eut été tout à fait contraire aux lois de l´état de Texas, la Cour fédérale s’est déclarée en faveur de Wade, en justifiant la suprématie du droit de « privacy » sur le droit possible à la vie de son enfant. La Cour affirmait que tandis que Wade était une personne au sens

136 Rodrigo UPRIMNY, “La fonction politique de la justice…” op.cit., p.235

137 Idem, p.236

69 constitutionnel (et par conséquent, porteuse des droits comme la privacy), son enfant n’existait pas encore selon les termes de la Constitution138.

L’on peut identifier ici des précédents d’interprétation qui servent aux tribunaux constitutionnels pour la défense des droits de la population non-protégée, voire des minorités dans la nation. Une des idées fondamentales des Constitutions comme la Constitution colombienne est celle de construire une architecture constitutionnelle qui garantisse à tous les citoyens, même aux groupes minoritaires, l’accès équitable aux droits. Cela constitue une possibilité pour les minorités de se rallier à l’exercice du pouvoir. Dans ce sens, le tribunal constitutionnel développe un rôle politique en tant que garant de ces dynamiques.

Il existe encore une autre fonction du pouvoir judiciaire colombien dans laquelle il possède un pouvoir d’intervention significatif en termes politiques : l’intervention dans la politique économique. Il est probable que ce point soit l’un des plus controversés à cause de la grande quantité de désaveux des actions du pouvoir judiciaire. L’argument principal est le manque d’expérience de la Cour sur les questions sujet financières.

Malgré ces accusations, la Cour a modifié par exemple le système de retraite pour étendre certains bénéfices aux groupes traditionnellement exclus. Elle a aussi empêché l’augmentation et l’expansion de la taxe sur la valeur ajoutée à des produits de première nécessité et elle a même ordonné l’indexation partielle des salaires des fonctionnaires139.

L’exemple le plus discuté a été l’intervention de la Cour dans la crise financière de 1999 au cours de laquelle les débiteurs d’hypothèques ont été très affectés. Pour la première fois dans l’histoire du pays, c’est la classe moyenne qui a rassemblé ses forces pour demander à l’État la défense des droits établis par la Constitution. Malgré cela, aucune réponse n’a été apportée. Ainsi les débiteurs ont utilisé la tutela de manière massive en recevant une réponse favorable de la part de la Cour Constitutionnelle, laquelle a ordonné la promulgation d’une nouvelle loi afin de réguler le financement de logements.

Finalement, il est possible d’identifier un dernier champ où la Cour a toujours eu un impact important dans la vie politique de la Colombie : la défense de la population

138 « Appeal from The United States District Court for The Northern District of Texas No. 70-18 », Argued: December 13, 1971, Decided: January 22, 1973, Legal Information Institute. Adresse URL http://www.law.cornell.edu/supct/html/historics/USSC_CR_0410_0113_ZS.html/

139 Rodrigo UPRIMNY, “La fonction politique de la justice…” op.cit., p.239

70 stigmatisée. Cela a été possible grâce à la tache de la Cour Constitutionnelle de transformer les recours individuelles en recours collectifs à travers des outils comme la déclaration d’état de choses inconstitutionnel140. C’est le cas de la situation des prisonniers, la Cour ayant demandé des mesures immédiates pour résoudre les problèmes d’encombrement des prisons141.

De même, le déplacement forcé provoqué par la violence du pays a reçu un traitement spécial de la part de la Cour. Il serait important d’approfondir la réflexion autour de ce sujet parce que la déclaration de l’état de choses inconstitutionnel pour les déplacés a eu des conséquences assez importantes sur la construction des politiques publiques dans le pays.

Étant déclaré comme une émergence sociale la Cour a reconnu le déplacement forcé comme l’un des phénomènes les plus complexes de la Colombie, car il reflète bien l’incapacité étatique à répondre à plusieurs problématiques : la possession du monopole de la force et de la violence, la protection de la propriété de la terre, la défense des groupes minoritaires comme les indigènes, entre autres.

Les déplacés sont les victimes les plus visibles dans le conflit armé : « La Colombie occupe la deuxième place dans le monde, par le nombre de déplacés internes, après le Soudan. Plus de trois millions de personnes ont été déplacées depuis 1985 »142. Bien que ce phénomène soit envisagé comme un crime contre l’humanité tant au niveau international que national143, le gré d’impunité en Colombie est très élevé.

C’est état de faits a poussé la Cour Constitutionnelle à se manifester contre les abus subis par les déplacés. Ainsi, l’on peut identifier deux types de jurisprudence concernant ce sujet :

Avant l’arrêt de tutelle T-025 du 2004, une jurisprudence générale sur le déplacement forcé.

Après cet arrêt, une période caractérisée par une riche jurisprudence qui prend en considération les catégories de victimes les plus faibles, comme les femmes chef de famille, les indiens, les afro colombien, les enfants et les handicapés déplacés, en adoptant un “enfoque diferencial”, c’est à dire une approche différenciée vis-à-vis de chaque type déplacement144.

140 Il s’agit d’une construction juridique ad hoc élaborée par le juge constitutionnel colombien qui est déclaré quand « Il y a une violation grave et constante des droits fondamentaux, qui implique plusieurs personnes et dont la résolution demande l’intervention de différentes institutions de l’Etat afin de chercher une solution à ces problèmes de caractère structurel. » Voir Cour Constitutionnelle. Arrêt T-025 du 2004.

141 Rodrigo UPRIMNY, “La fonction politique de la justice…” op.cit., p. 237-238

142 Marzia DALTO, “Le juge constitutionnel colombien vis-à-vis du déplacement forcé” Revista Derecho del Estado n.º 27, julio-diciembre de 2011, p.52

143 Le code pénal colombien stipule le déplacement comme un crime dans son article 159: “deportación, expulsión, traslado o desplazamiento forzado o de población civil”.

144 Marzia DALTO, op.cit., p.58

71 Avec cette production juridique, la Cour a obligé d’autres pouvoirs publics à réagir d’une forme plus claire face aux abus, le conflit durant, perpétrés contre les déplacés. Cela a impliqué la définition d’un cadre minime des droits que l’on doit garantir à cette population comme le droit à la résidence, à l’intégrité personnelle, au minimum vital145...

Afin de vérifier ci ces droits sont garantis par les institutions concernées, la Cour a créé aussi un système d’enquête pour contrôler les effets de ses décisions. Les instruments développés sont, entre autres, « des audiences spéciales auprès de la Cour afin d’écouter directement les victimes du déplacement forcé, à travers ses organisations, sur les avancés en matière des politiques publiques; l’adoption d’un système d’indicateurs pour évaluer ces politiques publiques en fonction de la garantie des droits effectifs; la promotion des processus de participation de la population déplacée et de la société civil dans la formation des politiques publiques; la création d’un salle de suite au déplacement forcé auprès de la Cour Constitutionnelle;

l’évaluation constante de le dépassement de l’ECI par une Commission crée ad hoc »

146.

Il faut ajouter que toute cette activité judiciaire est accompagnée d’une reconnaissance des énormes difficultés de gérer ce phénomène, ce qui fait que la Cour admette qu’il existe des limites d’intervention de la part des autorités publiques.

La question est donc : est-ce que toutes ces actions ont modifié d’une certaine manière les conditions de la population déplacée ? Paradoxalement, pendant que la Cour défend les droits sociaux des déplacés, les chiffres de déplacement augmentent. L’on peut trouver une explication de cela au fait que le pouvoir judiciaire, en tant que constructeur des politiques publiques, manque d’un appareil d’application de ses décisions et aussi d’une autonomie financière pour mettre en marche ses propositions.

Comme le souligne Marzia DALTO «Tant que la Colombie enregistrera des violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire, la Cour Constitutionnelle ne pourra que suivre dans le cadre de ses compétences, en tant qu’acteur régulateur des politiques publiques » 147.

Dans ce sens, le rôle assumé par la Cour Constitutionnelle est positif en tant qu’il occupe les vides laissés par les autres pouvoirs, mais il est limité car il s’agit d’un

145 Idem, p.62

146 Ibid.

147 Idem, p.68

72 rôle extraconstitutionnel pour lequel la Cour ne possède pas les moyens suffisants.

Comment la Constitution de 1991 a-t-elle permis ou empêché l’activisme judiciaire de la Cour Constitutionnelle colombienne ?

3.2 Le rôle de la Constitution de 1991 et le néo-constitutionnalisme en Amérique