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La Cour Constitutionnelle Colombienne : un gouvernement de juges ?

3. La Cour Constitutionnelle comme un acteur politique

3.3 La Cour Constitutionnelle Colombienne : un gouvernement de juges ?

L’indépendance judiciaire est une condition actuelle pour que les régimes politiques puissent se dire démocratiques. C’est là le résultat de se représenter le pouvoir judiciaire comme un contrepouvoir capable de défendre la Constitution et d’arrêter les abus des autres pouvoirs publics.

Malgré l’existence de cet accord tacite, deux visions sur la fonction du pouvoir judiciaire persistent depuis toujours : d’un côté la vision française ou défiance par rapport au troisième pouvoir à cause d’une émergence possible du gouvernement des juges, et de l’autre, la vision nord-américaine où les juges sont une troisième force au même titre que le président et les parlementaires167.

Selon Carolina Guevara, pour la tradition française le pouvoir judiciaire a représenté, à l’époque de la révolution, l’oppression car il était vu comme le bras droit de la monarchie. De plus, on peut souligner que la Constitution française de 1958 ne reconnaît pas le titre de « pouvoir » mais « d’autorité » judiciaire pour se référer aux juges, position particulière qui est d’envisager les tribunaux comme d’organes capables d’impartir justice mais qui, quant au pouvoir démocratique, ne possèdent pas la même hiérarchie que le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif168.

166 Alejandro ORDOÑEZ MALDONADO, « La ideología neo-constitucional y las transformaciones del Estado », Boletín 13 del Instituto de Estudios Constitucionales. Universidad Sergio Arboleda, 2008, p.13-14.

167 Carolina GUEVARA, op.cit., p.149-50.

168 Michel TROPER, « Le pouvoir judiciaire et la démocratie », European Journal of legal Studies Vol. 1, No. 2, p. 1-16 Adresse URL http://www.ejls.eu/2/32FR.pdf.

80 Il faut ajouter que c’est Edouard Lambert qui donne naissance au concept de gouvernement des juges en 1921, faisant référence a l’abus du judiciaire quand il prend des décisions politiques à partir d’une interprétation particulière de la loi. Dans cette mesure, il est compréhensible que la Constitution française de 1958 ait établi que c’est le président de la république et non le tribunal constitutionnel qui doit faire office du garant principal de l’indépendance judiciaire169.

Dans le cas des États-Unis, la magistrature est imposée comme un pouvoir réel dont la fonction la plus importante est l’exercice d’un contre-pouvoir dans un cadre institutionnel des poids et contrepoids. Les juges ne sont pas subordonnés aux institutions politico-administratives, mais ils partagent le pouvoir en faisant état d’un système démocratique dans lequel aucune institution n’est prédominante, et cela à cause de l’interdépendance170.

En Colombie, le pouvoir judiciaire est organisé d’une telle façon que quatre institutions occupent le sommet de la hiérarchie : la Cour Constitutionnelle, le Conseil Supérieur de la Judicature, le Conseil d’État et la Cour Suprême de Justice. Les deux premières ne sont nées qu’avec la Constitution de 1991.

À partir de cete nouvelle Constitution, la Cour Constitutionnelle contrôle les lois et vérifie leur cohérence avec la Constitution en termes de procédure. Cependant, le rôle de la Cour a été plus remarquable en tant que défenseuse des droits et des principes démocratiques inclus à partir de 1991.

Selon Carolina Guevara, ceux qui soutiennent le rôle de la Cour Constitutionnelle, remarquent l’importance des certaines décisions dans les questions de droit constitutionnel. À titre d’exemple, on peut citer les suivantes : 1) le problème du multiculturalisme et le droit à la différence, 2) la possibilité d’exiger les droits sociaux ; 3) le « estado de cosas inconstitucional » et la protection du droit à la santé, 4) la protection des droits du travail171.

De l’autre côté, ceux qui se sont opposés au travail de la Cour pendant les dernières années, exposent les arguments suivants : 1) la Cour est consolidée comme un juge qui assume des compétences qui correspondent à tous les autres organes de l’État et elle le fait à l’encontre de la Constitution prétextant qu’elle est le garant constitutionnel suprême ; 2) le « estado de cosas inconstitucional » est une intrusion

169 Carolina GUEVARA, op.cit., p.150

170 Ibid.

171 Carolina GUEVARA. op.cit., p. 162

81 indue de la Cour dans les politiques publiques, dans le management du budget et dans la volonté politique du Congrès ; 3) la création du concept « bloque de constitucionalidad

» a introduit incertitude et imprécision dans l’exercice du contrôle constitutionnel ; 4) la proximité entre la Constitution et la politique peut entraîner une confusion du rôle de la Cour et une invasion du rôle des parlementaires ; 5) l’évolution de la jurisprudence et l’augmentation imperceptible des compétences de contrôle peuvent transformer cet acteur judiciaire en un acteur politique172.

Avec ces deux positions opposées il faut alors se poser la question : est-ce que la Colombie est face à un gouvernement des juges ? Et s’il existe, est-ce qu’il s’agit d’une condition contraire à la démocratie ou est-ce que l’existence d’un « pouvoir » judiciaire peut être compatible avec les principes démocratiques ?

Selon Germán Alfonso López « cette expression vient des États-Unis en 1903, quand le président Roosevelt a critiqué l’intervention législative des juges dans la vie économique. Il se référait au pouvoir des juges d’écarter la loi et d’en donner une interprétation irresponsable. Il accusait également ces derniers de s’être auto-attribué ce rôle de législateur » 173.

Par contre, l’origine théorique du concept du gouvernement des juges se trouve chez Edouard Lambert –comme on l’a déjà mentionné- qui a repris cette idée pour en faire une théorie applicable à l’Europe à travers son ouvrage Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis. L’expérience américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois.

Ce concept possède principalement quatre caractéristiques :

1) Les juges gouvernent parce qu’ils disposent d’une partie du pouvoir législatif : Hans Kelsen estimait que si les juges peuvent rejeter une loi, cela signifie qu’ils ont également un pouvoir législatif : ce sont des législateurs cadre-négatifs.

2) Les juges ont le pouvoir d’utiliser des contrôles de constitutionnalité.

3) Les juges ont la possibilité d’appliquer des principes vagues.

4) les juges vont à l’encontre de la volonté du législateur (« avec cinq votes contre quatre, la Cour peut mettre en échec l’application votée par les représentants élus de la nation »174.

172 Idem p. 162-163

173Germán Alfonso LÓPEZ, « Le juge constitutionnel colombien, législateur-cadre positif: un gouvernement des juges? », Opinión Jurídica, Vol. 9, No. 18, Universidad de Medellín, julio-diciembre 2010.

174 Idem, op.cit.,

82 Il faut ajouter que Lambert a écrit son ouvrage dans un moment historique, quand la Cour Suprême des États-Unis s’opposait aux changements sociaux et politiques fondamentaux de l’époque à tel point qu’elle était considérée comme conservatrice. Ainsi Lambert nommait les juges de la Cour d’« aristocratie judiciaire » exprimant par là l’impuissance du pouvoir législatif à introduire les normes créées par eux-mêmes175.

D’après Cesare Pinelli, à l’époque de Lambert :

On était dans la plénitude de la Lochner era (1905-1937), ainsi nommée par une décision qui déclara inconstitutionnelle une loi de l’État de New York limitant à 10 heures la durée journalière de travail dans les boulangeries. On a calculé que, pendant cette période, la Cour Suprême démolit 170 statuts de la Fédération et des États-membres régulant la concurrence et le travail en vue de la tutelle de la propriété privée176.

De cette façon, le concept du gouvernement des juges a été créé dans un moment où le pouvoir judiciaire américain était devenu un obstacle pour le développement social et politique à cause de son attachement à une vision traditionnelle du droit. La définition a eu alors une connotation indiscutablement négative. Mais aujourd’hui, les tribunaux constitutionnels jouent un rôle tout à fait différent en tant que garants des nouveaux droits sociaux insérés dans les constitutions du XXIe siècle. Alors, pourrait-on considérer le gouvernement des juges –né à partir des quatre caractéristiques annoncées auparavant– comme un concept nécessairement négatif pour la démocratie ?

Au niveau théorique, on peut justifier de deux manières les décisions du pouvoir judiciaire comme décisions démocratiques : tout d’abord, il est possible d’affirmer que les juges prennent leurs décisions au nom du peuple ; on peut dire ensuite que la définition classique de démocratie a évolué, incorporant aujourd’hui les institutions qui ne sont pas élues par le vote comme des institutions démocratiques, tout simplement parce qu’elles aussi défendent l’Etat de droit177.

Par rapport au premier argument, les auteurs qui défendent cette position affirment que « les juges forment une institution démocratique, parce que la démocratie n’exige pas que le peuple exerce le pouvoir par lui-même ou par des représentants élus.

Il suffit qu’il soit exercé par délégation et cette délégation n’est pas nécessairement explicite »178. Ainsi, cette justification est possible grâce à un changement de la

175 Cesare PINELLI, « Gouvernement des juges. Une petite histoire du terme », Universitatea Mihail Kogalniceanu, 2012, p. 1-4. Adresse URL

http://www.umk.ro/images/documente/publicatii/masarotunda2009/13_gouvernement.pdf

176 Ibid.

177 Michel TROPER op.cit.

178 Ibid.

83 définition de démocratie, selon laquelle ce n’est plus le peuple ni ses représentants qui prennent les décisions, mais « un pouvoir exercé au nom du peuple par des représentants dont certains seulement sont élus» 179 . Bien que cet argument soit valide au niveau théorique, au niveau politique il n’est pas accepté en raison de la négation du peuple comme souverain du pouvoir, ce qui est à la base de toutes les constitutions modernes.

Par rapport au second argument, les défenseurs affirment que la démocratie n’est pas le pouvoir du peuple, mais un ensemble de principes: L’état de droit. Ainsi, la volonté du peuple peut se manifester à travers la majorité mais aussi à travers des principes fondamentaux différents qui sont assurés par les juges. Pour Michel Troper, cette position engendre plusieurs difficultés : en premier lieu, la définition implique « de considérer comme démocratique un despotisme éclairé qui respecterait les droits fondamentaux » 180.

En second lieu, lorsque les juges imposent le respect aux droits fondamentaux inscrits dans la Constitution de manière exclusive ce qui est garanti c’est la suprématie de la Constitution et non l’État de droit. En revanche, « s’ils garantissent tous les droits fondamentaux qu’ils soient ou non inscrits dans la constitution, en raison de leur valeur intrinsèque, alors l'Etat de droit n’est pas un Etat constitutionnel » 181.

Finalement, il faut prendre en compte que les juges déterminent de manière discrétionnaire tant la liste que les contenus des droits fondamentaux en remplaçant la démocratie par un gouvernement des juges.

De cette façon, les arguments théoriques en faveur du pouvoir judiciaire comme élément essentiel dans les démocraties ne sont pas tout à fait suffisants pour expliquer pourquoi des pays comme la Colombie donnent un rôle prépondérant au tribunal constitutionnel. En s’attachant à la définition classique de démocratie, c'est-à-dire, « un système dans lequel le pouvoir est exercé exclusivement au moyen de règles générales adoptées par le peuple lui même ou ses représentants élus »182 on ne trouvera pas des réponses adéquates pour la compréhension car la réalité colombienne est très complexe ; l’attachement historique aux institutions formelles n’a pas toujours été synonyme de réussite d’une société plus démocratique. En revanche, les solutions trouvées en dehors des institutions, ont parfois donné des résultats plus positifs au niveau politique.

179 Idem, p.14.

180 Idem, p.14.

181 Idem, p.15.

182 Idem, p.15.

84 Si l’on s'en tient aux définitions données auparavant sur ce qu’est un gouvernement des juges, il est possible de se représenter la Colombie comme un pays qui exerce un gouvernement des juges. L’on se demande alors pourquoi les décisions des juges colombiens sont bien reçues par la population, si elles ne sont prises de manière démocratique ?

On pourrait répondre à cette question en prenant en compte certains éléments : en premier lieu, l’inclusion des droits sociaux et de nouveaux mécanismes de participation dans la Constitution de 1991 qui ont, en même temps, multiplié les espaces et les moments où la Cour doit protéger la Constitution, défini par elle-même comme la Norme de Normes.

En second lieu, actuellement le rôle des juges est plus dynamique et plus politique, surtout dans les pays émergents, puisque, d’un côté la séparation entre la politique ordinaire et la politique constitutionnelle n’est pas claire et, de l’autre, les parlements ne sont pas des organes qui représentent vraiment la société mais des élites politiques qui cherchent des bénéfices particuliers. Dans cette mesure, la population s’identifie plus avec une institution comme la Cour qui défend ses droits, même si cette défense implique l’infraction des limites constitutionnelles183.

Cette situation donne une sorte de légitimité populaire aux actions de la Cour en lui permettant de prendre certaines décisions discutables qui peuvent subsister. Comme l’a dit Germán López, « le juge constitutionnel se transforme en créateur conscient de ses règles constitutionnelles ; il n’est plus un simple exécuteur et l’utilisation de la Constitution est à la portée de tous les citoyens »184.

L’on peut donc considérer le rôle développé par la Cour colombienne comme étant positif grâce à sa tâche comme contrepouvoir face à un Congrès absent et incapable de répondre aux demandes sociales, et à un gouvernement traditionnellement fort qui a reproduit des institutions comme le caudillisme et le personnalisme politique, deux phénomènes qui menacent encore le système démocratique.

Par contre, le risque de devenir un pays où le pouvoir judiciaire et plus légitime en termes démocratiques que le gouvernement élu de manière populaire est toujours présent. Cet état de fait nous invite ainsi à analyser les risques et les avantages d’une judiciarisation de la politique dans le cas colombien.

183 David LANDAU, “Instituciones políticas y función judicial en Derecho Constitucional Comparado”.

Revista de Economía Institucional, vol. 13, n.º 24, primer semestre/2011, p. 18

184 Germán LÓPEZ, op.cit.

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