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2. Le système politique colombien : une explication du pouvoir de la Cour

2.1. La tradition politique de Colombie

2.1.2 Le mouvement de “la séptima papeleta”

Pour mieux comprendre l’origine de la Constitution politique de 1991 et, dès lors, la création des nouvelles institutions comme la Cour Constitutionnelle, il faut approfondir un des épisodes les plus dramatiques de la Colombie, mais aussi un des plus fructueux de notre histoire en termes politiques et juridiques.

L’ambiance politique interne qui peut expliquer l’émergence du mouvement de la séptima papeleta est assez complexe: trois candidats présidentiels ayant été tués, les narcotrafiquants ont infiltré presque toutes les institutions du pays, la corruption administrative et l’inefficacité étatique pour réguler les rapports sociaux faisaient quotidiennement la une des journaux72.

Au niveau externe, les jeunes colombiens vivaient à travers les médias des changements historiques comme la chute du mur de Berlin et ils étaient témoins de l’émergence de la mondialisation et aussi du modèle économique néolibéral qui

70 Andrés DÁVILA, op. cit., p.36.

71 PNUD “Colombia, un callejón con salida” Informe Nacional de Desarrollo Humano, 2003.

72 “Los estudiantes de la séptima papeleta” Revista Semana, 6 de marzo de 2010. Adresse URL http://www.semana.com/nacion/estudiantes-septima-papeleta/135928-3.aspx

42 promettaient le dépassement de tous les problèmes provoqués par le modèle de substitution d’importations73.

Cet était de fait a donné naissance à un mouvement des étudiants des universités – d’abord privés et ensuite publiques– à la recherche d’un changement politique définitif pour le pays. Au début, les objectifs n’étaient pas bien définis. Il s’agissait alors des jeunes déçus et las de la violence du narcotrafic et de l’assassinat systématique de tous les leaders politiques qui pensaient d’une manière différente ou qui proposaient des alternatives politiques au conflit74.

La première mesure visible du mouvement des jeunes a été la marche du silence.

Cet événement qui a eu lieu le 25 août 1989 voulait manifester le rejet des étudiants universitaires de la violence, de l’assassinat du candidat présidentiel Luis Carlos Galán, celui qui avait les plus grandes chances de remporter les élections.

À une époque où la société avait une peur permanente des actions violentes provoquées par le narcotrafic et les groupes armés illégaux, les étudiants ont décidé de rompre le silence, d’exiger le changement et de montrer que l’union des citoyens peut modifier l’avenir, voire des pays comme la Colombie.

La marche a réuni 25 000 jeunes de différentes universités publiques et privées unies par première fois par un objectif commun, dans un pays où les changements générationnels sont vécus par les élites et, par conséquent, où l’exclusion et les différences sociales sont assez marquées.

Paradoxalement, le silence absolu pendant le parcours de la marche est devenu la voix de protestation. Les commerçants potentiellement affectés par la protestation n’ont pas fermé leurs magasins, la force publique n’a pas menacé les ceux qui marchaient, les familles colombiennes et les hommes politiques se demandaient quelle allait être le dénouement de cette manifestation et ses suites, pensant que les idées de ces jeunes pouvaient avoir un écho important75.

73 Fernando CARRILLO FLÓREZ “Capítulo V: La séptima papeleta o el origen de la Constitución de 1991” in Fernando CEPEDA ULLOA, (Ed.), Fortalezas de Colombia, Bogotá, Ariel y BID, 2004. p.112

74 Ce le cas de l’Unión Patriótica, le parti politique qui est né comme le bras politique des FARC ou le parti communiste colombien, lesquels ont subi les pires conséquences de la campagne d’extermination de la part des groupes paramilitaires. Selon Daniel Pécaut, 1500 des ses cadres et militants étant assassinés.

Voir Daniel PÉCAUT, « Présent, passé, futur de la violence » in BLANQUER, Jean-Michel et GROS Christian. La Colombie A l’aube du troisième millénaire, Édition de l’IHEAL, Paris, 1996. p.35

75 Témoignage de Jorge ORJUELA, étudiant de l’Universidad del Rosario. “Marcha del silencio”

Fundación Séptima Papeleta. Adresse URL http://fundacionseptimapapeleta.wordpress.com/marcha-del-silencio/

43 La marche a terminé dans le cimetière central comme symbole du rejet aux mortes des années précédentes. À la fin de la manifestation, les leaders estudiantins ont manifesté publiquement leur compromis de produire des propositions de changement afin de réussir la rédaction d’une nouvelle Constitution.

Après cette première victoire, les jeunes ont formé des tables rondes afin de discuter les thèmes qu’ils envisageaient comme les points cruciaux de la crise. Ces discussions ont été concrétisées avec la publication d’une circulaire contenant toutes les thématiques ponctuelles dont le gouvernement devait tenir compte pour transformer le panorama de l’époque. À partir de ce moment-là, le mouvement des étudiants avait pour but principal la réalisation d’un référendum afin de changer la Constitution.

Il faut ajouter que la Constitution de 1886 n’avait pas des clauses pour changer la Constitution même. L’article 218 constitutionnel stipulait : « La Constitución […]

solo podrá ser reformada por un acto legislativo discutido primeramente y aprobado por el Congreso en sus sesiones ordinarias »76. De plus, le plébiscite de 1957, réalisé sous la période de la Junte Militaire qui avait mené un coup d’État cette année-là, interdisait de faire des consultations populaires. D’après Fernando Carrillo, « Así había sido cerrada la válvula que de otro modo permitiría la realización de consultas al pueblo para propiciar los cambios institucionales »77.

Dans cette mesure, les changements devaient venir de la classe dirigeante, spécifiquement du Congrès, la seule organisation capable de convoquer une Assemblée Constituante. Pourtant les étudiants reconnaissaient l’absence de volonté politique pour promouvoir des politiques favorables à la collectivité. De plus, les partis politiques ne jouaient plus leur rôle de « charnière » entre la société et le gouvernement.

Aussi leur proposition se faisait de plus en plus précise : la formation d’une Assemblée Constituante afin de rédiger une nouvelle Constitution politique, c’est-à-dire de nouvelles règles de jeu garantissant l’inclusion de toute la société colombienne et le respect pour l’État de droit.

Depuis 1985, il existait déjà des propositions de ce type. Les groupes armés comme l’Ejército de Liberación Nacional (ELP) ou le Movimiento 19 de abril (M-19) avaient exigé dans ce processus de démobilisation la convocation à un Assemblée78. Néanmoins, la difficulté était le mécanisme de convocation puisque, comme je l’ai dit,

76 Jaime ANGULO BOSSA, La séptima papeleta: el país opinó, el país la aceptó, Bogotá, Consejo nacional electoral, 1991.

77 Fernando CARRILLO FLÓREZ, op. cit., p.115

78 “Los estudiantes de la séptima papeleta” op.cit.

44 la Constitution de 1886 ne contenait pas de clause pour que le peuple puisse exprimer son désir d’une nouvelle Constitution.

La nouveauté du mouvement d’étudiants était alors la proposition d’une forme alternative hors l’institutionnalité pour rendre possible une Assemblée. Camilo Rodríguez, étudiant à l’Universidad del Rosario à l’époque s’exprimait de la manière suivante :

…nosotros hemos decidido saltar esa instancia partidista y llegar directamente al Estado para reformarlo, de todas maneras el Estado no es otra cosa que la forma como la sociedad ha querido estar en un determinado momento. Nosotros pretendemos cambiar esa forma, y darle una verdadera eficacia, de modo que exista una participación directa de los ciudadanos en las decisiones fundamentales79.

Ces intentions de changement furent canalisées à travers une idée assez simple : l’inclusion d’un septième bulletin de vote (papeleta) pour la journée électorale du 11 mars 1990, au cours de laquelle auraient lieu les élections locales et parlementaires. Si les six premiers bulletins permettaient l’élection de quelques postes publics, la septième serait la manifestation de la population « pour » ou « contre » la réalisation d’une Assemblée Constituante.

Cette idée a donné le nom de séptima papeleta au groupe d’étudiants qui proposaient cette initiative. Celle-ci n’avait pas le soutien des institutions formelles, raison pour laquelle les papeletas furent faites par les étudiants mêmes, et publiées par les journaux les plus importants des villes, afin de les déposer dans les urnes le jour de l’élection.

Petit à petit, l’initiative a reçu le soutien des médias, des intellectuels et d’hommes politiques comme Carlos Pizarro, leader du parti politique UP et candidat présidentiel aux élections de 1990.

Les votations de mars de 1990 ont été une grande victoire pour la société colombienne : la séptima papeleta a obtenu deux millions de votes en faveur du changement80. Cependant le problème était que ce vote était symbolique parce qu’il ne faisait pas part des votations officielles et, par conséquent, les votes ne seraient pas comptés par la Registraduría Nacional del Estado Civil.

Néanmoins, le but était de démontrer au gouvernement qui la population voulait un nouveau texte, une nouvelle interprétation de la réalité du pays, et ce fait devait être

79 “Marcha del silencio” op.cit.

80 Jaime ANGULO BOSSA, op.cit., p.13.

45 plus important que l’absence de mécanismes de participation stipulés par une constitution incapable de refléter l’esprit de la Colombie.

La violence a continué après la votation. Carlos Pizarro et Bernardo Jaramillo ont été tués rejoignant la liste de candidats présidentiels assassinés. Par contre, l’augmentation de la violence s’est traduite par l’augmentation de l’indignation et de la perception positive en faveur de la création d’une Assemblée Constituante.

De cette façon, le président de l’époque, Virgilio Barco, a décidé d’inclure dans les élections présidentielles de mai 1990, un vote officiel additionnel en demandant au peuple s’il était d’accord ou non sur la constitution d’une Assemblée Constituante.

Le texte était le suivant :

Para fortalecer la democracia participativa, vota por la convocatoria a una Asamblea Nacional con representación de las fuerzas sociales, políticas y regionales de la nación, integrada democrática y popularmente para reformar la constitución política de Colombia ?

Si No

Le « oui » l’a emporté largement81.

Le gouvernement a alors rédige le décret législatif 1926 afin de convoquer des élections et d’élire les membres de l’Assemblée. L’argument central du décret s’appuyait sur la capacité du constituant primaire de décider du destin de la Constitution, peu importait les lois antérieures. Le décret affirmait que « la Nación es la depositaria de la soberanía a términos del artículo 2o. [de la Constitution] y que ella puede ejercer su poder cuando a bien lo tenga para lo cual no empece el artículo 13 del plebiscito de primero de diciembre de 1957 que consagró un principio contrario pero modificable por el mismo constituyente primario »82.

Le pas suivant devait être la déclaration de constitutionnalité de la part de la Cour Suprême de Justice qui a joue un rôle fondamental dans le panorama politique de l’époque. Grâce au nombre de votes en faveur d’une Assemblée Constituante, la Cour a validé cette votation comme l’expression du pouvoir constituant qui ne pouvait être dénié par la Constitution en vigueur83.

La justification de la décision de la Cour a résidé dans l’article 2 constitutionnel qui affirmait que la souveraineté réside essentiellement et exclusivement dans la nation, et que, de cette dernière émanent tous les pouvoirs publics. À partir de là, la Cour s’est

81 Selon la fondation la Séptima Papeleta, le 86% de votes ont été favorables à l’Assemblée.

82 Jaime ANGULO BOSSA, op.cit.

83 “Marcha del silencio” op.cit.

46 manifestée dans la décision de la manière suivante : « Como la nación colombiana es el constituyente primario, puede en cualquier tiempo darse una Constitución distinta a la vigente hasta entonces sin sujetarse a los requisitos que esta consagraba. De lo contrario, se llegaría a muchos absurdos”84.

Le 9 décembre 1990, le peuple a élu les 70 délégataires qui avaient la difficile tâche de rédiger une Nouvelle Constitution. La composition de l’Assemblée a été assez diverse, les leaders de toutes les positions politiques et idéologiques étaient présents.

Cette diversité a garanti d’une certaine manière l’inclusion de tous les groupes qui avaient été écartés du centre de pouvoir et qui voulaient proposer une nouvelle vision du pays.

Ainsi, le 4 juillet 1991, les trois présidents de l’Assemblée Constituante –chacun d’un courant politique différent– ont déclaré la Nouvelle Constitution politique de Colombie en démontrant que, malgré l’inexistence d’articles constitutionnels en faveur de la possibilité de former une Assemblée constituante, le peuple comme souverain du pouvoir et, par conséquent, comme constituant primaire, devait toujours avoir le dernier mot.

Avec la Constitution de 1991, la Cour Constitutionnelle est perçue comme l’organe capable de défendre le consensus réussi à l’époque de la rédaction. Par conséquent, selon Oscar Ortiz, membre du mouvement séptima papeleta, n’importe quelle attaque à la Cour est vue comme une attaque à l’accord de la société colombienne réalisé à un moment historique du pays85.