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3. La Cour Constitutionnelle comme un acteur politique

3.4 Judiciarisation du système politique : risques et avantages

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86 coexiste avec des normes informelles dictées par des puissances privatisées qui gouvernent de facto ces régions187. En tenant compte de ce contexte, il est plus facile de comprendre l’émergence de la judiciarisation en Amérique latine, car l’incapacité étatique d’assurer les droits a contribué a produire des vides qui ont été remplis par des institutions historiquement éloignées du peuple comme les tribunaux constitutionnels.

D’ailleurs, il y a d’autres raisons pour expliquer la judiciarisation dans la région.

D’une part, la crise de représentation a produit un désenchantement de la politique comme réponse effective aux demandes de la population. Le pouvoir judiciaire doit en effet répondre chaque fois plus aux exigences qui ne sont pas prises en compte ni par les parlements ni par les gouvernements188. D’autre part, bien que l’État de droit soit faible, il existe, précisément pour cela, une volonté de renforcer le pouvoir judiciaire et de garantir son indépendance afin de donner l’impression d’avancer dans la construction des États plus respectueux des exigences démocratiques actuelles, dont l’existence des juges indépendants et actifs pour la défense des droits humaines189.

L’on peut ajouter à ce panorama une longue liste de droits fondamentaux dans les Constitutions politiques, ce qui rend possible une interprétation des normes plus abstraite et plus générale. Cette condition a favorisé le renforcement de la judiciarisation car les juges peuvent justifier plus facilement leurs décisions au nom de la défense des droits. Dans ce sens, Uprimny remarque l’existence d’une judiciarisation « d’en haut » et d’une judiciarisation « d’en bas ».

La première résulte de la faculté des tribunaux constitutionnels d’invalider des décisions législatives à partir de l’interprétation des normes constitutionnelles liées aux droits fondamentaux. Cette interprétation est essentiellement générale, ce qui permet l’intervention du pouvoir judiciaire sur le politique. En revanche, la judiciarisation

« d’en bas » surgit à cause de la mobilisation sociale des citoyens qui présentent leurs requêtes aux tribunaux afin de recevoir une réponse favorable a leur intérêts190.

Toutes ces conditions ont favorisé l’émergence de la judiciarisation dans le contexte latino-américain. Par contre, il y a d’autres conditions propres au cas colombien qui expliquent encore mieux le renforcement de ce phénomène dans le pays.

La première d’entre elles est la facilité d’accès à la justice constitutionnelle à travers le

187 Idem p.208-211

188 Rodrigo UPRIMNY, op.cit., “La fonction politique de la justice…” p. 241.

189 Idem, p.242

190 Idem, p.242-243

87 mécanisme de la tutela ; les citoyens utilisent beaucoup plus cet outil qu’ils n’ont recours à leurs représentants au Congrès191.

Outre cela, la culture juridique traditionnelle en Colombie facilite l’activisme des juges car, comme on l’a déjà vu, il existe depuis longtemps une tradition de contrôle constitutionnel et d’ailleurs les arrêts judiciaires sont généralement respectés. Cette culture s’est consolidée davantage encore avec la délégitimation croissante du Congrès, menaçant les rapports entre les pouvoirs publics. D’après Uprimny, « ce qui se passe, ce n’est pas tellement que la Cour se confronte avec les autres pouvoirs mais qu’elle occupe des espaces vides libérés par ces derniers » 192.

Il faut ajouter l’inexistence d’une vraie tradition de créer des mouvements sociaux capables d’avoir un impact sur la vie politique du pays, probablement à cause de la permanence du conflit armé qui augmente les risques de participer de manière publique. Ce fait a favorisé l’accroissement des actions individuelles comme la tutela193.

Étant donné ces conditions particulières, ajoutées à d’autres propres de l’Amérique latine, la Cour Constitutionnelle colombienne a réussi à remplir une fonction d’organe qui contrôle les abus du pouvoir exécutif et de à construire des normes pertinentes pour résoudre les fléaux de la société.

La Cour même a déclaré :

Las dificultades derivadas del crecimiento desbordante del poder ejecutivo en el Estado intervencionista y de la pérdida de liderazgo político del órgano legislativo deben ser recompensadas en la democracia constitucional, con el fortalecimiento del poder judicial, dotado por excelencia de la capacidad del control y defensa del orden institucional. Sólo de esta manera puede lograrse un verdadero equilibrio y colaboración entre los poderes; de lo contrario, predominará el poder ejecutivo194.

Il y a donc trois fonctions spécifiques où la Cour a occupé le lieu correspondant au pouvoir législatif : la première c’est la présentation des politiques publiques quand elle a introduit des thèmes ignorés par les autres pouvoirs mais qui, selon la Cour, doivent faire part du débat public. C’est le cas du système d’hypothèques vers la fin des années 1990, quand le pays a subi un des crises financières les plus graves de l’histoire récente en augmentant les taux d’intérêt des hypothèques. À ce moment-là, le gouvernement et le Congrès n’avaient donné aucune réponse aux citoyens qui perdaient

191 Idem, p. 243-244

192 Idem, p.244

193 Ibid

194 Cour Constitutionnelle colombienne, arrêt T-406 1992

88 leurs logements à cause de la crise. C’est pourquoi la Cour a décidé d’y répondre à travers les arrêts C-252 1998, C-383 1999 et C-747 1999195.

La deuxième fonction que la Cour accomplit comme substitut du législatif c’est qu’elle supervise les initiatives politiques du premier degré. Ce qui est, par exemple, possible à travers la déclaration de l’état de choses inconstitutionnel dans certains problèmes comme le déplacement forcé ou le service de la santé196.

Finalement, la Cour occupe l’espace du Congrès lorsqu’elle devient un contrepoids pour le pouvoir exécutif. C’est précisément le cas de notre recherche qui montre bien comment la Cour peut déclarer l’inconstitutionnalité d’un acte législatif si elle considère qu’il existe des déséquilibres de pouvoir en faveur du gouvernement.

C’est pourquoi le rôle accompli par la Cour Constitutionnelle colombienne est d’une telle importance quant à l’équilibre de pouvoirs et que ses actions représentent un bénéfice pour la stabilité du pays. Ainsi, il n’est pas possible d’appliquer la théorie constitutionnelle traditionnelle pour expliquer l’activité judiciaire de la Cour, car la Colombie serait qualifiée comme un gouvernement de juges, en faisant fi des avantages sociaux et politiques obtenus à partir de l’intervention active du tribunal constitutionnel en faveur des droits fondamentaux et du respect par la Constitution de 1991.

David Landau est celui qui a mieux expliqué les raisons pour lesquelles on doit tenir compte les différences entre l’Amérique latine et les États-Unis ou l’Europe quant au rôle du pouvoir judiciaire. En premier lieu, la séparation entre la politique ordinaire et la politique constitutionnelle n’est pas claire dans le cas latino-américain ; comme le Congrès n’a pas la capacité ou la volonté politique de créer des lois qui favorisent la résolution des problèmes du pays, les constitutions latino-américaines sont devenues des documents qui cherchent la transformation des conditions défavorables à travers l’inclusion de toutes les dispositions politiques, économiques et sociales nécessaires pour garantir le développement de la société. Autrement dit, le manque de confiance de la population face à ces représentants a provoqué une tendance à remplacer la loi ordinaire en tant que régulatrice de la vie quotidienne par une Constitution assez large où les droits des citoyens soient assurés grâce a la suprématie du texte constitutionnel197. En second lieu, il n’existe pas dans notre cas de culture constitutionnaliste suffisamment diffusée, ce qui est met en évidence étant donné l’absence de débats

195 David LANDAU op.cit., p.51-52

196 Idem, p.56

197 Idem, p. 19-20

89 publics où les principes constitutionnels sont le centre de discussion. Bien que le cas colombien s’éloigne un peu de cette condition grâce à sa tradition fortement juridique, il est vrai que les citoyens ordinaires ne connaissent pas toujours tous les éléments contenus dans la Constitution afin de les mettre en question ou de les défendre. Cela s’explique par l’habitude d’ignorer ou même d’enfreindre la Constitution tout au long de l’histoire latino-américaine. La population est habituée à accepter les changements constitutionnels réalisés par ses gouvernants en faveur des intérêts particuliers198.

La dernière raison pour laquelle il n’est pas approprié d’appliquer de la même manière la doctrine constitutionnelle traditionnelle au cas latino-américain c’est l’incohérence des corps législatifs dans leur fonction de représenter les besoins et les désirs de la population. Tandis que dans les démocraties développées il y a eu un renforcement parallèle des partis qui sont devenus aussi solides, les nouvelles démocraties ont subi d’une désinstitutionalisation très forte de la part des partis politiques. Ces derniers ne sont pas des canaux de communication entre la société et les gouvernants, mais plutôt des organisations qui servent les intérêts des leaders locaux, s’écartant par-là même encore plus de la société civile.

Ces conditions spécifiques de la région doivent nous aider à comprendre pourquoi le fait d’avoir un pouvoir judiciaire capable de remplacer le lieu du parlement ne peut pas être vu comme un fait contraire à la démocratie moderne, mais comme une stratégie propre des pays aux institutions faibles afin de garantir, plus ou moins, l’équilibre de pouvoirs. Cependant la construction de cette stratégie rend autant de bénéfices que de risques.

3.4.1Les risques de la judiciarisation du politique

Tout d’abord, il est évident que le remplacement du pouvoir législatif par le pouvoir judiciaire provoque une délégitimation encore plus grande du parlement comme institution représentative du peuple. De plus, les normes fixées par le Congrès n’ont d’importance ni juridique ni politique, car les principes et les valeurs constitutionnels remplacent cela.

Ensuite, il faut reconnaitre une « moralisation » du droit qui met en péril sa neutralité. A ce sujet, R. Dworkin considère qu’à partir de la nouvelle tâche de la Constitution, c’est elle qui détermine la moral sociale ; le juge remplace le politique, et

198 Idem, p.22

90 remplace même le prêtre199. Bien que l’affirmation puisse paraître un peu exagérée, il faut reconnaitre que l’inclusion des nouveaux droits sociaux, principes et valeurs spécifiques de la Constitution, a orienté le droit vers une vision assez spécifique de ce que doit être la démocratie dans chaque pays.

Un autre risque de la judiciarisation est l’alourdissement de l’appareil judiciaire à cause de la quantité de demandes de la part de la société, qui ne cherche plus les auprès de ses représentants élus par le vote de réponse à ses difficultés quotidiennes. À partir de la résolution de certaines demandes collectives de la part de la Cour s’est produite une sorte de croyance en faveur du pouvoir judiciaire dans sa totalité comme étant un pouvoir tout puissant. Cela entraîne la construction de deux types de réponse judiciaires. Selon Uprimny, il s’est formé « un contraste entre une justice très visible, qui résout peu de cas mais de manière spectaculaire, et une justice invisible, qui traite de la grande majorité des affaires, mais qui a tendance à la routinisation, ce qui se manifeste par un traitement inefficient et inéquitable des affaires »200. Les difficultés du système judiciaire sont ainsi cachées par les interventions exceptionnelles de la Cour Constitutionnelle.

L’on peut ajouter à cette liste de risques une politisation des affaires judiciaires très négative pour la démocratie. Cela en raison de l’instrumentalisation des espaces judiciaires comme des espaces de lutte des intérêts politiques où le droit devient une exception et non la règle générale reconnue par la communauté. Cette situation provoque une méfiance des décisions judiciaires qui compromet la légitimité de l’administration de la justice201.

Enfin on peut souligner le détriment du débat public entraîné par la résolution individuelle des cas problématiques à travers la tutela : comme les citoyens reçoivent une solution effective à leurs problèmes particuliers, ils peuvent se détourner de la démarche collective pour résoudre les problèmes structurels du pays. Ainsi la participation politique perd son importance : « l’usage des recours judiciaires pour résoudre des problèmes sociaux peut donner l’impression que la solution aux difficultés politiques ne dépend pas de la participation démocratique mais de l’activité de juges providentiels » 202.

199 Alejandro ORDOÑEZ MALDONADO, op.cit., p.13

200 Rodrigo UPRIMNY op.cit., p.247

201 Idem, p. 247

202 Idem, p.248

91 Par contre, comme on l’a déjà expliqué, la judiciarisation a contribué à résoudre des situations de paralysie législative, ce qui montre qu’elle peut avoir certains avantages pour les systèmes politiques comme le système colombien.

3.4.2 Les potentialités de la judiciarisation du politique

La première chose à remarquer c’est que la Constitution politique de 1991 a donné une conception assez large des droits sociaux qui ont été bien protégés par la Cour Constitutionnelle, ce qui montre d’emblée un fort activisme en la matière. Cet activisme serait inutile si la Colombie avait des politiciens capables de défendre par eux-mêmes la Constitution. Il reste ainsi dans l’imaginaire collectif colombien l’idée que la Cour est la seule institution compétente pour développer le contenu progressiste de la Constitution de 1991203.

En partant de cette clarification, on peut souligner –avec Uprimny– une première vertu démocratique de la judiciarisation : la protection des droits de groupes minoritaires. Ainsi, en tant que protecteurs du sens progressiste constitutionnel, les juges construisent la légitimité démocratique qu’ils n’ont pas reçue par voie électorale.

En deuxième lieu, la paralysie du système politique –causée par des phénomènes comme la corruption ou le clientélisme– peut être surmontée grâce à l’intervention de la Cour Constitutionnelle qui est, au moins au niveau formel, un acteur externe de ce système politique.

En troisième lieu, la judiciarisation peut provoquer, paradoxalement, une certaine mobilisation sociale et politique lorsque les groupes qui ont été marginalisés historiquement interprètent les décisions judiciaires comme des moyens pour la défense active de leurs droits. Ainsi, la participation ou l’apathie politique, causées hypothétiquement par la judiciarisation seront-ils le résultat de la position adoptée par les citoyens qui se bénéficient des actions de la Cour Constitutionnelle204.

À partir de ces arguments, on peut comprendre que les actions judiciaires ne possèdent pas une valeur positive ou négative inhérente, mais que cette valeur dépende des effets politiques qu’elles provoquent dans la société. Dans le cas colombien, le bilan de l’action judiciaire de la Cour peut être qualifié de positif car elle a permis la récupération de la confiance des citoyens par la Constitution politique ainsi que

203 Idem, p.245

204 Idem, p. 245-248.

92 l’occupation de l’espace laissé par le parlement en tant qu’interlocuteur entre le gouvernement et la société.

Certaines questions restent à résoudre : ces nouvelles dynamiques politiques causées par l’activisme politique peuvent-elles transformer la définition de la