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Révolution théorique : le renversement des paradigmes selon Fraser 62

CHAPITRE 2 État de la question et cadre méthodologique 43

1. Une question dans tous ses états 43

1.3 La traduction des schèmes sonores 62

1.3.1 Révolution théorique : le renversement des paradigmes selon Fraser 62

À partir du modèle heuristique de Frye, Fraser (2007) propose de théoriser différents modes d’appréhension du son dans un cadre traductif, faisant valoir, à juste titre,

qu’aucun traductologue n’avait tenté de théoriser la traduction de schèmes sonores auparavant. Meschonnic avait bien proposé d’ériger le rythme comme principe de traduction en posant ce « rythme comme signifiance et signification » (1973, p. 425) et soutenu que : « [l]’hypothèse est que le rythme (à la fois prosodie et rythme, intensité, souffle et geste) est plus porteur de sens que le signifié lui-même » (ibid., p. 269-270). À son tour, Berman avait soulevé, dans son analytique de la traduction (1999), la question de la destruction des richesses sonores ou iconiques. Cependant, aucun des deux traductologues n’a réellement théorisé la problématique du son dans une perspective traductive.

Les deux principales catégories de traduction sonore élaborées par Fraser s’appréhendent à partir des deux modes de lecture (centrifuge et centripète) de Frye. S’il s’agit de tenir compte des modes référentiel et sonore comme formant un tout, Fraser propose le concept de traduction cratyléenne83, où le texte est abordé comme ayant une

unité de sens et de son. Cette vision cratyléenne ne repose pas sur un principe de motivation du langage comme fait, mais plutôt sur une motivation poétique. Folkart rejoint Fraser et

83 Fraser (2007, chapitre six) renvoie ses lecteurs vers le texte fondateur d’un tel débat, c'est-à-dire le Cratyle

de Platon. Pour Cratyle, le signe verbal doit pouvoir imiter ou suggérer l’objet auquel il fait référence (dans toutes ses dimensions sensorielles : tactile, olfactive, visuelle, sonore et gustative, et aussi dans sa dimension spatiotemporelle); pour Hermogène, les signes sont purement arbitraires.

Frye sur le principe de la motivation référentielle du son en littérature84. Elle illustre sa prise de position de la manière suivante :

« It's the acoustic texture of Yeats's elegy, the way line 21 repeats the vowel sounds of line 2, that makes a statement about time passing, or rather shows time passing, and what it does to us. Poetry is a way of being in the world, and making meaning of it » (Folkart, 1999, p. 34).

D’autres critiques ou traducteurs ont examiné les relations que le contenu référentiel entretient avec son enveloppe phonique. La capacité des patrons sonores à renforcer ou à nier les signifiés dans le genre romanesque a été notamment soulignée par Gregory Rabassa, qui rappelle que la perception auditive est subjective85, tout en affirmant que le traducteur ne peut l’ignorer, tant au stade de la lecture qu’à celui de la réécriture :

« what we appreciate in writing is much the same as what we look for in rhetoric [...] – sound, whether heard or imagined; sound which can either enhance or detract from the meaning. The translator with a tin ear is as deadly as a tone-deaf musician. […] He must have a good ear for what his author is saying and he must have a good ear for what he is saying himself » (Rabassa 1971, p. 82 et 85).

Il semble par ailleurs que la motivation référentielle du son, que certains qualifient de « redoublement linguistique », mérite le qualificatif d’universel (Skoda 1982)86.

84 Frye et Fraser parlent tous deux de littérature au sens large (œuvres littéraires), tandis que Folkart se réfère

explicitement à la poésie au sens restreint.

85 À ce titre, il souscrit ‒ avec Fraser ‒ à la thèse selon laquelle l’association entre les motifs sonores et la

sémantique participe d’une démarche poétique.

86 Les recherches de Skoda ne se sont pas limitées aux langues indo-européennes et montrent que chaque

La seconde grande catégorie proposée par Fraser est d’ordre schismatique, dans la mesure où les patrons sonores constituent le seul axe traductif, tandis que le référentiel devient secondaire, voire totalement superflu. Dans chacune de ces deux catégories (cratyléenne et schismatique), Fraser propose trois sous-ensembles, qui s’inscrivent sur une échelle graduée allant d’un pôle sonore à motivation référentielle à un pôle sonore totalement autonome. En revanche, la traduction de ce qu’il désigne par le terme « forme » (rimes, allitérations, assonances/consonances) ne constitue pas, à ses yeux, une catégorie à part entière de schémas vocaux ou phonémiques; partant, il ne se propose pas de la théoriser, faisant valoir que, si les traducteurs se révèlent bien souvent incapables de conceptualiser le son en traduction, c’est sans doute parce que c’est la forme qui leur vient à l’esprit lorsque l’on évoque le sujet. Faut-il en conclure que cette catégorie n’est pas réellement théorisable ou bien alors qu’elle échappe à la conception du sonore chez Fraser? La question reste en suspens, mais il n’en reste pas moins que les propositions de Fraser occultent sans doute ce qui m’intéresse tout particulièrement, soit le motif sonore. Les littératures orales dont s’inspirent, au moins en partie, les auteurs du corpus retenu, sont caractérisées par ce que certains appellent « un effort au style », par un véritable travail sur le matériau langagier. Qu’il s’agisse d’allitérations, d’assonances, de paronomases, d’échos sonores ou de rimes internes, ces motifs sonores participent de la signifiance (selon l’acception de Meschonnic) du discours littéraire. On montrera dans l’étude du corpus ce que peut représenter la valeur (collective) sociale et littéraire de ces motifs, les dimensions auxquelles ils se rattachent et l’importance qu’ils revêtent (individuellement) pour chacun

des auteurs. Dans ce contexte, le concept de traduction cratyléenne pourra être ponctuellement invoqué87, tandis que le mode schismatique, qui évacue totalement la

dimension référentielle, n’offre pas de réelle pertinence dans le contexte du récit, quelle que soit sa dominante (narrative ou poétique). Il n’est pas inutile de rappeler que ma démarche ne vise pas à proposer une théorie de la traduction des motifs sonores, mais plutôt à souligner la pertinence de l’intégration de ces motifs dans les projets traductifs de textes bien définis.

1.3.2 Placer le motif sonore comme axe traductif : les paradigmes de valence et de