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Petits parallèles traductifs : une occasion rare chez les auteurs contemporains 129

CHAPITRE 3 Une signifiance allitérative entre résistance et restitution traductive 87

4. Les modalités de traitement du motif sonore en traduction : analyse de corpus croisée

4.3 Petits parallèles traductifs : une occasion rare chez les auteurs contemporains 129

Si le fait de pouvoir examiner plusieurs traductions différentes d’un même texte n’a rien de rare lorsqu’on se penche sur les géants littéraires disparus178, tels que Dostoïevski, Kafka, Lowry, Kundera, Freud, Hegel (Gambier, 1994, p. 413), on ne peut pas toujours en dire autant des écrivains contemporains. Parmi les justifications à la retraduction, on peut citer le besoin de réactualiser ces textes, argument qui n’est pas étranger à des raisons commerciales, ou encore ‒ si l’on adhère au postulat de Berman ‒ le fait qu’une première traduction tende souvent vers l’assimilation. Cette dernière hypothèse est soutenue par Gambier :

« La retraduction délie les formes asservies, restitue la signifiance, ouvre aux spécificités originelles tout en faisant travailler la langue traduisante : retraduire Apollinaire en finnois, c’est percevoir enfin que le poète n’est pas Finlandais, n’est pas inscrit dans la tradition locale » (1994, p. 415).

Quelles que soient les autres raisons invoquées (nouveau manuscrit original, censures, lourdeurs ou contresens dans la première traduction), une chose semble en tout cas bien établie : la retraduction est « une activité soumise au temps » de la réception, du processus, etc., poursuit Gambier (ibid.). Sans pour autant venir invalider les propos de Gambier, ces retraductions – par Garane – relèvent manifestement d’un autre cas de figure, d’ordre éditorial, dans la mesure où The Land without Shadows est la première monographie de

178 The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde de Stevenson, par exemple, n’a cessé d’être retraduit depuis la

Waberi traduite en langue anglaise179. Cinq des nouvelles figurant dans le Pays avaient été traduites individuellement avant la parution du Land et publiées en majorité dans des recueils regroupant les nouvelles voix/plumes francophones (et/ou) africaines. Son-mêlé, traduite par V. C. Koppel sous le titre de Sound Bitten, est parue en édition bilingue dans Revue Noire (1992). Galerie des fous a fait l’objet de deux traductions individuelles, intitulées respectivement The Gallery of the Insane (trad. par Michael Dash180, 1999) et The Fools’ Gallery (trad. par Birgit Schommer181 et al., 2001). Le Mystère de Dasbiou a été traduit par Anne Fuchs182 (The Dasbiou Mystery, 2000) et Une femme et demie par Cynthia Hahn183 (A Woman and a Half, 2004)184. Si l’analyse statistique est sans doute moins parlante à l’échelle d’une nouvelle que d’un recueil tout entier, elle donne tout de même une idée globale de la manière dont le texte de Waberi a été perçu par chacun/chacune. Quatre traductrices sur cinq185 (Hahn, Schommer, Dash et Fuchs) ont proposé un texte s’engageant nettement plus faiblement sur le terrain de la mélopée. Les effets sonores

179 Cependant, la retraduction de From a Crooked Rib de Farah par Bardolph (Née de la côte d’Adam, parue

chez Le Serpent à Plumes en 2000, faisant suite à la première traduction française de Geneviève Jackson, parue chez Hatier en 1987), répond sans doute davantage aux critères invoqués par Gambier.

180 Michael Dash est professeur au Département de français à la New York University; il est spécialiste des

littératures caribéennes et francophones.

181 Au moment de la publication de l’anthologie de nouvelles Fools, Thieves and other Dreamers (2001),

Birgit Schommer était chargée de cours en littérature africaine francophone au Département de langues modernes à la University of Zimbabwe.

182 Aujourd’hui à la retraite, Anne Fuchs enseignait la littérature comparée et le théâtre à l’Université de Nice

Sophia-Antipolis.

183 Professeure au Département de langues et littératures modernes de Lake Forest College, en Illinois. 184 Deux de ces cinq nouvelles traduites portent un titre différent de ceux de Garane (Sound Bitten et The

Fools’ Gallery).

185 Au risque de faire une entorse aux règles grammaticales, le féminin pluriel me paraît plus indiqué que

relevés chez ces traductrices ne représentent généralement qu’un maximum de 50 %186 des recréations relevées chez Garane. Au-delà des chiffres par contre, on remarque des différences notables sur le plan de la qualité des réalisations. Les suites allitératives (qui représentent la catégorie venant en tête dans toutes les traductions) proposées par Schommer et al.187 sont, par exemple, bien développées (stunted coal-coloured stakes,

Coca-Cola he suckled from his crazy Mother; the spears of the sun are sharper than slivers of a broken bottle; furious fools fear; furious fools/throwers; professional furious fools; baton blows and barbed wire; he is terrible, this fool, teller of certain truths) par rapport à celles d’autres traductrices, plus timides ou, en tout cas, moins systématiques : Hahn amorce par exemple une suite allitérative en [s] :

Marwo is running from the complicity of her father with his serene senility, sure of his rights, and from her brother, ruler and apish satyr (2004, p. 3).

mais ne la développe pas de manière dense, rendant sa perception beaucoup plus aléatoire que la version de Garane qui recrée un passage tout aussi sonore que celui de Waberi (dont l’extrait original a été présenté plus haut) :

Marwo flees the complicity of the serenely senile father certain of his rights, and of the simian-like satyr, her satrap brother (2005, p. 51).

La traduction de Koppel, en revanche, affiche une volonté manifeste de recréation des jeux sur les signifiants, méritant, de par leur visibilité et leur systématisme, la terminologie de

186 C’est le cas pour Hahn et Schommer. Fuchs et Dash ne recréent qu’un tiers de la catégorie des allitérations

et assonances.

187 La traduction signée par Birgit Schommer est issue d’un projet collectif mené avec des étudiants de la

motif sonore. Dans les deux catégories significatives, c’est-à-dire représentant un nombre non négligeable d’occurrences, soient allitérations/assonances et paronomases, Koppel et Garane se situent au même niveau (respectivement 11 et 5 occurrences). Examinons à présent quelques exemples côte à côte, dans le même état d’esprit que ci-dessus (c’est-à- dire en adoptant la notion de développement plus ou moins marqué) :

A new hope was born. The day began to break. The hens began to lay. It was but a

budding, the flowering would doubtless come later. But what did it matter (Koppel

1992, p. IX);

Thus a new hope was born; day was beginning to break. And eggs to hatch. It was nothing yet but a burgeoning; the flowering would doubtless be late (Garane 2005, p. 66).

Si ces deux réalisations sont tout aussi intéressantes sur le plan de la reconstruction des motifs sonores, celle de Koppel semble toutefois un peu plus dense que celle de Garane. Les allitérations croisées en [d] et [b] sont renforcées par des répétitions (syntaxiques ou sonores [but a/budding]) et par une sélection de mots courts qui induisent une régularité rythmique. La situation s’inverse avec les extraits suivants :

We flung ourselves at him as if to crush him, all of us unloading our daily quota of

bitter bile (Koppel 1992, p. X);

We rushed at him as though to crush him, to discharge over him in chorus our daily

dose of bitter bile (Garane 2005, p. 66).

À la connotation ironique signalée un peu plus haut, la fin de l’énoncé de Garane associe deux miniséries allitératives déjà amorcées par discharge. Auparavant, le crush fait écho à rush; enfin, le concept de retour sonore est souligné par la série de him qui surgissent à

intervalles réguliers. Koppel propose également des associations sonores (loadi- répond à daily sous forme de chiasme sonore; bitter appelle bile), mais de manière toutefois moins élaborée, comme dans ce dernier exemple :

Why do we complain, we shadows, somber somnambulic zombies, while our leaders, yes-men, shining lights of the Nation, have fled with nothing less than the state’s coffers? (Koppel, 1992, p. IX);

Why should we complain, we shades, somber nyctalopic zombies, while our

officials, flag bearers and beacons of the Nations, have fled with nothing less than the coffers of the State (Garane 2005, p. 64).

Ces passages proposent tous les deux un virelangue assez cocasse en début d’énoncé (we shadows, somber somnambulic zombies; we shades, somber nyctalopyc zombies); cependant, Garane multiplie et varie les architectures sonores : should rappelle shades (paronomase), beacons joue le rôle d’axe sonore entre bearers and Nations, tandis qu’assonances (-ain/-ade), homéotéleutes ([i]ons x 2, renforcées par la finale de Officials) et allitérations (en [f]) complètent le tout. Les shadows/shining et leaders/coffers de Koppel sont sans doute un peu trop éloignés pour que leur parenté sonore ressorte nettement. Avant d’articuler ces constats à une discussion plus globale, qui permettra d’aborder la question de la perception du motif dans l’original et dans la traduction, il n’est pas inutile de faire remarquer que la traduction de Koppel est parue dans une revue d’arts africains, et que Sound Bitten est suivie de la traduction d’un poème de Waberi, toujours en édition bilingue (Prints/Estampes). Ces deux éléments ne sont sans doute pas complètement étrangers à l’effort déployé par Koppel pour recréer une architecture sonore palpable, même si Garane est allée un peu plus loin dans son effort de recréation. Les autres traductions individuelles

présentées plus haut ne parviennent pas à mettre en avant suffisamment d’éléments ni à les développer de manière convaincante pour que se dessine un motif. La traduction chapeautée par Birgit Schommer semble avoir amorcé quelque chose en ce sens, mais les quelques réalisations proposées sont sabordées par leur sporadicité. Je propose d’ailleurs de partir de ces dernières remarques pour examiner la notion de valeur fortuite par opposition à valeur motivée, en revenant à présent sur le corpus principal de ce chapitre (Farah/Bardolph et Waberi/Garane).

5. Le concept de seuil critique de perception comme délimitation