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CHAPITRE 1 – Introduction 1

2. Cadre théorique et concepts clés 20

2.3 Préludes théoriques à une traduction sonore 32

2.3.3 Lire le son dans le texte, controverses et propositions 36

Les relations entre langue écrite et langue orale ont suscité de nombreuses spéculations théoriques depuis la seconde moitié du 20e siècle. Si Derrida (1967), rejetant ce qu’il qualifie de logo-phonocentrisme occidental, soutient que l’écriture est un phénomène indépendant de la parole55, voici ce que soutiennent les principaux théoriciens anglophones de l’oralité. Soucieux de souligner les divergences entre ces deux modes, Havelock, McLuhan et Ong semblent s’entendre sur le fait que la langue orale serait antérieure à la langue écrite, et que cette dernière en découlerait chronologiquement. Cependant, Fraser (2007, p. 104) dénonce chez ces penseurs (notamment chez McLuhan) un biais diachronique qui pèche par des catégories par trop linéaires et étanches ne

55 Sans entrer dans une analyse approfondie de la position de Derrida vis-à-vis de l’écriture et de la parole

(orale), que l’espace de cette thèse ne permet pas, on peut néanmoins rapidement faire remarquer que sa volonté d’ériger une science de l’écriture (grammatologie) est certainement à comprendre ‒ au moins en partie ‒ comme une réaction envers un certain mouvement philosophique prônant l’oralité, envers une conception métaphysique du langage (dans ses rapports avec le Verbe ou souffle divin).

permettant pas de bien rendre compte des passerelles reliant ces deux modes. Partant, le passage de l’oral à l’écrit est exprimé négativement, comme un inventaire des pertes occasionnées (neutralisation de l’expression, perte de nuances, de tonalité et spontanéité, qui se situent d’ailleurs sur des plans relativement différents), tandis que Fraser (2007, p. 107) souligne au contraire l’extraordinaire potentialité et flexibilité qu’offre un alphabet articulé, sans doute beaucoup plus efficace et équitable que toute autre représentation graphique. L’alphabet permet de reproduire ou de représenter nuances, dialectes, accents, distorsions phonétiques de tout ordre (en s’écartant des normes orthographiques), faisant de l’écriture un excellent relais du mode oral (Fraser 2007, p. 108), de par ses capacités d’imitation de la forme phonétique.

Les arguments de McLuhan et de Ong sont d’autant plus discutables dans le paysage médiatique contemporain : associer écriture à linéarité, permanence et distance pour situer le mode oral sur des pôles exactement inverses (non linéarité, évanescence56 et proximité) tient plus difficilement la route à l’heure tant des fichiers sonores que du clavardage et des échanges instantanés. Fraser invalide les arguments de McLuhan de manière éloquente, sans avoir besoin d’ancrer son raisonnement dans les bouleversements induits par l’ère électronique57 :

« Telephone and recording technology make oral communication every bit as remote, private and uninvolved as written communication. Linear as well

56 Ong développe la question de la non-permanence du son (1982, p. 32-33).

57 Ce qui ne l’empêche pas de faire valoir que les arguments de ces chercheurs sont d’autant plus invalidés par

is the magnetic tape to which the spoken word is routinely conferred. The voice on this tape is quite as permanent and storable, as subject to archiving as any written form » (2007, p. 109).

Loin de s’inscrire dans le mouvement des théoriciens de l’oralité évoqués précédemment, le médiéviste Paul Zumthor opte dans Introduction à la poésie orale (1983) pour une démarche que l’on pourrait sans trop de risques qualifier de phénoménologique, au sens d’« investissement du corps dans l’activité langagière » (Israel 2001, p. 817), bien que son approche soit menacée par des dérapages métaphysiques et une malheureuse quête de l’« origine58 ». Cependant, il a le mérite d’établir des liens entre compositions orale et écrite, faisant valoir les différentes métamorphoses, telles que celles de poèmes en chansons ou encore la consignation de récits oraux « traditionnels » par écrit. Au risque de se contredire lui-même, il affirme qu’il est aussi difficile que stérile de vouloir cerner à tout prix l’« origine » d’une composition – une affirmation qu’en toute vraisemblance ni Paz ni Derrida ne démentiraient. Zumthor souligne par ailleurs les mutations qui peuvent intervenir entre le mode écrit et le mode oral :

« Un poème composé par écrit, mais “performé” oralement, change par là de nature et de fonction, comme en change inversement un poème oral recueilli par écrit et diffusé sous cette forme. Il arrive que la mutation demeure virtuelle, enfouie dans le texte comme une richesse d’autant plus merveilleuse qu’irréalisée : ainsi, de ces textes dont, en les lisant des yeux,

58 Optique chronologique que l’on peut rattacher à celle des Ong, McLuhan et Havelock, mais que Zumthor

exploite de manière essentialiste : l’origine se teintant de pureté, de virginité et autres attributs idéologiques; partant, l’écriture est associée à une modernité destructive, à la domination et à l’Occident (taisant, dans un superbe mouvement amnésique, araméen, assyrien, guèze, écriture hiéroglyphique et autres). Pour un aperçu de l’histoire de l’écriture en Afrique, voir Ricard (2009).

on sent avec intensité qu’ils exigent d’être prononcés, qu’une voix pleine vibrait à l’origine de leur écriture » (1983, p. 38).

Cette remarque implique que le patrimoine poétique oral, lorsqu’il vient enrichir une composition écrite, incite à prendre en considération le sens de l’ouïe (et, partant, la voix) et pas seulement celui de la vue. Gregory Rabassa, le traducteur américain de Gabriel Garcia Marquez, souscrit également au postulat de Zumthor, et va même un peu plus loin :

« Ear is important in translation because it really lies at the base of all good writing. Writing is not truly a substitute for thought, it is a substitute for sound. […] So that when a person writes, he is speaking, and when a person reads, he is listening » (1971, p. 82).

Il ne s’agit pas de se lancer dans une analyse hiérarchico-conceptuelle59 du langage dont on se contentera d’avoir brièvement évoqué les grandes lignes. En revanche, il me paraît pertinent de faire remarquer que Zumthor rectifie une idée reçue en précisant que la poésie orale comporte davantage de règles que la poésie écrite et que celles-ci sont généralement plus complexes : « dans les sociétés à forte prédominance orale, [la poésie orale] constitue souvent un art beaucoup plus élaboré que la plupart des produits de notre écriture » (1983, p. 80-81). On peut néanmoins déplorer que son raisonnement s’échafaude, encore une fois, à partir d’une valorisation de la production orale au détriment du produit écrit; affirmation gratuite dans la mesure où il n’apporte pas la preuve de ce qu’il avance, et pour le moins paradoxale si l’on considère le fait qu’il s’efforce d’établir une certaine

continuité entre objet littéraire oral et objet littéraire écrit. Ce que Zumthor souligne est néanmoins important dans le cadre de cette thèse. En effet, il fait valoir que les procédés de composition poétique orale comportent la plupart du temps une règle phonique, une manipulation du donné linguistique qui contribue à provoquer ou à renforcer la rime, l’allitération, les échos sonores ou encore la scansion des rythmes (ibid., p. 140). Ces jeux sonores, « lorsqu’ils atteignent une certaine densité, […] influent sur la formation de sens » (ibid.). Partant, il propose de réévaluer les outils critiques traditionnellement élaborés pour la compréhension d’une esthétique littéraire du texte en insistant sur la nécessité d’adopter une lecture de corpus non scriptocentrique60.