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CHAPITRE 1 – Introduction 1

2. Cadre théorique et concepts clés 20

2.1 Intérêt et limites de la théorie postcoloniale 20

Depuis une trentaine d’années, théoriciens et critiques en littérature et en linguistique se penchent sur le phénomène des ouvrages et des auteurs postcoloniaux « pour mieux comprendre leur rôle social, culturel et politique, les contraintes institutionnelles, éditoriales, linguistiques auxquelles ils se heurtent et les défis qu’ils relèvent » (Buzelin 2005, p. 7). C’est notamment dans le cadre de la théorie postcoloniale que la critique a érigé l’écriture postcoloniale au rang de traduction, dans son acception métaphorique.

Traducteur et traductologue, Sévry (1998, p. 137) fait remarquer – à l’instar d’Ojo (1986), Ashcroft et al. (1989), Rushdie32 (1992) ou encore Tymoczko (2002) – que les écrivains

postcoloniaux n’ont cessé de se situer en tant que traducteurs. Quoique différant sur le plan de la contrainte, écriture postcoloniale et traduction sous-entendent toutes deux l’idée de représentation et de transposition linguistiques et culturelles (Tymoczko 2002, p. 149) :

« At the same time, the two types of texts can show radical selectivity of their source material, a selectivity that generally has political or ideological motivation, as well as ideological consequences for the author/translator. » (ibid.).

Si l’on file la métaphore, le traducteur postcolonial traduit doublement, puisqu’il se trouve en face d’un double (ou multiple33) système de représentation et doit s’efforcer de déceler ce qui s’offre à lui « en traduction », c’est-à-dire dissimulé34. Les implications idéologiques de la sélectivité qu’évoque Tymoczko investissent le traducteur d’une responsabilité accrue, d’un sens de l’éthique qui résonne plus gravement. Au demeurant, la plupart des recherches menées en traduction postcoloniale s’attachent davantage à évaluer les actes traductifs en termes de rapport de force qu’à offrir une analyse détaillée des

32 La vision de Rushdie, « translated men » (1992, p. 17), n’est toutefois pas partagée par Ngũgĩ, qui se voit

davantage comme un « transported man » (Sander et Lindfors 2006, p. 411). Cette déclaration vise sans doute davantage à marquer une certaine distance par rapport à Rushdie (qui a choisi l’exil tandis que Ngũgĩ s’y est vu contraint), qu’à exprimer un véritable désaccord par rapport au concept même d’autotraduction.

33 Voir l’exemple de Khatibi donné par Mehrez (1992), où trois langues-cultures sont à l’œuvre. 34 La non-transparence de la traduction prend une toute autre signification dans ce contexte.

questions d’ordre esthétique35. Buzelin fait aussi remarquer dans un contexte postcolonial que :

« si l’hétérolinguisme littéraire est aujourd’hui une chose reconnue et un phénomène amplement étudié par les critiques littéraires, les défis qu’implique la traduction, au sens le plus concret, de ces textes littéraires ont été encore peu abordés » (2006, p. 91).

Par ailleurs, la critique postcoloniale, dont l’objectif affiché vise pourtant à déstabiliser l’entreprise hégémonique et universaliste de l’Occident, ne forme aux yeux de certains intellectuels africains qu’une construction théorique occidentale supplémentaire et constitue à ce titre un objet de suspicion (Anyinefa 2000). La critique postmoderne ou le poststructuralisme seraient tout aussi susceptibles de rendre compte des littératures africaines que la théorie postcoloniale36, dont Anyinefa critique notamment la célébration de l’hybridité37 et la psychologisation du phénomène culturel. Les expérimentations formelles auraient d’ailleurs beaucoup à gagner d’une lecture postmoderne38, notamment

parce que c’est dans ce cadre que les catégories génériques ont vu leurs frontières se

35 Parmi les contre-exemples, on peut citer Tymoczko (1999, 2002 et – surtout – 2005), qui offre une analyse

approfondie des enjeux esthétiques chez les auteurs irlandais, en les situant dans leur contexte colonial ou postcolonial ou encore Buzelin (2005), qui consacre un chapitre entier au « travail sur la lettre » dans le roman The Lonely Londoners de Selvon et met en perspective les enjeux esthétiques, sociaux et idéologiques de la traduction tout au long de son essai.

36 Voir les arguments respectivement mis en avant par Gikandi (2009) et Anyinefa (2000).

37 Paradoxalement, Anyinefa (2000, p. 14) pose le syncrétisme comme caractéristique des sociétés africaines

contemporaines et avance que ce syncrétisme de l’oral et de l’écrit se donne à lire sur les plans syntaxique et prosodique chez Lopès (qui offre un « français contaminé par les langues indigènes », d’après Kalonji). On peut supposer que les connotations du syncrétisme diffèrent de celles associées au terme d’hybridité, mais il serait intéressant de savoir en quoi le concept d’hybridité pose réellement problème pour Anyinefa.

38 Une telle lecture permet notamment de rapprocher certaines des innovations formelles (telles que celles

brouiller. Quoi de mieux que subversion et transgression, en lieu et place de nomenclature et hiérarchisation pour lire les littératures hybrides? Du reste, quelle que soit la théorie convoquée pour rendre compte d’un phénomène particulier :

« to close oneself to ideas and theories because they emerged under alien skies is not only intellectually irresponsible, but can lead to serious problems; for example, to silencing any cultural production suspected to have come under the influence of such ideas. » (Anyinefa 2000, p. 9).

Cette « anxiété de l’influence » que Gikandi (2009, p. 616) met en évidence de façon éloquente masque cependant le fait que la théorie postcoloniale entretient une dialectique étroite avec des penseurs poststructuralistes, tels que Foucault (chez qui Said a puisé l’équation de savoir-pouvoir) ou encore Derrida (dont le paradigme déconstructionniste occupe une place de choix chez Bhabha et Spivak). Ces remarques viennent souligner la pertinence relative d’invoquer un cadre théorique plutôt qu’un autre, mais aussi, et surtout, l’intérêt limité que la théorie postcoloniale peut apporter à cette recherche en particulier. Décider de tourner le regard vers les apports de la critique littéraire et de la traductologie orientés plutôt vers une lecture esthétique de l’hybridité que vers une revendication idéologique ne constitue pas pour autant un déni de la relation – évidente à mon sens – entre revendication identitaire et expression littéraire, si l’on souscrit au postulat selon lequel traduire l’esthétique équivaut à reconnaître celle-ci comme le principal instrument dont disposent les écrivains pour faire entendre leur identité. La traductrice, féministe et critique littéraire Gayatri Chakravorty Spivak a bien mis en évidence la valeur idéologique que revêt le fait d’accorder (ou non) une attention particulière – intime,

précise-t-elle – à la rhétorique des littératures postcoloniales. « Without a sense of the rhetoricity of language, a species of neo-colonialist construction of the non-western scene is afoot » (Spivak 2000, p. 399), et c’est justement à ce titre que la traductrice doit s’investir dans le projet d’expérimentation stylistique des écrivaines postcoloniales (« she must be attending to the author’s stylistic experiments » [ibid.]). Dans le même ordre d’idées, on convient avec Cronin que :

« [t]ranslations [are] no longer to be seen as free-floating aesthetic artefacts generated by ahistorical figures in a timeless synchronicity of language but works produced by historical figures in diachronic time » (2005, p. 14).

Il sera donc admis aux fins de cette thèse que traduire cette esthétique constitue un acte idéologique. Toutefois, l’étude de cet acte n’en constituera pas l’objet premier39; plutôt, lesdites implications idéologiques y figureront en toile de fond. En revanche, je m’intéresserai aux moyens pour parvenir à une traduction « décolonisante », qui sont loin de faire l’objet d’un consensus. Certaines voix laissent entendre que cet objectif ne pourrait être atteint qu’à partir du moment où la traduction parviendrait à dépasser à la fois les canons des anciens colonisateurs (assimilateurs) et les revendications identitaires – dont les

39 Ne serait-ce que parce que la littérature savante est prodigue en la matière, rendant difficilement justifiable

tenants prônent souvent une littéralité desservant leur cause (Tymoczko 1999)40. Dans la même veine, Buzelin signale l’urgence de dépasser la dichotomie qui voudrait opposer un domesticating conservateur à un foreignizing révolutionnaire pour aborder les questions tant éthiques que théoriques que soulève la traduction de textes hybrides, dans le sens où cette dualité occulte une série d’autres enjeux (2005, p. 227). À ce titre, ni le minoritizing pour lequel milite Venuti ni l’éthique idéaliste de Berman ne semblent répondre aux vraies questions figurant au cœur de la traduction postcoloniale (Buzelin 2005, p. 227).

2.2 L’hybridité : un concept peut-être galvaudé, mais visiblement