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Placer le motif sonore comme axe traductif : les paradigmes de valence et de

CHAPITRE 2 État de la question et cadre méthodologique 43

1. Une question dans tous ses états 43

1.3 La traduction des schèmes sonores 62

1.3.2 Placer le motif sonore comme axe traductif : les paradigmes de valence et de

Deux grandes dames de la traductologie ont proposé chacune un paradigme traductif permettant de légitimer la valeur sonore de certains types de textes. Ces deux paradigmes, celui de valence en traduction (Folkart 2007) et celui de traduction métonymique (Tymoczko 1999) – déjà évoqué plus haut – convergent à plusieurs égards. En adoptant l’un ou l’autre, la traductrice ou le traducteur prend la responsabilité de mettre en relief des éléments qui caractérisent le texte au détriment d’autres jugés moins motivés. Dans le

87 La traduction française de Sardines (Farah 1992) par Surber (1995) offre par exemple un potentiel

contexte particulier de la littérature postcoloniale, prenant appui sur la littérature ancienne irlandaise, Tymoczko avance que :

« sound based meanings are one aspect of the esthetic privileging of sound over sense in early Celtic poetics, a feature that has long been recognized in the critical literature » (1999, p. 262).

La traduction envisagée comme métonymie repose sur le principe de la sélection et de la mise en avant de certains éléments chargés de représenter le tout. Si toute traduction est, comme le propose Tymoczko, métonymique, ce paradigme permet deux choses : d’une part, pour les traducteurs à même de discerner les réseaux d’intertextualité qui traversent le texte, de mettre en avant les éléments qu’ils jugent motivés; d’autre part, dans une optique cette fois critique, de mettre au jour les enjeux sous-tendant les projets de traduction en examinant les éléments surdéterminés par rapport à ceux mis en sourdine. Si l’approche de Folkart est différente de celle de Tymoczko (ne serait-ce que parce que l’objet d’étude de ces deux traductologues diffère88), le concept qu’elle propose – la valence traductive – rejoint cependant celui de traduction métonymique, en ce sens que les valences89 sont entendues comme autant d’éléments qui caractérisent le texte. La valence, posée comme jauge de la performativité (performance, dans son acception anglo-saxonne) est définie comme « a measure of the extent to which the materiality of the poem contributes to its

88 Poésie au sens strict pour Folkart, texte littéraire au sens large pour Tymoczko.

89 Définie comme : « valency: a measure of the extent to which the materiality of the poem – its sound play,

texturings, rhythms, imagery, intertextualities and the like – contributes to its performativity » (Folkart 2007, p. 458).

truth-value90 » (Folkart 2007, p. 59). On peut établir autant de valences que d’éléments caractérisant la matérialité du poème. Le rythme, qui rejoint la définition de la « signifiance » selon Dessons et Meschonnic, constitue une valence définie comme « the extent to which phonetic overlap induces a semantic overlap that contributes to the construction of the poem’s truth-value » (ibid., p. 60). L’imagerie, autre valence répertoriée par Folkart91, serait elle-même dépendante de la réactivation de la valence rythme : « Prosody, in a word, far from being the hindrance the prosodically-challenged imagine it to be, can actually intensify imagery » (ibid., p. 67). Si les intertextualités qui traversent le texte peuvent, elles aussi, fonctionner comme autant de valences dans le poème, toutes ne sont pas cruciales à son fonctionnement : autrement dit, le traducteur a intérêt à les organiser hiérarchiquement pour prendre en considération les plus motivées. À la suite de Tymoczko qui montre comment les textes de Joyce affichent une parenté frappante avec la littérature ancienne irlandaise sur le plan des structures sonores (2005), Folkart avance que prosodie et motifs populaires s’affichent avec un tel systématisme dans la poésie d’Auden qu’ils deviennent des éléments définitoires de son idiolecte (2007, p. 92). À l’étape de la traduction, cette intertextualité perd de son sens vis-à-vis du polysystème d’arrivée (dans la mesure où l’on se place dans une optique polysystémique, il y aurait donc rupture), mais

90 On peut tiquer devant le terme de « vérité », et les postulats postmodernes incitent à prendre une distance

prudente vis-à-vis des notions de vrai et de faux en littérature. Folkart semble néanmoins l’utiliser non pas comme antonyme de faux, mais plutôt pour situer le poème en tant que manifestation artistique, qui prend position par rapport au réel (Folkart 2007, p. 62).

91 Folkart associe la phanopée de Pound à la valence imagerie, et la mélopée à la valence rythme ou musique

Folkart, emboîtant le pas à Brisset, suggère qu’il est plus productif d’inventer des marqueurs fictifs que d’essayer de créer des correspondances artificielles entre polysystèmes hétérogènes.

« à défaut de pouvoir reproduire les marques de l’intertextualité, la traduction tentera d’en maintenir la fonction, d’abord phatique, ensuite cognitive, en préservant la spécificité formelle et ludique du poème conçu comme un chant populaire, sans concession pour le lecteur français. S’agissant de la fonction phatique, cela peut sembler paradoxal. Pourtant, il est préférable de heurter le lecteur confronté à une forme inconnue qui le déroute mais qui est par là-même susceptible de retenir son attention » (Brisset 1980-81, p. 212-213, citée par Folkart 2007, p. 93).

C’est en partant du constat général dénoncé par Berman (relatif aux préconceptions traductologiques concernant le texte en prose) que Smith (2001), sans d’ailleurs directement remettre en question ledit présupposé voulant que les structures sonores n’aient qu’une relative importance pour le traducteur de prose, propose d’adopter une attitude différente face à des textes du type du roman yoruba de D.O. Fagunwa :

« the prose translator would be more concerned about the more central issue of faithfulness to the sense, authorial intent, and meaning of the prose text rather than with rhythm. Unless, perhaps, the prose text author specifically indicates his or her preoccupation with sound/ rhythm; in which case, sound, as an aesthetic value, would be inextricably tied to cognitive meaning. Such is the case with Yoruba fiction writer, D.O. Fagunwa. » (2001, p. 744).

Fagunwa, considéré comme le père du roman yoruba, est reconnu pour sa maîtrise remarquable de la langue et pour son rôle actif dans l’établissement d’un patrimoine littéraire yoruba écrit. C’est en mettant en œuvre de manière créative la rhétorique de la

répétition, notamment de schèmes sonores parents, suggérant litanie et incantation, que Fagunwa parvient à interpeller son lectorat sur le plan émotionnel (Smith 2001, p. 749). « In Fagunwa’s works, sound is an integral part of meaning: sound, in some cases, advances meaning to the extent that sound, in such cases, is indeed meaning » (ibid., p. 745). La critique et traductrice retient surtout le défi, voire l’impasse, que pose la recréation de ces schèmes sonores dans un ouvrage romanesque. Smith rappelle la polémique survenue à l’époque de la publication de la traduction anglaise d’un des romans yorubas de Fagunwa signée par Soyinka92, qui, maîtrisant parfaitement les dispositifs rhétoriques mis en œuvre par l’auteur (son influent prédécesseur), avait opté pour une traduction créative à partir de ce qu’il considérait comme prépondérant dans l’écriture de Fagunwa, qualifiant notamment ce dernier de roi de l’euphonie. Les critiques yorubas, reprochant d’ailleurs à Soyinka d’avoir kidnappé le texte au-delà des choix traductifs93,

avaient à l’époque qualifié sa traduction de trahison, tandis que Soyinka prétendait au contraire avoir été fidèle (keeping faith) au style et à la sensibilité de l’auteur, et avoir voulu préserver le mouvement et la fluidité de la prose de Fagunwa, notamment en portant attention à ses qualités euphoniques :

« Yet this acknowledgment did not prevent Yoruba critics from accusing Soyinka of betraying Fagunwa’s voice by creating an overlay of himself in

92 The Forest of a Thousand Daemons (1968).

93 Les reproches émis par la critique dépassaient la question des choix traductifs posés par Soyinka, dans la

mesure où la traduction anglaise de Soyinka avait en quelque sorte supplanté l’original et son auteur. En effet, la stratégie éditoriale relègue le nom de Fagunwa à l’arrière-plan, pour faire valoir le nom (plus prestigieux?) de son traducteur (Irele 2001, p. 6).

his literal translation of Fagunwa’s Ogboju Ode Ninu Igbo Irunmale rather than giving a faithful rendition of the novel94. » (Smith 2001, p. 750).

La mise en opposition des qualificatifs literal et faithful ne manque pas de surprendre, dans la mesure où ces deux étiquettes vont au contraire souvent de pair en traductologie. Elle n’en est pas moins intéressante, puisqu’elle signale que ces deux termes sont susceptibles de convoquer des concepts différents sous d’autres latitudes. L’analyse de Smith a de la valeur dans la mesure où elle porte un regard à la fois de critique littéraire et de praticienne de la traduction. Dans sa thèse de doctorat (1984), elle a proposé une traduction anglaise95 du roman yoruba Igbo Olodumare de Fagunwa. L’analyse détaillée de sa position traductive est trop précieuse pour n’en livrer qu’une version tronquée :

« Recognizing from the outset that the restraints of lexical and syntactical peculiarities, especially Fagunwa’s stylistic subtleties and structural devices, will be paramount, I risked directness of language and stylized refinement almost to the point of oversimplification of language, and opted to channel energies into achieving the goal of transcribing what Soyinka and other Yoruba-speaking scholars and critics have identified as the essence of Fagunwa’s art, that is “the vivid sense of event and the fusion of sound and action”96.

Throughout the translation, euphony was a challenge, and admittedly became an obsession. The task clearly was how to transcribe the figurative implications and the tone of Fagunwa’s narratives, and achieve the interplay of sense and sound so that the imagery would be resonant with the vitality of the Yoruba original. The obligation then was to try to retain the sound of the original and to reproduce the effects that depend on the emphasis of sound, the rhythmic cadences such as alliteration and assonance for the translation to constitute a novel in its own right. » (Smith 1993, p. 220).

94 Je souligne.

95 The Forest of the Almighty, traduction non publiée. 96 Je souligne.

La démarche de Smith est sans doute celle qui s’approche le plus de celle adoptée dans le cadre de cette recherche dans la mesure où elle s’appuie sur une esthétique propre à la littérature orale yoruba, clairement mise en œuvre dans les romans de Fagunwa, pour élaborer une stratégie de traduction. La remarque de Smith, émise à la suite de celle de Soyinka (également signalée par Folkart 2007 et évoquée plus haut), concernant l’association des effets sonores aux moments forts de la narration, autrement dit la capacité du sonore à mettre en valeur une autre dimension, qu’elle soit d’ordre narratif (action, event) ou poétique (imagery), sera évoquée à nouveau au chapitre 5, dans la mesure où elle s’applique tout particulièrement à l’écriture d’Armah.

2. Établissement d’un corpus et bricolages méthodologiques