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L’hybridité : un concept peut-être galvaudé, mais visiblement incontournable 25

CHAPITRE 1 – Introduction 1

2. Cadre théorique et concepts clés 20

2.2 L’hybridité : un concept peut-être galvaudé, mais visiblement incontournable 25

Autrefois synonyme de monstrueux, l’hybride a gagné ses lettres de noblesse avec l’avènement du postmodernisme qui a fourni un cadre propice à son épanouissement en offrant une vision du monde qui ne correspond plus à « un seul idéal de vérité universelle, mais reconnaît une multiplicité des savoirs prenant des configurations diverses et variées » (Simon 1999, p. 27). En remettant en question les certitudes établies, l’hybridité engendre

40 À propos de la littérature ancienne irlandaise, Tymoczko cite l’exemple de la traduction de Kinsella (1969),

qui résiste d’une part à la tentation de se conformer aux canons britanniques et d’autre part aux sirènes d’une traduction étrangéisante (foreignizing) qui se conformerait aux revendications nationalistes. Kinsella a parfaitement réussi à mettre en valeur les patrons sonores propres à la littérature ancienne irlandaise (récits oraux, dont il existe différentes versions écrites) et sa traduction, très populaire, est devenue la référence. Par contraste, la traduction beaucoup plus littérale de Cecile O’Rahilly (contemporaine de la version de Kinsella) brouille les cartes, en ne rendant pas compte des structures propres à ce type de textes.

nouveauté41 et dissonance. En ce qu’elle « nous oblige à redéfinir les critères de la beauté et du savoir », elle nous contraint à chercher de nouveaux repères hors de l’ordre établi (Simon 1999, p. 28). Buzelin rappelle que :

« L’hybridité et le plurilinguisme littéraires ne datent pas d’aujourd’hui […]. Par contre, que les chercheurs, critiques et éditeurs y portent une attention particulière, au point d’y voir la principale force expressive d’un texte ou d’un courant littéraire est un phénomène plus récent, perceptible depuis les trente dernières années » (2006, p. 92).

Sur le plan conceptuel, elle est symptomatique d’une époque du trans- (transculturel, transnational, transgenre, etc.) prônant la contamination, qui prend le pas sur l’inter-, symbolisant davantage l’échange bilatéral (Semujanga 2001b, p. 156). Non sans avoir rappelé que le roman représente le genre hybride par excellence, Semujanga suggère que, dans le contexte africain, le « processus de création esthétique s’appuie tantôt sur les motifs des récits oraux, tantôt sur ceux du roman de type européen, tantôt sur les deux ou alors sur les motifs d’autres genres artistiques » (ibid., p. 134) et qu’ :

« il importe de le mettre en relation, non seulement avec le roman européen et les récits oraux du champ culturel africain précolonial en général, dans leur évolution, mais aussi avec les autres genres : poésie, théâtre, peinture, film, etc. Transversal par son rapport au genre dont il procède, le roman africain, loin d’être dépendant de l’africanité ou de l’européanité, est le résultat du processus créatif littéraire en tant que négociation mobile entre les traits génériques multiples que l’œuvre présuppose » (ibid., p. 155).

41 À la différence de la créolité et du métissage, souvent tenus pour équivalents alors qu’ils comportent une

dimension de durabilité et de fixation, l’hybride n’est pas une nouvelle synthèse ni un nouvel achèvement. La stase de l’hybridité est illusoire, l’hybride est un état transitoire, un moment, qui donnera lieu à de nouvelles formes d’expression que l’on ne connaît pas (Simon 1999, p. 31).

Dans le contexte postcolonial, le concept d’hybridité vient compliquer les relations d’échange et perturber les catégories de l’altérité : « [t]he poles of Otherness which supported relations of oppression and contestation have been weakened by the fragmentary nature of contemporary cultural identities » (Simon 2002, p. 17). C’est sans doute parce que le mouvement de l’hybridité est contestataire et qu’il récuse tant le gommage des différences que l’hyperdifférenciation sous-tendant les mouvements xénophobes et intégristes (Simon 1999, p. 32) qu’il s’accommode aussi peu d’une traduction assimilatrice que d’une traduction étrangéisante.

L’hybridité ainsi balisée, il s’agit de la circonscrire aux fins du présent projet de recherche. On convient avec Bandia que les écrivains africains qui procèdent à la vernacularisation de la langue europhone « s’adonnent à une pratique esthétique qui noue d’étroites relations énonciatives, narratives et intertextuelles avec la tradition orale de la culture africaine » (2001, p. 126). Envisager l’hybridité sous cet angle invite à prendre en considération les sphères d’usage des langues, ce qui revient à distinguer la langue intime de la langue d’éducation/d’écriture (Rao 1963; Mehrez 199242; Djebar 1997; Besemeres

42 Pour Ben Jelloun, précise Mehrez (1992, p. 131), écrire en français permet effectivement de prendre une

double distance, d’une part vis-à-vis de l’arabe littéraire — la langue sacrée du Coran – et d’autre part vis-à- vis de l’arabe populaire — la langue de ses parents. Protégé par la langue véhiculaire qui joue un rôle de mise à distance, Ben Jelloun s’autorise à user notamment d’images taboues (blasphématoires et érotiques) pour la société arabe, sans que sa sphère intime, bien à l’abri de la barrière de la langue, ne soit touchée. Besemeres (2002) abonde dans le même sens et insiste sur les liens entre langue maternelle et développement de la personnalité profonde. Elle penche en effet pour la thèse d’un Moi intimement lié avec la langue maternelle (natural language) et avec la culture première.

2002), et renvoie – par ricochet – à la question de la pluralité des axes de lectures (en l’occurrence, lecture intime ou plus globale). Buzelin (2005, p. 3) nous rappelle que l’étymologie de « vernaculaire43 » met au jour la dimension affective propre à cet idiome, qui possède le statut de la langue parlée dans l’enceinte de la maison, et par extension, qui est réservé à la désignation des choses intimes. Une lecture intime de cette écriture hybride, au sens d’inscription d’une ou de plusieurs autres langues dans le projet d’écriture, peut s’envisager comme un geste de complicité envers un lectorat à même de comprendre cette bi-langue, telle que définie par Khatibi (Mehrez 1992). Sur la page de couverture d’Amour bilingue, le titre français côtoie le titre en arabe et convoque par là trois interprétations possibles (amour de la double langue, amour charnel, amour mystique). Le titre ne se lit pleinement ni en français, ni en arabe classique, ni en arabe populaire, il a besoin des trois pour exprimer ce que Khatibi entend confier à ses lecteurs, une proposition qui n’est pas sans rappeler la pensée de Benjamin en matière de complémentarité des langues44. Une interprétation exhaustive ne pourrait donc être accessible qu’aux lecteurs trilingues, dans la mesure où l’on considère l’arabe populaire (dialectal?) algérien comme une langue à part entière. Forte de cette démonstration, Mehrez insiste sur la nécessité de prendre en considération toutes les langues appartenant à la sphère culturelle de l’auteur

43 Elle rappelle, en s’appuyant sur la définition du Petit Robert (1994), que le latin « verna », fait référence à

l’esclave né dans la maison du maître et, par extension, à la langue de l’esclave.

44 « Ainsi en va-t-il de la traduction qui trouve sa finalité ultime dans l'expression du rapport le plus intime

des langues entre elles. [...] Mais le rapport auquel on songe ici, qui touche au plus intime des langues, ressortit à une convergence sans pareille. Elle consiste en ce que les langues ne sont pas étrangères les unes aux autres mais, a priori et abstraction faite de toutes relations historiques, trahissent une affinité mutuelle en ce qu'elles veulent dire » (Benjamin 1997, p. 17).

lorsqu’on lit un texte postcolonial (et a fortiori lorsqu’on le traduit), bien que Buzelin (2005, p. 204) fasse remarquer, à la suite de Simon, que cette exigence n’est pas sans être teintée d’un certain idéalisme. À la suite de Mehrez, Tymoczko (2002) avance que le lecteur bilingue apprécie le texte de manière différente du lecteur monolingue (ou tout du moins de celui qui ne possède pas les différentes langues à l’œuvre dans le texte en question), dans la mesure où la/les langues en question peuvent se manifester de manière subtile :

« The text is thus hybridized, dependent upon both languages of the author’s culture and carrying a double referential load that communicates differentially to its readers, depending on their ability to decipher the veiled linguistic code, and their familiarity with the indigenous culture underlying the postcolonial text » (Tymoczko 2002, p. 155).

En effet, il n’est pas toujours évident de percevoir les manifestations concrètes des langues à l’œuvre dans ces romans. Contrairement aux phénomènes d’inscription de la langue vernaculaire dans la langue véhiculaire (pérégrinisme45 et xénisme46 [Ly 1999] ou visible traces47 [Batchelor 2009]), qui ‒ selon certains critiques ‒ répondraient surtout aux

45 « […] utilisation de certains éléments linguistiques empruntés à une langue étrangère, au point de vue des

sonorités, graphiques, mélodies de phrase aussi bien que des formes grammaticales, lexicales ou syntaxiques, voire […] des significations ou des connotations. » (Dupriez cité par Ly 1999, p. 90).

46 Qui correspond à une forme d’emprunt lexical, tel que l’insertion du malinké dans le français chez

Kourouma.

47 Rejoignant les deux catégories avancées par Ly (2009), ces traces visibles comprennent notamment gloses,

variations orthographiques, calques syntaxiques, relexification (d’après Zabus 2007) ou encore composition (d’après Noumssi & Wamba 2002).

attentes d’un certain public en mal d’exotisme48, d’autres résurgences se font plus subtiles. Elles se situent d’ailleurs moins sur le plan des langues à proprement parler que des pratiques littéraires. Tymoczko (2005) montre comment la prose de Joyce, par une majestueuse orchestration d’onomatopées, similarités sonores, paronomases, redondances, etc., se révèle étroitement liée aux dispositifs sonores typiques de la poésie celtique (tant irlandaise que galloise) qui – loin d’être décoratifs49 – participent pleinement de la signifiance du texte oral : « To understand what Joyce is doing in terms of sound and sense, it is helpful to turn to medieval views of language and medieval verbal practices » (2005, p. 366). Lire (et traduire) Joyce dans sa dimension sonore revient par conséquent à reconnaître l’ancrage de son écriture dans un patrimoine bien précis. Au-delà de l’inscription d’une langue, on y lit l’empreinte d’une tradition poétique et la conjonction de deux formes d’expression littéraire : l’une orale (et fort complexe); l’autre écrite. Filant la métaphore de la surconscience linguistique (Gauvain 1997) qui figure à part entière dans les problématiques globales d’autotraduction et d’hybridité, je tenterai de montrer la pertinence d’invoquer une certaine surconscience du patrimoine littéraire.

48 Certains critiques soulignent le paradoxe de ces modes d’affirmation différentialiste (voir Appiah 2009,

p. 249). Ce néoexotisme est défini par Michel Laronde (1993, p. 213) comme « un faisceau de pratiques qui appartiennent au monde oriental (donc, étrangères au monde occidental, mais sont le fait de l’oriental en position interne au monde occidental) ». Partant d’un point de vue moins idéologique que littéraire, Tro (2009, p. 1) pose que l’oralité affichée dans Silence, on développe d’Adiaffi ne fait que confirmer le lien ontologique entre le littéraire et le fictif.

49 Meschonnic et Folkart soutiennent également l’axiome selon lequel les jeux sur les sonorités et les

Cette forme d’hybridité, en tant qu’espace de négociation entre deux modes de création et de transmission littéraires, a fait l’objet d’une abondante littérature scientifique, tout particulièrement à propos des littératures du Sud. Nombreux sont ceux qui ont mis en avant les littératures africaines comme négociation entre ces deux formes (voir notamment Kane 1968, Tine 1984, Ojo 1986, Gyasi 2006, Bandia 2008), sans toutefois aller dans le sens des recherches entreprises par Tymoczko. Dans le sillage de Sapir et Whorf, Ngũgĩ Wa Thiong'o insiste davantage sur l’idée de langue comme médiation, sans s’aventurer sur le terrain de la littérature orale :

« Language as culture is thus mediating between me and my own self; between my own self and other selves; between me and nature. Language is mediating in my very being. [...] Culture transmits or imparts those images of the world and reality through the spoken and the written language, that is through a specific language. […] Written literature and orature are the main means by which a particular language transmits the images of the world contained in the culture it carries » (1986, p. 15).

Feze n’est pas plus explicite lorsqu’il avance à propos de la littérature d’Afrique du Nord que :

« [I]l y a chez nos écrivains un règne de l’écrit qui n’est en aucune façon rédhibitoire à l’expression de l’oral. Cette hybridation de la langue de la métropole mène l’écrivain africain à une sorte d’hétérolinguisme qui fait de lui un “passeur de langues” et un “voyageur entre les cultures” qui

s’approprie la langue de l’autre, la viole50 et condamne sa dimension impératrice » (2006, p.12).

On est d’ailleurs souvent un peu déçu à la lecture des études consacrées à cette hybridité singulière qui fait le pont entre deux objets littéraires (l’un oral, l’autre écrit), et la plupart des recherches occultent certaines des réalisations possibles de cette hybridité. Il convient par conséquent de baliser ce qui participe de l’objet littéraire oral, en optant pour un angle d’analyse similaire à celui de Tymoczko (2005), et d’examiner comment cet objet peut s’intégrer, se lire et s’entendre dans un texte écrit. Une fois ces éclaircissements théoriques apportés, il s’agira de circonscrire les aspects qui feront l’objet d’une attention particulière au nom d’une hybridité qui tient aussi bien de la forme, du genre51 (ou, en tout cas, de pratiques littéraires attestées) que du mode de réception.