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CHAPITRE 2 État de la question et cadre méthodologique 43

2. Établissement d’un corpus et bricolages méthodologiques 72

2.3 Une méthodologie bricolée 79

Les propositions de deux théoriciens (praticiens par ailleurs), Antoine Berman et Jacqueline Henry, ont constitué le socle méthodologique de l’analyse de corpus. Les préconisations avancées par Berman (1995) dans ce qu’il a intitulé « projet de traduction » offrent l’avantage de combiner microanalyse et visée globale. Dans la mesure où l’un des objectifs de cette recherche consiste à rapprocher des éléments microstructurels de pratiques littéraires plus larges en soulignant leur ancrage socioculturel, cette optique me semblait pertinente, même s’il convient de souligner certains présupposés faibles ou

discutables chez Berman. Par ailleurs, la position plus fonctionnaliste adoptée par Jacqueline Henry dans La traduction des jeux de mots (2003), me semblait non seulement offrir un complément aux propositions de Berman, mais aussi ‒ dans une certaine mesure ‒ une pondération bienvenue par rapport à un certain idéalisme bermanien. De toute évidence, ces deux méthodologies sont d’obédience foncièrement différentes (herméneutique pour Berman et théorie du sens106 pour Henry); gardons simplement à l’esprit l’intérêt et la pertinence que l’une et l’autre revêtent dans le cadre de cette thèse. Cette quête de complémentarité, qui s’apparente sans doute à un bricolage (au sens de Lévi- Strauss) n’a d’ailleurs rien de très original; le projet de recherche Histal, consacré à l’histoire de la traduction en Amérique latine et dirigé par Georges Bastin (2007), met ainsi en œuvre l’approche préconisée par Toury, tout en la fécondant avec d’autres méthodes (notamment certains critères de Nord et de Berman107). Bandia (2001, 2008) suggère en

outre que Berman offre des outils méthodologiques pertinents et son point de vue est partagé par Batchelor (2009). Par ailleurs, croire en l’existence d’une méthodologie bien précise adaptée à un certain type de textes reviendrait à dire deux choses : d’une part que ces textes puissent être mis dans un même panier (mythe de la littérature africaine vue

106 Également appelée « théorie interprétative de la traduction » ou « école de Paris ».

107 Bastin (2001, p. 191) suggère néanmoins que les principes généraux qui sous-tendent l’approche de

Berman ne répondent pas très bien « aux attentes des lecteurs et traducteurs latino-américains. En effet, l'une des caractéristiques de l'idiosyncrasie latino-américaine est sans aucun doute le conflit permanent entre l'ethnocentrisme et l'ouverture sur le monde (culturel et colonial, l'Europe, et économique, les États-Unis). Cette attitude paradoxale est caractérisée par la non-reconnaissance de l'étranger bien que « tout » en dépende (peut-être pour ça!), et que tout le continent soit, en fait, une auberge de l'étranger. Par fierté, on n'emprunte pas; on imite, on adapte ».

comme un monolithe, voir plus haut), d’autre part que l’adoption d’une méthodologie est davantage guidée par l’origine des textes que par l’objectif poursuivi. Si Tymoczko (2005a) laisse entendre que les méthodes élaborées en Occident ne sauraient prétendre à l’universalité et met la discipline en garde contre les risques d’hégémonie intellectuelle, tant Schipper (1986) qu’Anyinefa (2000) avancent que l’applicabilité d’une théorie ou d’une méthode ne peut être d’emblée confinée à une culture ou à un contexte particuliers, mais qu’il convient d’être lucide quant aux limites des théories et des méthodes en question. Anyinefa va même jusqu’à qualifier d’irresponsabilité intellectuelle le relativisme excessif que certains brandissent (2000, p. 9). Okpewho abonde dans le même sens en faisant valoir que la myopie nécessaire aux partisans du relativisme africain (camp du separatism [Okpewho 1981, p. 25]) n’est autre que celle qui a caractérisé la recherche occidentale universaliste (camp du comparatism, ibid.) pendant des années. Il n’est pas inutile de rappeler que les grilles de lecture et d’analyse du texte original et de sa traduction telles que proposées par Berman (1984) ont fait leur preuve lors d’un travail de recherche antérieur (Jay-Rayon 2006), notamment parce qu’elles avaient permis de mettre en évidence des systématismes propres à la poésie orale somalie qui auraient très bien pu passer inaperçus faute de dispositifs suffisamment précis108.

Les étapes du « trajet analytique possible » proposé par Berman (1995) peuvent se résumer ainsi : (1) lectures multiples de la ou des traductions existantes (passées ou

108 Parmi les treize tendances déformantes qu’énonce Berman, deux avaient été particulièrement pertinentes,

présentes), ainsi que de l’original; (2) sélection, dans l’original, d’exemples stylistiques fondamentaux et des zones « signifiantes109 » (travail interprétatif); (3) étude du traducteur

à travers sa position traductive, son projet de traduction et son horizon traductif; (4) analyse de la traduction qui nécessite une confrontation avec d’autres textes (texte source, autres textes de l’auteur source, traductions antérieures ou contemporaines, commentaires et critiques de l’original et des traductions…); (5) évaluation, en fonction de deux critères : la poétique (l’auteur a-t-il fait texte110?) et l’éthique (un certain respect de l’original). À la

suite de Buzelin (2005, p. 182) et de Simon (2001, p. 25), on doit faire valoir les qualités de méthodologue de Berman qui détonent par rapport aux reproches souvent adressés aux tenants de l’herméneutique.

Les propositions de Jacqueline Henry en matière de traduction des jeux verbaux (jeux sur les signifiants), comme elle les désigne, pour les opposer aux « figures d’esprit ou de pensée » (2003, p. 9) (et que l’on pourrait sans doute rapprocher de l’axe de la logopée de Pound) m’intéressent à plus d’un titre. Tout d’abord, son éloquente démonstration (de 297 pages) souligne la fragilité du mythe voulant que les jeux de mots soient intraduisibles. Un tel présupposé ne trouve d’équivalent dans la critique non traductologique qu’en

109 La signifiance, telle que définie par Berman, constitue un critère des plus subjectifs (en gros, ce sont les

passages qui font « œuvre »). Dessons et Meschonnic (2005, p. 44) en donnent par contre une définition plus précise et qui correspond à l’acception retenue dans le cadre de cette recherche (« organisation des chaînes prosodiques produisant une activité des mots qui ne se confond pas avec leur sens, mais participe de leur force, indépendamment de toute conscience qu’on peut en avoir »).

110 Terminologie empruntée à Meschonnic, même s’il faut souligner le caractère pour le moins flou de ce

qualificatif, dans la mesure où ni Berman ni Meschonnic ne se dotent de critères précis pour évaluer en quoi la traduction « fait texte ».

matière de traduction de poésies. Dans un article consacré à la traduction de la poésie négro-africaine traditionnelle, qui fait surtout valoir la signifiance globale des figures poétiques audibles, l’ethnologue Jean Derive rappelle avec une belle certitude la réputation d’intraduisibilité de la poésie en général (1997, p. 200) :

« Nous ne reviendrons pas [...] sur les classiques problèmes de traduction particulièrement insurmontables dans le cas de la poésie où les propriétés du signifiant, qu’il est impossible de conserver intactes dans cette opération111, sont souvent ‒ et nous avons vu que c’était aussi le cas en Afrique ‒ plus pertinentes que celle du signifié » (Derive 1997, p. 210).

Autrement dit, après avoir établi ‒ de manière par ailleurs fort convaincante ‒ que les jeux sur les signifiants jouaient un rôle capital dans la plupart des traditions poétiques traditionnelles112 africaines113 (mandingue et peule, entre autres), Derive reprend à son compte le mythe de l’intraduisibilité des jeux de mots et de la poésie, avant de faire porter le chapeau aux traducteurs français, souffrant visiblement du syndrome du « génie de la langue » :

« Et je regrette parfois que le traducteur, quelque peu prisonnier de ses habitudes d’écriture française, qui refuse l’excès des répétitions et qui fuit les parallélismes, fasse disparaître dans la version française les repères linguistiques marquant la mesure rythmique » (1997, p. 213).

111 Je souligne.

112 Derive cite notamment les figures classiques du signifiant, telles qu’allitérations, assonances, chiasmes,

paronomases (1997, p. 206) ainsi que les procédés formulaires : anaphores, épiphores, parallélismes, anadiploses (ibid., p. 205).

113 « Il faut peut-être toutefois, dans le cas spécifique de cette poésie orale traditionnelle, accorder plus

d’attention que d’habitude à certains aspects de cette exigence de fidélité à l’original » (Derive 1997, p. 215, à propos de l’exigence que représente la restitution des propriétés du signifiant).

Affirmation paradoxale s’il en est, dans la mesure où Derive s’empresse de citer, quelques lignes plus bas, des exemples de choix traductifs permettant de se mettre dans l’état d’esprit nécessaire à la traduction des signifiants. Henry (2003) fait remarquer que de tels préjugés trouvent leur origine dans la linguistique114 ou dans la méconnaissance de la traduction (voir chapitre 2 de son ouvrage) qui tiendrait à une conception étroite du traduire, notamment à une appréhension erronée des fonctions du jeu verbal. Par ailleurs, elle souligne que, bien que les jeux de mots se retrouvent dans des textes écrits, la plupart d’entre eux reposent fondamentalement sur l’oral (2003, p. 45) dans la mesure où ils exigent une subvocalisation115. Il s’agit d’élargir le « champ d'investigation à celui de la forme signifiante en général, ce qui amène à faire des rapprochements, mais aussi des distinctions, entre les jeux de mots et la poésie » (Henry 2003, p. 15). Elle rappelle par ailleurs, rejoignant en cela Meschonnic, Berman et Folkart, la division classique entre fond et forme en proposant une réflexion sur la notion de « sens » en traduction. Sur le plan méthodologique, Henry distingue quatre types de stratégies traductives en matière de jeux de mots : la traduction homomorphe (lorsque le jeu de mots cible et le jeu de mots source font partie de la même catégorie, telle que l'anagramme, le calembour, etc.), la traduction isomorphe (égalité totale entre le jeu de mots source et le jeu de mots cible), la traduction hétéromorphe (traduction par un jeu de mots autre que celui de l’original, par exemple

114 Notamment Yaguello et Hagège (Henry 2003, p. 76).

115 À cet égard, elle rejoint le point de vue de Fraser (2007), qui fait valoir davantage de ponts que de fossés

entre production écrite et orale et qui souligne le remarquable potentiel d’imitation phonique de l’alphabet articulé.

substituer une anagramme à un calembour), et enfin la traduction libre (traduction de jeux de mots en non-jeux de mots et inversement). Même si ces catégories ne sont pas invoquées lors de l’analyse de corpus, dans la mesure où il ne s’agit pas de jeux de mots, mais de figures poétiques sonores116, les aborder dans le cadre de la méthodologie vise à souligner la faisabilité de l’entreprise et la variété des options qui s’offrent aux traducteurs.