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Le projet allitératif de Farah et sa reconstruction en traduction française 113

CHAPITRE 3 Une signifiance allitérative entre résistance et restitution traductive 87

4. Les modalités de traitement du motif sonore en traduction : analyse de corpus croisée

4.1 Le projet allitératif de Farah et sa reconstruction en traduction française 113

Avant de commenter quelques exemples significatifs de chacune des catégories présentées ci-dessus, je propose de présenter des données statistiques. Les deux tableaux ci- dessous indiquent le nombre d’occurrences de chaque catégorie relevées respectivement dans l’original (Tableau 1) et dans la traduction (Tableau 2) :

Nuruddin Farah : Secrets, Penguin Books (1999) Allitérations

et assonances Paronomases et chiasmes Homéotéleutes Virelangues Répétitions Jeux de mots

488 151 69 39 13 5

Jacqueline Bardolph (trad.) : Secrets, Le Serpent à plumes (1999) Allitérations

et assonances

Paronomases et chiasmes

Homéotéleutes Virelangues Répétitions Jeux de mots

156 22 21 12 3 1

Tableau 2 – Relevé des structures sonores dans Secrets (Bardolph)

Le Tableau 3 présente le pourcentage de réactivation de chacune des catégories dans la traduction de Jacqueline Bardolph :

Pourcentages de réactivation des structures sonores (Bardolph/Farah) Allitérations

et assonances Paronomases et chiasmes Homéotéleutes Virelangues Répétitions Jeux de mots

32 % 15 % 30 % 31 % 23 % 20 %

Tableau 3 – Pourcentages de réactivation des structures sonores (Bardolph/Farah)

Ces résultats seront beaucoup plus intéressants à commenter à partir du moment où ils seront mis en regard de ceux relatifs à la traduction de Jeanne Garane. Rappelons que l’objectif poursuivi dans ce chapitre n’est pas seulement de mettre en abîme un original et sa traduction, mais aussi ‒ et surtout ‒ deux attitudes traductives. Toutefois, avant même d’aller plus loin, il est clair que Bardolph est nettement plus timide dans le déploiement des motifs sonores que Farah. Outre les deux dernières catégories (répétitions et jeux de mots), qui n’offrent pas d’éléments réellement tangibles étant donné le faible taux d’occurrences, les autres données sont exploitables. De toute évidence, c’est la catégorie des allitérations et

des assonances qui constitue le motif sonore central chez l’écrivain somalien (bien que ces deux catégories n’aient pas été différenciées sur le relevé chiffré, les allitérations sont nettement plus fréquentes que les assonances).

Les exemples commentés présentés ci-dessous sont extraits du texte original (Secrets, 1999 @1988), chacun illustrant une ou plusieurs catégories.

We fell under the spell of silence that had something of a hissing quality to it, a

sound not too dissimilar to that of a snake moving over wet grass (p. 4).

Ce premier extrait invite à une traduction cratyléenne telle que définie par Fraser (2007)163, qui a été évoquée au chapitre 2, dans la mesure où l’original met en avant un certain symbolisme phonétique. L’allitération en [s] évoque le sifflement du serpent, comme dans le fameux vers de Racine (« Quels sont ces serpents... »).

Un peu plus loin, une série de passages mettant en scène des abeilles bourdonnantes activent à nouveau ce mécanisme, à commencer par les [...] unpacified anxieties buzzing inside it, like angry bees (p. 12), où l’alternance de [b] et de [z] évoque explicitement le bourdonnement de l’insecte, tout comme à la page 151, où l’on note de nombreuses occurrences de baby bee avant que la bee beams with delight, et encore à la page 179 avec could it have been a bee behaving [...]. Dans un autre passage, on retrouve l’abeille

côtoyant un oiseau dont le message s’exprime aussi bien sur le plan de la phanopée que sur celui de la mélopée164 :

The journey between the bee in the dream and the bird pecking Morse dots and

dashes of undecoded mysteries was shorter than the distance which separates

illusion from reality (p. 158).

Au-delà des assonances en [i:], le code morse qui sort des coups de bec de l’oiseau est renforcé par la série de dentales allitératives (en gras) et par l’alternance de [b], [d] et [p] qui produit un rythme saccadé. Parmi les autres occurrences de la catégorie cratyléenne, on peut encore citer :

(...) being a worry pot, bubbly and bursting with aqueous energy (p. 12), où les [b] et bl activent l’image mentale (sonore?) du bouillonnement;

He looks a great deal younger than eighty-three, and going stronger, with a great deal of spring in his gait (p. 33), dont les les 7 [g] de l’énoncé renforcent le ressort de l’aîné.

Ces passages, de par leur force évocatoire ponctuelle, demandaient théoriquement à être rendus par une technique similaire, ce que démentent les passages correspondant dans la traduction française (Secrets, 1999) :

[...] car elle était une marmite bouillonnante de soucis, toujours prête à déborder d’énergie liquide (p. 28);

Il ne fait pas du tout ses quatre-vingt-trois ans, et il est plus vigoureux tous les jours, avec encore beaucoup de ressort dans sa démarche (p. 57).

Voici maintenant quelques exemples représentatifs de différentes configurations allitératives déployées indépendamment de tout symbolisme phonétique :

There was no need to engage in a whispered conference anymore: my guest's

composite face called on my consciousness in bursts bright as shafts of lightning, in

fits and spasms intimidating as doors opening in the squeaky dark of a Hitchcock horror film (p. 29).

Si l’on revient un instant sur la méthode utilisée pour relever les occurrences, cet exemple compte pour une seule occurrence allitérative, bien que plusieurs consonnes se déploient en mode allitératif. Toutefois, il vaut également comme une occurrence de virelangue165. Au total, il compte pour deux patrons sonores distincts. D’autres allitérations jouent sur la répétition d’une seule consonne ou d’un seul phonème (allitération simple) :

I rummaged trough the recesses of these recollections. Too embarrassed to recall them [...](p. 31);

This way faces emerge, of owls with eyes forever shut, or fishes with their mouth open and feeding166 (p. 36);

For the genius in your gender, my handsome genie167 (p. 36);

[...] as if his tongue had been turned into a tangle of thorns (p. 109);

ou bien allient plusieurs consonnes en suivant différentes combinaisons :

She is fun, Sholoongo is. She is great fun (p. 9), allitération croisée : alternance de

[ʃ] et de [f];

165

Seconde moitié de l’énoncé.

166 Ici aussi, on se trouve en face de deux motifs sonores différents : une paronomase (owls/eyes) et une suite

allitérative en [f].

He is riding a robe dipped in dull red acacia-bark dye and is riding a stallion of

sterling handsomeness (p. 40), allitérations croisées en rr-ddddd-st-st-ss et

virelangue;

I was under the spell of termites, moving in their susurratory dedication to

demolish structures (p. 272), allitérations croisées en s-t-s-d-d-s : alternance de

dentales et de s, parenté paronomastique entre susurratory et structure.

Les autres catégories ne sont pas moins représentatives, si ce n’est quantitativement168, du moins sur le plan qualitatif :

The Shabelle River wore a jaw-fallen expression, like a boy deprived of the joy of play (p. 193).

Cette suite paronomastique est intéressante, dans la mesure où un joy représente l’axe sonore reliant deux autres éléments (boy, par substitution du j; jaw, par remplacement de - aw par -oy). Parmi les constructions paronomastiques particulièrement élaborées, on relève également :

[...] mean men badmouthing a woman whom they called a bitch, witch, a whore (p. 55);

Le texte de Farah offre plusieurs exemples de ce genre de suite paronomastique à trois éléments, bien que la majorité des paronomases fonctionnent par paires, comme dans :

I hoped the dog would worry the poultry to fright and the pigeon to flight (p. 71); Unless we freed him from the thread of his enslavement (p. 156);

tout comme les homéotéleutes, généralement groupées par deux :

In a silence as compact as thumbtacks (p. 53);

I indulged my smoker’s appetite in quiet as I dragged on my fag169 (p. 109); Sholoongo as a mistress of lascivious wantonness170 (p. 46);

Fidow, blood all over, bones and flesh ascatter, and none of us the wiser171 (p. 144). Examinons à présent cet autre exemple :

My half-sister is a consummate trickster (p. 51).

Cet énoncé vaut pour quatre catégories de patrons sonores : virelangue, il comporte une homéotéleute (deux -ster finaux), des allitérations en [s] et une paronomase (sister/trickster). Globalement, la plupart des énoncés se classent dans plus d’une catégorie, comme les exemples ci-dessus le démontrent.

Je propose de présenter maintenant quelques extraits de la traduction de Jacqueline Bardolph, en suivant la même méthode, c’est-à-dire en citant quelques passages représentatifs de chaque catégorie :

Nonno et moi écoutâmes un petit groupe d’étourneaux qui communiquaient entre eux avec des coassements liquides, des sifflements colorés (p. 18-19), allitération en [k];

169 Certaines homéotéleutes peuvent être pauvres, comme -agd/-ag. 170 Virelangue au passage.

171 Ce dernier exemple est plus complexe, dans la mesure où l’on compte non seulement trois homéotéleutes,

mais aussi des allitérations croisées (fbbf), et une proximité paronomastique entre blood and bones. L’ensemble confère un rythme de comptine ou de proverbe à la phrase.

Ma mère soupçonnait les autres de vouloir saper subrepticement son influence sur moi, son fils unique (p. 28), allitération en [s];

[...] où un secret enfoui au fin fond de mémoires non sollicitées peut nous assigner telle ou telle position dans la société (p. 70), allitération en [f] et en [s] et

homéotéleute en [é];

Il est remplacé par un arc-en-ciel, et sur ses talons, apparemment fascinés, des envols de sable s'élèvent vers le soleil et surgit un tsunami de secousses sismiques, de simples vagues [...] (p. 138), allitération en [s];

Qu’a-t-elle donc fait pour encourir ton courroux? Qu’est-ce que tu me caches? (p. 211), allitération et paronomase (soulignée);

J’allumais à la chaîne des cigarettes que j’inhalais (p. 213), paronomase (en gras)

et homéotéleute (soulignée);

Le trajet entre l’abeille du rêve et l’oiseau tapotant les points et les traits d’un

message morse mystérieux [...] (p. 238), allitération et virelangue, symbolisme

phonétique réactivé (souligné), à l’instar du passage correspondant dans l’original, méritant le qualificatif de traduction cratyléenne;

Bien campée sur ses pieds écartés, elle s’est retournée (p. 277), homéotéleute; [...] la rapacité de ceux qui partageaient cet infâme repaire avec lui, son propre frère (p. 382), allitération en [p], homéotéleute en -ère, segments paronomastiques (rapa/parta/repai);

[...] sa langue assoiffée léchant ses lèvres sèches (p. 385), allitération croisée et virelangue.

Bien que les patrons sonores soient nettement moins développés et élaborés que dans les énoncés de Farah, la traductrice semble cependant s’être prêtée au jeu (si l’on peut dire) de recréation des structures signifiantes. C’est précisément à ce niveau-là que les relevés statistiques présentés plus haut trouvent toute leur justification. L’analyse quantitative présente toutefois des limites, sans doute inhérentes à la méthodologie adoptée, où chaque figure compte pour une occurrence, que la figure soit très dense comme dans :

The wind in the apartment was straggly with a scatter or aromas, strong fragrances pointing to a most disharmonious state of mind, smells as distinct as mountain air, as aristocratic as sandalwood, or as specific in their intensity as Arabian skin oils (Secrets 1999 @1998, p. 181);

ou beaucoup moins développée, telle que :

Ses traits étaient empreints d’une tristesse au bord des larmes (Secrets 1999, p. 210).

On ne relève dans la traduction française aucun passage recréant une densité sonore comparable à celle de l’extrait original présenté ci-dessus, passages qui foisonnent par contre dans le Secrets de Farah. Ces deux questions, relatives à la fréquence d’une part et à la notion de développement d’autre part, feront l’objet d’une discussion approfondie dans la dernière section de ce chapitre. Pour avoir une idée plus précise de la marge de manœuvre traductive vis-à-vis du concept de motif sonore, je propose de présenter de la même manière quelques extraits du recueil de Waberi et de sa traduction anglaise réalisée par Jeanne Garane.