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CHAPITRE 2 État de la question et cadre méthodologique 43

1. Une question dans tous ses états 43

1.2 Le motif sonore comme esthétique de l’oralité 57

Entreprendre une revue de la littérature à partir des mots clés « oralité » et « littérature africaine » permet de mettre en évidence une majorité d’approches reposant sur la notion de genre ou de discours. L’esthétique de l’oralité, si elle n’est pas totalement absente du paysage scientifique, est toutefois nettement moins bien balisée : le plus souvent, elle n’est qu’effleurée et qualifiée alors de manière assez floue ou bien elle est circonscrite par des propos essentialistes (dans la lignée de ceux de Senghor). La démarche d’Eileen Julien, dans African Novels and the Question of Orality (1992) est sous-tendue par une lecture générique de l’oralité dans le romanesque africain. Partant, elle présente l’oralité comme une forme ou un genre narratifs et l’envisage sous un angle strictement intertextuel. Son essai est consacré à l’analyse de trois genres majeurs, représentatifs de la narration orale en Afrique, soit l’épopée, le récit initiatique et la fable ainsi qu’aux relations

77 Voir discussion approfondie dans la section 1.2.2 de ce chapitre.

78 Decolonizing Translation est paru en octobre 2009, tandis que ce projet de recherche (annonçant le cadre

que ces genres entretiennent avec certains romans africains contemporains. Et si le genre romanesque comporte des formes orales telles que proverbes, chants, devinettes, etc., Julien les voit comme topographiques plus que comme constitutives du genre (ibid., p. 46). Il est clair que la notion de « formes » ne convoque ici aucune dimension poétique, autrement dit qu’elle est étrangère aux conditions du sens évoquées par Meschonnic. Cette approche générique s’accompagne souvent d’une focalisation sur la mise en scène de la parole et sur le rôle des narrateurs traditionnels. L’oralité est alors examinée sous l’angle de la performance79, que la critique anglo-saxonne définit comme un acte global de création, à la fois action et événement artistiques (Koné 1993, p. 49). L’ouvrage de Koné Des textes oraux au roman moderne, étude sur les avatars de la tradition orale dans le roman ouest- africain (1993), est consacré à la place de ces « performateurs », c’est-à-dire aux « détenteurs de la parole artistique traditionnelle », et à leur discours dans le roman ouest- africain contemporain. Si l’auteur fait remarquer que l’oralité se manifeste sur le plan non narratif (1993, p. 96-105), il n’approfondit pas le sujet, et la question de la vocalité n’est qu’effleurée : « [c]es rapports de l’oral à l’écrit, de l’audition à la lecture silencieuse et individuelle des textes oraux aux textes romanesques sont complexes » (ibid., p. 192). Cette absence, c’est-à-dire l’évitement des questions esthétiques, ne manque pas de surprendre, dans la mesure où elle est loin d’être occultée dans la recherche consacrée aux littératures

79 D’après Lord et Parry, connus pour leur postulat oral-formulaic, le rôle du « performateur » ne se limite pas

à reproduire une composition, puisque le performateur est lui-même compositeur et recrée chaque fois quelque chose de nouveau. Néanmoins, cette vision est remise en cause par certains (voir Johnson [1988] et Andrzejewski et Lewis [1964] à propos de la poésie orale somalie, ou encore Finnegan [2007, p. 96-113]).

orales. L’essai d’Okpewho, African Oral Literature (1992b), en est un bon exemple, dans la mesure où l’auteur consacre tout un chapitre (intitulé « Stylistic Qualities ») au fonctionnement des techniques rhétoriques telles que répétitions, parallélismes, parataxe, tonalité et idéophones. Irele (2009) évoque également les particularités prosodiques des poésies rwandaise et somalie, et note que ces marques rhétoriques se donnent à lire dans les littératures contemporaines écrites, qu’elles soient d’obédience narrative ou poétique, sans toutefois développer la question.

En revanche ‒ faut-il s’en étonner? ‒ c’est dans la littérature scientifique consacrée explicitement à la poésie orale (approche ethnologique) que la question des sonorités est mise en avant et conceptualisée de manière intéressante. L’ouvrage de Seydou80 (1991), consacré aux traditions poétiques des bergers peuls, en est un bon exemple :

« cette poésie accorde délibérément la primauté à l’aspect phonique des mots qui se trouvent agencés dans la chaîne du discours selon une technique bien précise, pour aboutir à une savante marqueterie sonore » (1991, p. 24-25).

Cette poésie est définie comme un :

« […] véritable triomphe de l’oralité, où chaque mot est reconnu dans sa totalité, sa face sonore recouvrant une force et une valeur égales à celles de sa charge et de ses connotations sémantiques » (ibid., p. 25-26).

Tout d’un coup, cette oralité se teinte des connotations implicites de l’aural81, c’est- à-dire qu’elle recouvre précisément l’acception occultée par Julien et Koné (entre autres). Autrement dit, même chez les critiques qui font valoir l’oralité comme source d’inspiration des littératures africaines écrites (d’hier et d’aujourd’hui), la dimension sonore est évacuée, comme s’il y avait rupture entre les différents champs d’exploration. Faut-il alors se demander si la terminologie d’oralité n’est pas trop vaste, ou encore si elle ne recouvre pas des acceptions trop diverses pour être mise en œuvre telle quelle? La thèse récente de Kouadio (2005), consacrée au concept d’oralité dans la poésie ivoirienne francophone, suggère néanmoins le contraire, dans la mesure où ce sont les structures audibles, posées comme conditions du sens, qui constituent son angle d’analyse. On pourrait sans doute faire remarquer que cette approche n’est pas exceptionnelle, dans la mesure où le corpus choisi relève expressément de la poésie (qui, théoriquement, repose davantage sur des combinaisons de signifiants que le mode romanesque), mais ce serait ignorer les mises en garde émises au chapitre 1 à propos de la notion de genre et oblitérer bon nombre des remarques émises par Kouadio. Il semblerait que les questions relevant de l’expressivité et du sens aient souvent été traitées par la critique occidentale comme des phénomènes subsidiaires au phénomène poétique (Kouadio 2005, p. 28), et que, parallèlement, le concept de rythme au sens large (c’est-à-dire renvoyant plus généralement à la « matérialité sonore, soit la transcription muette de la voix », ibid. p. 285) n’ait pas fait l’objet d’un

effort sérieux de conceptualisation (ibid., p. 27, d’après Dessons et Meschonnic 2005). Par ailleurs, évacuant rapidement les schémas d’obédience formaliste, Kouadio souligne que « l’accent prosodique sémantise par sa propension à mettre en lumière » (2005, p. 190). Les techniques du dire mises en œuvre par les poètes ivoiriens de la seconde génération sont ancrées dans un art oral bien spécifique. À titre d’illustration, on peut citer parallélisme, scansion, anaphores, répétitions, refrains, chassés-croisés de mots, qui organisent l’écriture dont « l’explication, à notre sens, n’est pas à rechercher dans le mythe du rythme nègre. Il s’agit pour le poète d’opérer un choix conscient par rapport à sa culture » (Kouadio 2005, p. 13482). Néanmoins, cet ancrage dans une culture d’origine n’est sans doute pas le seul facteur de « réinvention du langage », et l’on peut aussi y voir que :

« cette réinvention explore tous les possibles, [...] pour créer des œuvres qui, bien qu’ouvertes à la culture du terroir n’excluent pas non plus l’emprunt à d’autres patrimoines culturels » (Kouadio 2005, p. 176).

Le lecteur de ces lignes se demande sans doute si le motif sonore ne s’est pas perdu en cours de route. Au contraire, la remarque ci-dessus suggère que ce concept constitue un lien, un trait d’union avec les autres patrimoines culturels dont parle Kouadio. L’influence surréaliste, puisqu’il s’agit d’elle, est indiscutable. D’une part, parce que la poétique de Césaire s’inscrit au cœur de ce mouvement, et que les poètes ivoiriens dont parlent Kouadio ont été profondément influencés par l’écrivain martiniquais. D’autre part, parce que les

surréalistes français ont ostensiblement mis en avant les structures sonores dans leur projet scriptural :

« en littérature, c’est avant tout l’oralité qui m’intéresse. Il y a ceux qui écrivent pour la bouche et par l’oreille. Ceux qui ont directement affaire au corps comme Bossuet, Rabelais, Beckett... » (Novarina cité par Kouadio 2005, p. 293).

Novarina ouvre encore d’autres portes ici. Je reviendrai sur les parallèles avec le surréalisme établis par Kouadio au moment d’aborder le texte d’Adiaffi (chapitre 4). Pour l’heure, il suffit de remarquer que faire valoir le motif sonore comme composante majeure du patrimoine poétique oral ne revient pas à dire que ce patrimoine en ait l’exclusivité. Loin de rendre mon sujet de recherche invalide, ce constat vient enrichir les potentiels d’analyse et de discussion. Il met par ailleurs en évidence que le fait de choisir le motif sonore comme angle d’analyse ne convoque pas une vision traditionaliste des littératures africaines, comme seul prolongement de la tradition orale, mais que ce concept est susceptible de servir une certaine poétique de la relation.