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CHAPITRE 3 LE DOUBLE PROBLÈME D‟ACTION COLLECTIVE

1. Le réseau à l‟assaut du modèle de l‟organisation rationnelle

On s‟accorde à penser que l‟organisation rationnelle qui caractérisait le fonctionnement de l‟État (comme celui de l‟entreprise privée) jusqu‟à la fin des années 1960 suffisait à traiter de manière satisfaisante les problèmes d‟affaires publiques. Dans une perspective descendante (top-down), les pouvoirs publics utilisaient un modèle séquentiel d‟élaboration de politique : la politique est décidée sur la base d‟une connaissance approfondie des affaires à être réglementées et est mise en oeuvre par étapes successives, en recueillant d‟abord les données nécessaires, pesant ensuite le pour et le contre des différentes avenues d‟intervention possibles et prenant enfin une décision rationnelle sur le cours des actions à mener, actions qui seront finalement exécutées par des agences publiques.

Dans le cas d‟un échec de la politique, on cherchera la cause parmi les possibilités suivantes : des hypothèse incorrectes quant aux relations causales et à l‟efficacité des instruments, une résistance

7 . Nous utiliserons le vocable « problème d‟action conjointe » dans le reste du document pour éviter toute confusion avec l‟un de ses volets : la logique de l‟action collective.

offerte de la part des agents de mise en oeuvre ou des groupes cibles, un manque d‟information quant aux objectifs de la politique ou un manque de contrôle. On pourra ainsi améliorer l‟efficacité de la politique en corrigeant les failles recensées : en rationalisant les mesures, en clarifiant les objectifs de la politique, en réduisant le nombre de participants dans la phase de mise en œuvre, en augmentant la quantité d‟information concernant les objectifs de la politique ou en renforçant les activités de suivi et de contrôle. Ainsi, dans le cadre de l‟organisation rationnelle, l‟État est considéré comme étant en mesure de faire face à l‟ensemble des problèmes demandant une action, et il peut corriger ses lacunes au besoin. Il est l‟ « acteur central rationnel » (Bogason, 2006 ; Kickert, Klijn & Koppenjan, 1997a).

Ce modèle a été remis en question vers le début des années 1970 devant l‟accroissement du nombre de problèmes restant sans réponse et de la complexité des problèmes posés : chômage, pauvreté, exclusion sociale, intolérance, dégradation de l‟environnement, pollution. Les politiques menées n‟ont pas atteint leurs objectifs en dépit du fait que les programmes mis en oeuvre aient été pourvus généreusement. L‟ampleur du résultat négatif dépasse la capacité d‟explication du modèle de l‟acteur central rationnel. Une première critique, d‟ordre méthodologique, a porté sur le caractère

rationnel de l‟approche, faisait valoir l‟impossibilité pour le gouvernement de détenir une information

complète et exacte sur la situation actuelle et sur les différentes possibilités d‟intervenir, et la difficulté d‟analyser cette information de manière appropriée.

Une seconde critique, plus fondamentale, a porté sur le caractère interactif de la politique publique. La politique publique fait intervenir plusieurs acteurs. Elle suit un processus d‟ajustement mutuel, dont le résultat émerge de l‟interaction entre les différents décideurs impliqués, chacun poursuivant la solution à son propre problème plutôt qu‟au problème ostensible. Les différents acteurs essaient donc d‟influencer le processus par le biais de leur propre action stratégique alors que les perceptions des problèmes et des solutions fluctuent au cours du temps, ce qui rend le problème plus complexe. Au lieu de faire une analyse complète de toutes les options possibles, le décideur principal privilégie celles qui dévient le moins possible des décisions précédentes et choisit l‟option qui satisfait le plus d‟acteurs possibles (Lindblom, 1959 ; Lindblom & Cohen, 1979 ; Klijn, 1997 ; Bogason, 2006).

Cette approche a suivi différents schémas Ŕ élitiste, corporatiste, pluraliste Ŕ pour finalement se fondre dans le concept plus large de réseau de politiques. Le concept de réseau recoupe l‟idée de multiplicité des intervenants, dont certains non publics, dans l‟élaboration et la mise en oeuvre de la politique publique. Les premières formes de réseaux observées dans les années 1970 sont les communautés de politiques (policy communities). Ils sont formés de représentants des ministères et de

groupes d‟intérêt interpellés par un même thème d‟intervention, qui partagent un certain nombre de valeurs et se distinguent par une communauté d‟intérêt. Ce type de réseau, relativement stable, a principalement été observé et étudié au Royaume-Uni. Une autre forme est le réseau d‟enjeu (issue

network), davantage observé aux États-Unis, qui rassemble un plus grand nombre

d‟intervenants (activistes provenant des groupes d‟intérêt conventionnels, représentants du gouvernement, du milieu universitaire, des cercles professionnels, experts participant à titre volontaire), et dont la composition évolue continuellement.

D‟un concept au départ décrivant l‟interaction survenant dans le processus d‟élaboration de politiques, les réseaux sont venus à décrire les processus de mise en œuvre. Au fur et à mesure où les organisations privées, à but non lucratif et quasi-gouvernementale se sont introduites dans la fourniture de services et de programmes, donnant naissance à toutes sortes de partenariats hybrides, on a été amené à définir le réseau de politique dans les années 1990 comme un schéma de relations entre acteurs interdépendants, qui se forme autour d‟un problème politique ou de la mise oeuvre d‟un programme. Les réseaux sont en général spécifiques à un secteur de politique en particulier (Klijn, 2000 ; Rhodes, 1997 ; Lowndes, 1996).

Si l‟analyse de réseaux s‟est révélée être en grande partie un exercice descriptif et typologique (plusieurs tentatives ont été offertes pour définir un continuum entre policy communities et issue

networks, en se basant sur différents aspects, notamment le degré d‟intégration, la composition et la

répartition des ressources), l‟analyse des réseaux de politiques est néanmoins devenu le paradigme dominant dans l‟étude des processus d‟élaboration de politiques (Dowding, 1995 ; Thatcher, 1998 ; Bogason, 2006). Les réseaux ont été utiles pour montrer les limites du modèle d‟organisation rationnelle où les pouvoirs publics sont seuls au contrôle. Ils ont montré la distinction entre « insiders » et « outsiders », la difficulté dans certains cas pour les nouveaux acteurs d‟influencer la politique, l‟importance de la spécialisation dans l‟élaboration de politique. Les réseaux seront aussi utiles à dépeindre la fragmentation dans la mise en œuvre de la politique et les interdépendances entre les acteurs publics et privés.

Le pouvoir explicatif de l‟analyse des réseaux est cependant limité. Elle décrit des aspects du processus d‟élaboration et de mise en œuvre des politiques mais n‟explique pas l‟existence des réseaux, si ce n‟est de manière générale par exemple par le degré d‟interdépendance entre les acteurs, la décentralisation et la fragmentation, ni l‟impact des réseaux en terme de politique et d‟organisation. Surtout, elle ne nous fournit pas d‟indication sur la manière de solutionner les problèmes et de prendre des initiatives cohérentes et efficaces en matière de développement économique et social. En se

concentrant sur les réseaux, on ne peut pas vraiment rendre compte des changements de politiques car les réseaux ne sont qu‟une composante de ces changements (Rhodes & Marsh, 1995). On peut cependant progresser sur cette question en examinant les problèmes d‟action conjointe sous-jacents aux réseaux.