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CHAPITRE 5 AMÉLIORER LA GOUVERNANCE : LES OUTILS DISPONIBLES

1. La décentralisation

L‟analyse qui a été faite de la gouvernance au chapitre précédent a montré que les défis lancés à la croissance et la compétitivité ne peuvent être simplement relevés par des transferts de pouvoirs entre niveaux de gouvernement, car les actions requises nécessitent de combiner les apports d‟un large éventail d‟organisations et d‟acteurs. Faire passer les ressources d‟un niveau à un autre n‟améliore pas nécessairement la situation. De ce point de vue, les débats sur la décentralisation des pouvoirs ont peut-être manqué leur cible.

Pourtant, il est admis que la décentralisation peut, en principe, aider les pouvoirs publics à améliorer la gouvernance. Le principal canal par lequel cet effet serait possible est l‟adaptation des mesures et l‟alignement des ressources sur les conditions et les besoins locaux, une prise de décisions décentralisée favorisant la solution pragmatique de problèmes locaux (OCDE, 1996). Une coordination entre les acteurs serait par le fait même facilitée par le transfert de responsabilité aux niveaux inférieurs.

Pour que la politique soit de cette façon adaptée et coordonnée à un niveau inférieur, cette décentralisation doit être de facto associée à une plus grande flexibilité dans la gestion de la politique en question. Si la décentralisation ne s‟accompagne pas d‟une plus grande flexibilité dans la gestion des politiques (que ce soit au niveau de la conception des programmes, de la définition des cibles, des conditions d‟éligibilité), on pourra difficilement s‟attendre à ce que la décentralisation débouche sur une meilleure coordination et une meilleure adaptation. C‟est par le biais de la souplesse administrative que les responsables pourront modifier les modalités de mise en œuvre, créer de nouveaux programmes ou soutenir différentes initiatives.

Au concept de flexibilité on doit assortir celui d‟imputabilité dans cette grille d‟analyse. L‟imputabilité des résultats, implicite dans les concepts de coordination et de participation, permet de s‟assurer qu‟un contrôle des actions est établi, et c‟est là l‟un des aspects importants de notre problème de départ. Grâce au maintien de l‟imputabilité des résultats on pourra s‟assurer que les actions dans un cadre décentralisé sont bien menées de manière à atteindre les objectifs fixés. Notre analyse de la décentralisation doit donc essayer de déterminer si celui-ci permet une plus grande flexibilité qui puisse être mise en œuvre pour améliorer la gouvernance, et ce dans un cadre de maintien de l‟imputabilité.

Si plusieurs domaines d‟intervention ont fait l‟objet d‟une décentralisation au cours des dernières décennies (santé, éducation, sécurité), aucun ne l‟a été autant que celui de la politique du marché du travail. Plusieurs pays ont en effet décentralisé leurs politiques de l‟emploi et des compétences, surtout depuis les années 1990, ce qui fournit une masse importante d‟expérimentations utile à l‟analyse. Ce domaine étant situé au cœur des préoccupations liées au développement économique et social, il est idéal pour notre étude, et nous nous y cantonnerons pour le reste de cette section.

Deux formes de décentralisation peuvent être distinguées afin de faciliter l‟analyse. En suivant Politt, Bircham & Putnam (1999), la première forme consiste à exercer un transfert de pouvoir entre une organisation (hiérarchiquement supérieure) et une autre (hiérarchiquement subordonnée). On se réfère traditionnellement à ce modèle sous le terme de dévolution. La seconde consiste à transférer certains pouvoirs de décision au sein de la même administration, d‟un niveau hiérarchiquement supérieur à un niveau hiérarchiquement inférieur. On désigne cette forme par l‟expression décentralisation administrative, ou encore déconcentration.

1.1 La recherche de flexibilité

Les deux formes de décentralisation sont bien connues dans le domaine de l‟emploi et des compétences9. Abordons d‟abord le cas de la dévolution. Celui-ci concerne le plus souvent le transfert de pouvoir entre le gouvernement central et le gouvernement régional pour la mise en œuvre des politiques et la conception de programmes. Certains pays à structure fédérale nous fournissent des exemples de dévolution Ŕ Belgique, Canada, Mexique Ŕ de même que des États unitaires, tels que l‟Italie et l‟Espagne. La Belgique a été le premier à transférer les compétences en matière de politique active du marché du travail à ses trois régions, Flandre, Wallonie et Bruxelles-Capitale, en 1980. Le Canada a été le pionnier de la déconcentration asymétrique, transférant davantage de pouvoirs à certaines régions, selon leur capacité administrative et leur volonté d‟assumer cette responsabilité. Cinq régions (provinces et territoires) ont bénéficié d‟une dévolution de pouvoirs à proprement parler tandis que sept ont conclu un accord de co-gestion et une dernière est visée par un statu quo. La déconcentration a aussi été négociée au cas par cas entre l‟administration centrale et les régions, en Italie et en Espagne.

La dévolution accroît à première vue la flexibilité dans la gestion des politiques du marché du travail, mais en réalité cette flexibilité est souvent moins grande qu‟il n‟y paraît. Dans tous les cas de dévolution, le gouvernement central conserve des responsabilités stratégiques importantes. C‟est en effet lui qui établit les grandes lignes de la politique, détermine le cadre d‟imputabilité et assure le financement des programmes, transférant les sommes qu‟il juge approprié dans l‟accomplissement d‟objectifs qu‟il détermine. Au Canada, même dans le cas de pleine dévolution, le gouvernement fédéral maintient ces prérogatives. La latitude régionale consiste à concevoir et mettre en œuvre des programmes devant le mieux permettre d‟atteindre les objectifs dans le cadre des limites fixées (conditions d‟éligibilité des bénéficiaires de l‟assurance-chômage, par exemple). Les gouvernements régionaux peuvent bien entendu ajouter des objectifs à ceux qui sont négociés avec le gouvernement central, qu‟ils peuvent chercher à atteindre en puisant dans les fonds transférés et en y ajoutant des fonds à même leur propre budget.

Dans ce cadre, le potentiel d‟une approche plus stratégique dans la mise en oeuvre de la politique, qui pourrait par exemple entrevoir d‟un bon œil les possibilités d‟une meilleure coordination avec le secteur du développement économique, sont mises dans la balance avec les conséquences d‟une

9 . Cette sous-section reprend des passages publiés en anglais dans Giguère, S. (2003), « Managing Decentralisation and New Forms of Governance », in OCDE, Managing Decentralisation. A New

utilisation non optimale des ressources et l‟atteinte de résultats non conformes aux attentes. En d‟autres mots, les pressions visant à atteindre les objectifs fixés de la manière la plus directe qui soit sont souvent similaires que les politiques soient mises en œuvre au niveau national dans un cadre centralisé ou au niveau régional dans un cadre décentralisé.

Ces pressions peuvent dans certains cas avoir un effet inverse sur le degré de décentralisation. Ainsi on a pu constater au Canada des cas où certains types de décision, auparavant prises au niveau local dans un contexte centralisé, étaient ensuite prises au niveau régional après la dévolution, indiquant un degré de centralisation effective plus élevé dans un cadre officiellement décentralisé que dans le cadre centralisé (OCDE, 1998). Le souci d‟imputabilité et d‟efficience tend aussi à limiter la participation d‟autres organisations du service public ou non gouvernementales dans des exercices de planification stratégique contraignants. Les gouvernements récipiendaires de nouveaux pouvoirs de décision ont souvent choisi d‟accélérer les réformes visant à accroître l‟efficacité des structures de mises en œuvre au lieu de privilégier la coordination intersectorielle. Les gouvernements de la région flamande et de la région wallonne ont tour à tour pris des mesures visant à moderniser et dynamiser leur service public de l‟emploi respectif, VDAB et FOREM, au cours des dernières années. Dans les deux cas, on a scindé les organisations en unités de coordination, de placement et de formation et introduit des mécanismes de marché dans la fourniture de services, ce qui a pu contribuer à compartimentaliser les programmes.

La décentralisation peut aussi conduire à accroître la charge administrative qui pèse sur les services régionaux de l‟emploi, se traduisant par des limitations supplémentaires de leur capacité à adopter une approche stratégique dans leur domaine. Au Canada, en Italie et en Espagne, des régions ont dû combiner leurs services nouvellement décentralisés avec des services régionaux existants et à harmoniser des politiques actives du marché du travail destinées à différents groupes cibles (par exemple les bénéficiaires de l‟aide sociale, les chômeurs, les autres demandeurs d‟emploi), tâche qui s‟est avérée fortement consommatrice de temps et administrativement exigeante pour les responsables de l‟élaboration des politiques. Aux États-Unis, les conseils d‟investissement dans la main d‟oeuvre (workforce investment boards, WIB) appliquent des douzaines de programmes financés aux niveaux fédéral, des états et local, chaque niveau ayant des filières de responsabilité différentes, ce qui rend la coordination des programmes du marché du travail difficile. Il y a parfois non concordance entre les responsabilités et les ressources transférées par l‟administration centrale, et cela a été cité parmi les causes d‟échec de la déconcentration de pouvoirs aux autorités locales en Pologne (Boni, 2003). La qualité des compétences professionnelles peut aussi être insuffisante au niveau local par rapport aux nouvelles responsabilités transférées.

À l‟évidence, bien qu‟elle puisse favoriser une allocation pragmatique des ressources dans certaines circonstances, la déconcentration ne garantit pas davantage de possibilités de coordonner des politiques avec celles d‟autres domaines dans un cadre stratégique ou intégré, ni d‟adapter des politiques aux conditions locales.

Dans la deuxième forme de décentralisation, au sein d‟un même service public de l‟emploi intégré à l‟échelle nationale, les responsables régionaux obtiennent un certain degré d‟autonomie pour mettre en oeuvre des politiques et concevoir des programmes, conformément à des lignes directrices ou dans un cadre général établi au niveau national. C‟est souvent le cas lorsque le service public de l‟emploi (SPE) est géré de façon tripartite, avec la participation des syndicats et des organisations patronales qui protègent l‟intérêt de leurs membres tant au niveau national que régional et qui supervisent le processus de décision au niveau régional. L‟Autriche et le Danemark sont des exemples de cette forme de décentralisation.

Dans ce deuxième cas de figure, toutes les chaînes de commandement font rapport à un organe décideur. Le principal facteur de flexibilité dans la gestion des politiques réside alors dans le système de gestion des performances et dans la détermination des cibles à atteindre et des ressources. Dans le cadre d‟une gestion par objectifs, les grandes orientations de la politique et le financement sont définis au niveau national, tandis que les responsables locaux sont libres de varier l‟utilisation des différentes mesures dont ils disposent, pourvu qu‟ils atteignent les objectifs fixés pour une série de produits ou services (par exemples, placements, présentation de candidats à divers programmes, nombre de personnes formées), ventilés par catégories d‟utilisateurs (sans-emploi, chômeurs de longue durée, bénéficiaires de l‟aide sociale, femmes, jeunes, minorités ethniques, etc.). Le suivi des performances vise à s‟assurer que des progrès sont réalisés par rapport à ces objectifs.

Le degré effectif de flexibilité dans un tel cadre décentralisé dépend largement de la façon dont les objectifs sont fixés et par qui. Sont-ils définis unilatéralement à l‟échelon national ? Sont-ils négociés avec les bureaux régionaux et locaux ? D‟autres ministères, les partenaires sociaux et d‟autres parties prenantes au niveau local jouent-ils un rôle quelconque dans l‟établissement des objectifs à atteindre par les services publics ?

Les méthodes de détermination des cibles varient considérablement d‟un pays à l‟autre. Dans les SPE décentralisés, les régions ont habituellement leur mot à dire sur les objectifs annuels, bien que le pouvoir effectif de négociation dépende d‟un certain nombre de facteurs, dont les contraintes budgétaires au niveau national. Dans un petit nombre de cas, des ajustements sont effectués après des

consultations supplémentaires au niveau local pour s‟assurer que les politiques sont toujours adaptées au contexte local.

Dans ce type de système, la flexibilité fournie est souvent insuffisante pour avoir un impact sur le degré de coordination et d‟adaptation des politiques. Dans beaucoup de pays, la performance des services publics est gérée de manière à maximiser l‟efficience basée sur le rendement et les fonctionnaires sont parfois mis en concurrence directe avec des prestataires de services privés, ce qui génère des effets de sélection biaisée : seuls les cas les plus faciles sont traités (effet d‟écrémage). Cela favorise une approche étroite de la mise en oeuvre et limite les capacités en faveur d‟une démarche stratégique.

1.2 La contrainte d’imputabilité

Les résultats des exercices de décentralisation dans le domaine de l‟emploi sont donc incertains en matière de flexibilité. Néanmoins, la décentralisation au sein d‟un SPE intégré recèle un potentiel d‟accroissement de la flexibilité dans la gestion des politiques, ne serait-ce que parce que le cadre de décisions décentralisées est en place. Qu‟en est-il de l‟imputabilité des résultats ?

Garantir l‟imputabilité des résultats dans un cadre décentralisé représente un défi important. La décentralisation implique un partage de responsabilités parmi un certains nombre d‟acteurs bien que la source de financement reste souvent la même : le gouvernement central, par le biais de l‟imposition ou des cotisations prélevées auprès des salariés et des employeurs. Ainsi pour assurer une pleine imputabilité, le gouvernement central doit pouvoir être en mesure de rendre compte des résultats de sa politique de la même façon que dans un cadre centralisé.

Les difficultés répertoriées par les processus d‟imputabilité dans les cadres décentralisés sont nombreuses. Il peut notamment être difficile pour deux ordres de gouvernement de s‟entendre sur un cadre d‟imputabilité acceptables aux deux parties, comme on a pu en faire l‟expérience au Canada dans le cadre des négociations sur les transferts de responsabilités. Les gouvernements régionaux peuvent avoir des objectifs stratégiques différents de ceux du gouvernement central, et peuvent ne pas considérer le cadre d‟imputabilité comme contraignant s‟il n‟est pas associé de pénalités financières en cas de non atteinte de résultats. Les gouvernements régionaux peuvent par ailleurs associer d‟autres acteurs dans la mise en œuvre de la politique, comme leur propre service public de l‟emploi, les organisations de partenaires sociaux ou des agences locales. Une multiplication des intermédiaires et des partenaires peut conduire à rendre plus diffuses les relations d‟imputabilité.

Une multiplication des cadres de gestion et des sources de financement peut rendre les cadres d‟imputabilité plus difficile à respecter, ce qui est souvent le cas dans les cadres de gouvernance à niveaux multiples. Dans plusieurs pays, les agences de l‟emploi sont responsables de mettre en œuvre des programmes gérés et financés à différents niveaux. Par exemple, les conseils de développement de la main-d‟œuvre aux États-Unis sont responsables de la mise en œuvre de 26 programmes provenant des différents niveaux d‟autorité, chacun avec des objectifs différents en terme de résultats, des conditions d‟éligibilité et des modalités d‟application différentes. Il est vraisemblable que les résultats notifiés soient moins précis dans un tel cadre.