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Réponses stratégiques des entreprises aux pressions institutionnelles

PREMIÈRE PARTIE

3.3 Stratégies des entreprises face à la critique

3.3.2 Réponses stratégiques des entreprises aux pressions institutionnelles

Nous avons vu que le néo-institutionnalisme sociologique a connu plusieurs infléchissements qui ont grandement contribué à dissiper l’image de la « cage d’acier » (iron cage) (DiMaggio et Powell, 1983) qu’on a longtemps associé à cette théorie. Les organisations ne sont plus conçues comme des « lemmings »54, pour reprendre la métaphore de Leca (2006), qui subissent passivement les pressions de l’environnement institutionnel mais comme des agents qui développent de multiples comportements stratégiques pour faire face à ces pressions. À ce titre, la typologie développée par Oliver (1991) pour caractériser les réponses stratégiques des organisations aux pressions institutionnelles constitue un travail pionnier qui a ouvert la voie à de nombreux travaux empiriques et développements théoriques.

L’hypothèse de départ d’Oliver consiste à considérer l’existence d’une grande variabilité au niveau des réponses stratégiques des organisations face à leur environnement institutionnel en termes de résistance, de proactivité et de pouvoir d’influence.

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Ces petits êtres à la chevelure verte, héros du jeu vidéo éponyme, qui s’imitent systématiquement les uns les autres sans réfléchir.

It is suggested here that organizational responses will vary from conforming to resistant, from passive to active, from preconscious to controlling, from impotent to influential and from habitual to opportunistic, depending on the institutional pressures toward conformity that are exerted on organizations (Oliver, 1991: 151).

À partir de cette hypothèse, Oliver développe une typologie des réponses stratégiques des organisations aux processus institutionnels qui vont de la passivité à la résistance active. Cinq types de réponses stratégiques sont ainsi identifiés : l’Acquiescement, le Compromis, l’Évitement, la Défiance et la Manipulation (Tableau 5).

Tableau 5 : Réponses stratégiques des organisations aux processus institutionnels

Strategies Tactics Examples

Acquiesce Habit Following invisible, taken-for-granted norms

Imitate Mimicking institutional models Comply Obeying rules and accepting norms

Compromise Balance Balancing the expectations of multiple constituents Pacify Placating and accommodating institutional elements Bargain Negotiating with institutional stakeholders

Avoid Conceal Disguising nonconformity

Buffer Loosening institutional attachments Escape Changing goals, activities or domains Defy Dismiss Ignoring explicit norms and values

Challenge Contesting norms and requirements

Attack Assaulting the source of institutional pressure

Manipulate Co-opt Importing influential constituents

Influence Shaping values and criteria

Control Dominating institutional constituents and processes

L’acquiescement constitue la forme la plus passive de réponse stratégique des organisations aux pressions de l’environnement institutionnel. Il peut se révéler à travers trois tactiques alternatives. D’abord, l’organisation peut adhérer de manière inconsciente ou aveugle à des normes et valeurs considérées comme allant-de-soi (Habit). Elle peut aussi imiter de manière consciente ou inconsciente des modèles existants parce qu’ils ont montré leur succès dans des contextes similaires ou parce qu’ils sont promus par des agents influents comme les cabinets de conseil (Imitate). Enfin, elle peut incorporer consciemment des valeurs, normes ou exigences institutionnelles (e.g. normes environnementales et sociales) par anticipation d’un bénéfice potentiel comme l’appui de l’État ou le soutien de l’opinion publique (Comply).

La stratégie de compromis représente une réponse aux exigences parfois contradictoires de l’environnement institutionnel et souvent incompatibles avec les objectifs d’efficience des organisations. Trois tactiques illustrent cette stratégie. La première consiste à tenir en équilibre les demandes et attentes des différentes parties prenantes en opérant des concessions ciblées qui permettent à l’organisation de préserver ses soutiens internes et externes (Balance). À titre d’exemple, les plans sociaux élaborés par les entreprises en difficulté doivent trouver le meilleur équilibre entre les attentes des marchés financiers, des salariés et de l’État. La deuxième tactique vise à apaiser les pressions institutionnelles qui s’exercent sur l’organisation (Pacify). Un exemple peut être donné par les contrôles que les entreprises multinationales mettent en place pour assurer le respect des normes de travail chez leurs sous-traitants dans les pays en voie de développement afin d’atténuer la virulence des critiques dont elles font l’objet de la part des ONG. La troisième tactique consiste à marchander avec certaines parties prenantes afin que celles-ci abaissent le niveau de leurs demandes ou attentes en échange de certaines concessions ou sous la menace de sanctions (Bargain). Par exemple, les représentants des patrons d’entreprises agitent régulièrement la menace de la délocalisation afin de pousser l’État à abaisser le taux des charges sociales qui pèsent sur eux.

L’évitement est une stratégie qui permet à l’organisation d’échapper à la nécessité de se conformer aux exigences de l’environnement institutionnel. La première tactique d’évitement consiste à dissimuler la non-conformité (Conceal). L’organisation peut par exemple élaborer des procédures et normes auxquelles elle se soustrait dans la pratique ou instaurer des rituels et cérémonies qui renvoient l’image de son acceptation des règles, normes et exigences institutionnelles sans pour autant s’y soumettre. La deuxième tactique permet à l’organisation de réduire le degré de contrôle externe exercé sur elle en découplant partiellement ses activités de l’évaluation réalisée par les parties prenantes (Buffer). Ainsi, la complexité des instruments financiers développés par certains établissements rend leur évaluation par des organismes externes, notamment par les autorités de régulation, extrêmement difficile, ce qui permet à ces établissements de bénéficier d’une plus grande marge de manœuvre dans leur utilisation (taux de rentabilité, couverture de risque, etc.). Enfin, une dernière tactique d’évitement conduit l’organisation à sortir du domaine dans lequel les pressions institutionnelles sont jugées excessivement importantes (Escape). Une entreprise peut notamment abandonner la production de produits dangereux (e.g. amiante, dichlorodiphényltrichloroéthane : DDT) ou délocaliser des activités polluantes vers des pays ayant des réglementations environnementales moins exigeantes.

Trois tactiques de défiance peuvent être mises en œuvre par les organisations en réponse aux pressions institutionnelles. La première consiste à ignorer les règles, normes et valeurs explicites, en particulier lorsque le pouvoir de coercition des parties prenantes est faible ou lorsque les exigences de l’environnement institutionnel s’éloignent fortement des objectifs de l’organisation (Dismiss). Par exemple, certaines entreprises pharmaceutiques choisissent d’ignorer volontairement la réglementation en matière d’information médicale estimant que la probabilité d’être condamnées pour certaines pratiques illégales (e.g. promotion hors-indications autorisées d’un médicament) est faible en raison des ressources limitées dont

disposent les autorités sanitaires pour exercer leur mission de contrôle ou que les amendes auxquelles elles s’exposent sont largement compensées par les bénéfices attendus de ces pratiques. La contestation est une tactique plus active qui permet aux organisations de dénoncer l’irrationalité de certaines règles et normes ou leur inapplicabilité (Challenge). Ainsi, les entreprises industrielles contestent régulièrement les normes environnementales les jugeant trop exigeantes et impossibles à respecter. Enfin, la troisième tactique de défiance consiste à attaquer les sources des pressions institutionnelles en vue de les décrédibiliser (Attack). Un exemple est donné par Maguire et Hardy (2009) à propos de la réaction des producteurs d’engrais chimiques et de pesticides aux États-Unis après la publication de Silent Spring par Rachel Carson. La plupart des attaques furent alors dirigées contre l’auteur, accusée d’être opposée au progrès ou tout simplement incapable d’entendre les arguments des autres scientifiques parce qu’elle est une femme.

La manipulation est la plus active des réponses stratégiques des organisations aux pressions institutionnelles. C’est une stratégie qui vise à modifier les normes, valeurs et exigences de l’environnement et à influencer les acteurs qui les déterminent ou les soutiennent. La première tactique de manipulation consiste à persuader certains constituants d’intégrer l’organisation (Co-opt). Cette tactique permet de neutraliser la contestation et d’augmenter la légitimité de l’organisation. La deuxième tactique amène l’organisation à agir activement en vue de façonner les normes et valeurs admises ainsi que les critères d’acceptabilité des pratiques et d’évaluation des performances au sein du champ organisationnel (Influence). Il s’agit principalement d’un travail discursif qui comprend la production, la diffusion et la consommation de textes permettant de créer ou de transformer les schémas cognitifs au travers desquels les acteurs interprètent et donnent du sens à la réalité (Hardy et Philips, 2004 ; Philips et al., 2004 ; Maguire et Hardy, 2009, 2013). La dernière tactique de manipulation consiste en un effort spécifique visant à établir la domination de l’organisation

sur les autres constituants de l’environnement institutionnel (Control). Elle comprend des actions permettant le contrôle de l’allocation des ressources, des relais médiatiques et des centres de décision (e.g. maîtrise du financement des partis politiques, contrôle financier des grands groupes de médias, participation aux organismes chargés de l’élaboration des normes et standards comme la Commission du Codex Alimentarius et l’Organisation Internationale de Normalisation).

Plusieurs travaux empiriques menés à la suite d’Oliver (1991) ont montré que les entreprises adoptent des comportements stratégiques complexes en articulant différentes réponses de façon concomitante ou séquentielle (e.g. Levy et Egan, 2003 ; Maguire et Hardy, 2009). Par exemple, à propos des réponses stratégiques des Majors aux changements institutionnels survenus dans le champ de l’industrie musicale durant les années 1990-2000, Moyon et Lecoq (2010) soulignent la cohérence des comportements stratégiques de ces entreprises qui ont adopté principalement une stratégie de Défiance. Cependant ils observent des disparités révélatrices au niveau des réponses secondaires qui ont accompagné ce comportement. Bien qu’au début du processus, ces entreprises aient adopté principalement des réponses secondaires actives (Manipulation et Évitement), elles ont mis en œuvre des réponses secondaires de plus en plus passives (Compromis et Acquiescement) au fur et à mesure du processus de changement institutionnel.

D’autres questions concernant les réponses stratégiques des entreprises aux pressions institutionnelles demeurent cependant peu étudiées. En particulier, la question des conditions de succès de ces réponses a bénéficié de peu d’attention que ce soit au niveau de sa conceptualisation théorique ou de son examen empirique (Bonardi et al., 2006)55. Elle constitue pourtant une question essentielle qui permet de comprendre le choix de ces réponses

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et leur mise en œuvre par les entreprises. Une autre question tout aussi importante concerne la relation entre les réponses stratégiques des entreprises, les répertoires d’action des mouvements sociaux et les politiques publiques de l’État ainsi que la dynamique de leurs évolutions dans le temps. En effet, l’étude des réponses stratégiques des entreprises ne peut être abordée indépendamment des comportements stratégiques des autres acteurs du champ organisationnel qui les influencent en même temps qu’ils sont influencés par elles.

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