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La création de structures de mobilisation et de répertoires d’action

PREMIÈRE PARTIE

3.1 Le rôle des mouvements sociaux dans la formation de la contestation

3.1.1 La création de structures de mobilisation et de répertoires d’action

L’étude des comportements des groupes par rapport à ceux des individus qui les composent constitue l’un des thèmes majeurs des sciences sociales. Les travaux sur ce thème ont permis de rompre à la fois avec l’approche qui conçoit les comportements collectifs comme une simple généralisation des comportements individuels et celle qui déduit de l’existence d’intérêts communs à plusieurs personnes leur engagement automatique dans une action collective afin de défendre ces intérêts. Ainsi, dans un travail précurseur, Olson avait développé la thèse selon laquelle « des individus raisonnables et intéressés ne s’emploieront pas volontairement à défendre les intérêts du groupe à moins de mesures coercitives ou de quelque autre disposition particulière les incitant à agir dans leur intérêt commun » (1965 : 2). Cette thèse, qui a influencé de nombreuses recherches en sciences politiques, en sociologie et

en économie et qui a aussi suscité de nombreuses critiques42, a amené les chercheurs à s’intéresser d’avantage aux conditions de possibilité de l’action collective et au rôle de certains agents dans la mobilisation de participants potentiels.

La notion d’action collective renvoie à un large ensemble de comportements collectifs téléologiques dont les mouvements sociaux constituent la forme la plus organisée (Rao et al., 2000)43. « Un mouvement social est une interaction prolongée entre des personnes détenant le pouvoir et d’autres personnes à qui ce pouvoir fait défaut. Il s’agit d’un continuel défi adressé aux détenteurs du pouvoir, au nom d’une population dont les porte-parole déclarent qu’elle subit injustement des préjudices ou qu’elle est menacée de les subir » (McAdam et al., 1996 : 22). Cette interaction met ainsi en jeu plusieurs acteurs : en plus des représentants de la puissance publique (élus et fonctionnaires), « on retrouve des individus en concurrence pour représenter les mêmes intérêts sociaux, des partisans des intérêts établis menacés par la contestation, des défenseurs d’intérêts connexes ou même sans rapports avec ceux que met en jeu le mouvement social, mais qui saisissent les opportunités que leur offre la situation pour s’allier avec les groupes protestataires et faire ainsi pression sur des autorités politiques affaiblies » (McAdam et al., 1996 : 24).

Le caractère organisé et durable des mouvements sociaux (par opposition aux mouvements de paniques, aux émeutes, aux phénomènes de modes, etc. qui représentent des formes de

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Voir par exemple Hardin (1982). 43

Pour Touraine, les diverses formes de l’action collective correspondent à différents niveaux de la vie sociale : Les groupes d’intérêt se situent au niveau de l’organisation sociale et cherchent à modifier la relation coûts-bénéfices en leur faveur ; les pressions institutionnelles, [en référence] surtout à la pensée sociale américaine mais qui existent partout, visent à intervenir sur le système de décision, que ce soit dans l’État, dans une entreprise ou dans une ville. Les mouvements sociaux mettent en cause, au-delà de l’organisation sociale et du système de décision, les relations de domination au niveau sociétal. Enfin, les mouvements révolutionnaires sont plus globaux encore, puisqu’ils identifient une domination sociale à un régime politique et souvent même à une croyance religieuse (Touraine, 1993 : 23).

comportement collectif évanescentes et non structurées) se manifeste à travers la création d’« Organisations de Mouvement Social » (Social Movement Organizations [SMO])44(Zald et Ash, 1966) qui permettent la mobilisation et l’engagement des individus dans l’action collective. Ces structures peuvent prendre la forme d’organisations hiérarchiques et formelles (e.g. associations, syndicats de travailleurs, ONG), de réseaux sociaux, ou encore de structures de coordination permettant l’agrégation de plusieurs organisations faisant face à des enjeux communs même si elles peuvent avoir des références idéologiques et des intérêts différents. La création des SMO nécessite un travail volontaire et difficile mené par des « précurseurs » (McAdam et al., 1996 : 24) ou des leaders qui s’appuient en priorité sur leur capital social afin de mobiliser d’autres individus dans leur lutte. Ce capital social n’est pas constitué une fois pour toutes et pour toujours. Il est « le produit du travail d’instauration et d’entretien qui est nécessaire pour produire et reproduire des liaisons durables et utiles, propres à procurer des profits matériels ou symboliques. Autrement dit, le réseau de liaisons est le produit de stratégies d’investissement social consciemment ou inconsciemment orientées vers l’institution ou la reproduction de relations sociales directement utilisables, à court ou à long terme, c’est-a-dire vers la transformation de relations contingentes, comme les relations de voisinage, de travail ou même de parenté, en relations à la fois nécessaires et électives » (Bourdieu, 1980b : 2).

Les structures de mobilisation peuvent préexister et être réappropriées pour l’action comme elles peuvent être construites au cours de la contestation. En effet, certains agents peuvent s’approprier des structures existantes et les transformer en véhicule de mobilisation, palliant ainsi leur manque de ressources en exploitant la légitimité, le réseau social, le capital économique, etc. liés à ces structures (McAdam et al., 2001). Par ailleurs, les leaders des

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« Les organisations d’un mouvement social (SMO) désignent l’ensemble des composantes organisationnelles engagées dans un mouvement social » (Snow, 2001 : 1).

mouvements sociaux peuvent relier plusieurs terrains de contestation préalablement non connectés grâce à de nouvelles structures contribuant par là même à reconfigurer les frontières du champ contestataire en incluant de nouveaux acteurs et en excluant d’autres. Le cœur du travail de ces leaders consiste alors à définir des enjeux communs tout en essayant de neutraliser les enjeux que leurs rivaux cherchent à mettre en avant créant ainsi des coalitions plus larges leur permettant d’agrandir la base représentative de leur mouvement.

L’action des mouvements sociaux nécessite l’utilisation de répertoires d’action qui permettent l’expression des revendications et la diffusion de la contestation. Les répertoires d’action sont les moyens établis que certains groupes utilisent afin de promouvoir ou défendre leurs intérêts (Tilly, 1986). Ils ne sont pas le fait des seuls acteurs des mouvements sociaux, mais « le produit des interactions, telles qu’elles se sont constituées historiquement et telles qu’elles existent à l’époque contemporaine entre les protagonistes de ces mouvements et leurs opposants » (McAdam et al., 1996). Ainsi, les répertoires d’action des mouvements sociaux varient en fonction, d’une part, de ce qui est considéré par les autorités publiques comme licite ou répréhensible au regard de la loi, et d’autre part, de la capacité de ces mouvements à faire appel à des répertoires variés et à élaborer des actions novatrices capables de prendre de court ces autorités. Aussi, les autorités publiques tentent-elles, dans la plupart des cas, de contrôler les nouvelles stratégies de contestation en les intégrant au répertoire conventionnel de la mobilisation (McCarthy et al., 1991 ; della Porta, 1995).

Les répertoires d’action sont extrêmement variés et se sont constamment enrichis, notamment au cours du XXème siècle. Grossman et Saurugger (2012) en proposent une typologie comprenant cinq catégories auxquelles les mouvements sociaux45peuvent faire appel : (1) la

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Cette typologie a été élaborée pour décrire les répertoires d’action d’un « groupe d’intérêt » défini comme « une entité qui a comme objectif de représenter les intérêts d’une section spécifique de la société dans l’espace

négociation et la consultation, (2) le recours à l’expertise, (3) la protestation, (4) la juridicisationet enfin (5) la politisation.

La négociation et la consultation permettent aux représentants des mouvements sociaux de participer aux processus décisionnel à différents niveaux (Parlement, agences réglementaires, collectivités territoriales, entreprises, etc.). Si la négociation entre les partenaires sociaux est de plus en plus incontournable et encadrée, la consultation revêt quant à elle un caractère plus occasionnel et fait souvent suite à une crise ou un évènement majeur. Par exemple, l’affaire du Mediator®a donné lieu à des auditions parlementaires et aux « Assises du Médicaments » auxquelles des lanceurs d’alerte (notamment le Dr Irène Frachon), des associations de patients et de défense du consommateur ainsi que des personnalités étiquetées « anti-labos », comme le rédacteur en chef de la revue Prescrire Bruno Toussaint et l’auteur du Guide des 4 000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux le professeur Philippe Even, ont été conviés, bénéficiant ainsi d’un accès direct aux responsables politiques et d’une large couverture médiatique qui a permis de mettre en avant leurs propositions dans l’optique de la refonte du système de délivrance des AMM et de surveillance des médicaments.

Le recours à l’expertise est un autre répertoire d’action qui prend une place importante aujourd’hui en raison de la complexité technique croissante des problématiques sociétales (sécurité nucléaire, bioéthique, Organismes Génétiquement Modifiés (OGM), etc.). La production de l’expertise devient une ressource indispensable à la prise de décision, offrant aux agents qui en ont la maîtrise une grande capacité d’influence sur les décideurs et l’opinion publique (Callon et al., 2001). Par exemple, l’expertise scientifique et médicale développée par les associations de lutte contre le SIDA (e.g. Act Up, AIDES) leur a permis de participer

public » (Grossman et Saurugger, 2012 : 10). Les auteurs considèrent ainsi les mouvements sociaux comme l’une des multiples formes des groupes d’intérêt.

activement à l’élaboration des protocoles de recherche, des stratégies thérapeutiques et des politiques de santé publique dans ce domaine (Gaudillère, 2002 ; Dalgalarrondo, 2007).

La protestation est un répertoire d’action qui utilise les lieux publics pour faire connaître les revendications du mouvement social auprès des autorités et de l’opinion publiques. Il peut s’agir de l’occupation d’une place publique symbolique (e.g. occupation de la place Tahrir au Caire par les opposants au régime de Moubarak et de la Puerta del Sol à Madrid par le mouvement des Indignés), de manifestations et de défilés dans les rues, d’interventions dans les médias, en particulier ceux permettant une large diffusion et ayant un fort impact sur l’opinion publique (e.g. télévision, journaux nationaux, réseaux sociaux sur Internet), de recueil de signatures pour une pétition, etc. L’enjeu de ce type de répertoire est de démontrer que le mouvement social est représentatif d’un grand nombre d’acteurs légitimant ainsi les revendications qu’il porte.

La juridicisation renvoie, quant à elle, au recours aux instances juridictionnelles afin de défendre les intérêts d’une population qui estime subir un préjudice. Les recours collectifs contre les entreprises constituent une arme puissante aux mains des mouvements sociaux (notamment des associations de défense des consommateurs) permettant non seulement d’obtenir la réparation des préjudices subits mais jouant aussi un rôle dissuasif pour d’autres entreprises qui envisageraient de s’adonner à des pratiques similaires. Ces recours peuvent aboutir à des verdicts faisant jurisprudence et modifiant les règles du jeu comme le procès de l’Erika l’a si bien démontré en instaurant le principe du « pollueur-payeur ». Les actions en justice peuvent aussi être intentées contre les administrations de l’État afin de les amener à revoir leurs positions vis-à-vis de certaines entreprises ou d’un secteur entier. Par exemple, Hoffman (1999) montre que les associations écologistes américaines ont dirigé leurs actions en justice en premier lieu contre l’Agence de protection de l’environnement afin de l’amener à renforcer son contrôle et ses sanctions contre les entreprises de l’industrie chimique.

Enfin, la politisation constitue un répertoire d’action spécifique qui sonne la fin du mouvement social en tant que tel et permet sa transformation en parti politique. L’on peut citer à cet égard le cas des mouvements ouvriers et syndicalistes de la fin du XIXèmesiècle qui ont donné naissance aux partis communistes et socialistes européens et plus récemment la création des partis verts à partir des associations écologistes.

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