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PREMIÈRE PARTIE

3.1 Le rôle des mouvements sociaux dans la formation de la contestation

3.1.2 Le cadrage de l’action collective

Outre la création d’organisations de mouvement social et l’élaboration de répertoires d’action, le processus de mobilisation collective exige un « travail de la signification », c’est-à-dire la production et la promotion d’idées mobilisatrices et contre-mobilisatrices favorisant l’engagement des militants, la démobilisation des adversaires et le soutien des autorités publiques (Snow et Benford, 1988 ; Benford et Snow, 2000 ; Snow, 2001). Pour qualifier ce travail, Snow et ses co-auteurs utilisent le terme de « cadres » (frames), emprunté à Goffman (1974), qu’ils définissent comme « des schémas d’interprétation permettant aux individus de localiser, percevoir, identifier et labéliser des occurrences dans leur espace de vie et dans le monde en général » (1986 : 464). Ainsi, l’« analyse de cadres » (frame perspective) telle qu’elle s’est développée dans le domaine des mouvements sociaux (e.g. Snow et al., 1986 ; Snow et Benford, 1988 ; Gamson, 1992 ; Tarrow, 1994. Pour une synthèse critique, voir : Benford et Snow, 2000 et Snow, 2001) s’oppose à la conception traditionnelle de ces mouvements comme des porteurs de valeurs, croyances et significations préexistantes, généralement conçues en termes d’idéologies, pour les appréhender en tant qu’« agents signifiants » engagés dans des activités de production, de maintien et de reconduction du sens pour leurs partisans, leurs sympathisants et leurs opposants (Snow, 2001)46.

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Pour Snow (2001 : 37) « les cadres de l’action collective sont enracinés, à des degrés divers, dans les idéologies disponibles, sans être déterminés par elles et sans leur être isomorphes. Du point de vue de l’analyse de cadres, les idéologies constituent un stock de ressources culturelles dans lequel les mouvements sociaux

Le travail de cadrage de l’action collective comprend trois activités principales (Snow et Benford, 1988 ; Benford et Snow, 2000) : (1) le cadrage diagnostiquequi consiste à identifier certains aspects problématiques de la vie sociale, à en attribuer les causes et à en assigner les responsabilités, (2) le cadrage pronostique qui permet de proposer des solutions au problème identifié et des moyens permettant leur mise en œuvre, et (3) le cadrage motivationnel qui renvoie à la production des motifs nécessaires à l’engagement dans l’action collective. Si les deux premières activités contribuent à la formation d’un consensus autour de la cause défendue, la dernière activité, quant à elle, participe à la transformation de ce consensus en actions concrètes.

Les travaux empiriques abordant l’activité de cadrage diagnostique ont mis l’accent sur le rôle des mouvements sociaux dans l’identification des problèmes et l’attribution des causes. À la suite de Gamson (1992), plusieurs auteurs se sont appuyés sur la notion de « cadres d’injustice », entendus comme des modes d’interprétation créés et adoptés afin de dénoncer le caractère injuste des actions d’une entité, pour montrer le rôle des mouvements sociaux dans l’identification des victimes et l’amplification de leur victimisation (Hunt et al., 1994 ; Jasper et Poulsen, 1995 ; Jenness, 1995). L’autre fonction de l’activité de diagnostic consiste à déterminer les sources du problème dont sont victimes ces populations et la part de responsabilité de chaque agent. En effet, cette activité ne va pas de soi et il est souvent difficile d’élaborer une vision complète et partagée des relations de causalité et des responsabilités que ce soit au niveau du mouvement social lui-même, souvent constitué en ailes ou factions rivales, ou encore au niveau de la société dans son ensemble. Par exemple, le problème d’accès aux soins dans les pays en voie de développement oppose plusieurs conceptions soutenues par des acteurs différents. Ainsi, plusieurs facteurs peuvent être mis en

puisent en vue de construire les cadres de l’action collective. Elles facilitent et contraignent dans un même mouvement les processus de cadrage ».

cause : le système de protection intellectuelle favorable aux entreprises pharmaceutiques, le manque de volonté politique aussi bien des gouvernements des pays industrialisés que de ceux des pays concernés, la faiblesse des structures de soins et le manque d’encadrement médical dans ces pays, etc.

Par ailleurs, en raison de la complexité des problématiques sociétales, les nombreuses parties prenantes se retrouvent, le plus souvent, confrontées à des enjeux différents et difficilement conciliables. Comment un mouvement social parvient-il alors à mettre en avant les enjeux qui le concernent et à en faire l’objet de l’action publique ? Par exemple, comment les mouvements écologistes en France ont-il réussi à amener le gouvernement à interdire l’exploitation des hydrocarbures non-conventionnels (huiles et gaz de schiste) en faisant valoir les enjeux environnementaux liés aux techniques d’extractions (fracturation hydraulique) alors qu’aux États-Unis, ce sont les enjeux économiques, notamment en termes de création d’emplois et de sécurité énergétique, qui ont prévalu dans la décision de l’administration Obama de poursuivre leur exploitation ?47Actuellement, l’état des travaux sur le cadrage de l’action collective ne permet pas de montrer le rôle des leaders des

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Dans un document publié par l’Association de l’École de Guerre Économique (AEGE, 2011), présenté comme un « exercice de simulation » dans lequel les étudiants seraient mandatés par Total « pour réaliser une analyse critique du débat sur le dossier du gaz de schiste », ces derniers élaborent « une campagne de contre information à mener contre les détracteurs de cette activité en France, à partir d’une analyse critique des enjeux et des éléments de langage des soutiens et des détracteurs de l’exploitation du gaz de schiste ». Le document propose d’orienter les actions de contre information vers quatre cibles : les politiques, les médias, les scientifiques et les populations. Par exemple, concernant les médias, il propose :

Objectif: inverser le discours majoritaire développé dans les médias pour diffuser une autre version des faits et un autre courant de pensée.

Argumentation et éléments de langage: (1) présenter des faits scientifiques et économiques rationnels et objectifs, (2) mettre en perspective les bénéfices de l’exploitation du gaz de schiste sur le plan de l’emploi, de la réduction du déficit commercial, de l’indépendance énergétique et de la baisse potentielle du coût de l’énergie, et (3) mettre en balance l’impact environnemental et économique de l’exploitation du gaz de schiste.

mouvements sociaux dans la définition, voire la construction même de ces enjeux et dans la mobilisation de certains acteurs et l’exclusion d’autres. C’est sur ce point que nous allons insister dans notre analyse du travail des mouvements contestataires dans le domaine des médicaments orphelins aux États-Unis et en Europe pour comprendre comment cette problématique a émergée/été construite à partir d’enjeux transversaux qui concernent des acteurs différents (patients, médecins, puissance publique et industrie pharmaceutique).

L’activité de cadrage pronostique permet d’articuler le problème posé avec des solutions potentielles et de proposer des stratégies d’action, des tactiques et des cibles. Diagnostic et pronostic sont ainsi étroitement liés car la manière dont les problèmes sont posés, les enjeux identifiés et les causes et les responsabilités attribuées limite l’éventail des solutions possibles et des stratégies réalisables (Gerhards et Rucht, 1992 ; Nepstad, 1997). Dans l’exemple précédemment cité, considérer le système de protection intellectuelle comme la principale cause du manque d’accès aux soins dans les pays en voie de développement a amené certaines ONG comme TAC et MSF à agir en vue de réformer ce système par des actions en justice (e.g. Procès de Pretoria) ou des appels à la révision des Accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) afin de permettre la réduction du coût des médicaments essentiels dans les pays pauvres (notamment grâce au système des licences obligatoires et des importations parallèles), alors que d’autres ONG comme la Fondation Bill et Melinda Gates ont choisi d’œuvrer pour l’amélioration du système de soin dans ces pays en finançant la construction de structures sanitaires et la formation de personnel médical. Par ailleurs, les solutions déjà disponibles (par exemple, celles expérimentée avec succès dans des contextes similaires ou apparentés) et les répertoires d’action possibles au regard des ressources stratégiques des mouvements sociaux, amènent ces derniers à orienter le diagnostic de manière à s’articuler avec le pronostic le plus favorable pour eux, c’est-à-dire

avec les solutions, stratégies et tactiques les mieux à même de leur permettre d’atteindre leurs objectifs.

Le cadrage motivationnel consiste à lancer un appel à l’action, ou comme nous l’avons déjà évoqué avec Boltanski (1993 : 78) à faire une « proposition d’engagement », en direction des participants potentiels au mouvement social. Il s’appuie sur l’utilisation d’un vocabulaire de motifs susceptibles de transformer le consensus élaboré grâce aux activités de diagnostic et de pronostic en actions concrètes (Benford et Snow, 2000). Il fait appel aussi à des « incitations sélectives » (Olson, 1965) capables de dissuader les comportements de « passagers clandestins » et d’offrir des bénéfices supplémentaires et/ou exclusifs aux individus et organisations qui s’engagent dans l’action collective (notamment en termes d’influence politique et d’image). Cependant, les travaux abordant l’activité de cadrage motivationnel demeurent insuffisamment attachés à l’analyse des conditions organisationnelles qui influencent la construction et l’adoption des différents vocabulaires (Benford et Snow, 2000). En outre, ces travaux n’offrent pas d’éclairages suffisants sur les stratégies politiques mises en œuvre par les différents agents (manipulation, négociation, compromis, etc.) afin d’influencer le processus d’élaboration et d’adoption des incitations sélectives.

La « sociologie de la traduction », encore dite « théorie de l’acteur-réseau » (Actor-network theory), qui s’est développée à peu près à la même période que l’analyse de cadres, a apporté une contribution importante à l’étude de l’action organisée (voir Akrich, Callon et Latour [2006] pour un recueil des textes fondateurs). Dans cette perspective, la société est conçue comme un système socio-technique où interagissent des entités humaines et non humaines, qualifiées d’« actants » en raison de leur capacité à agir, à avoir un poids, une intensité dans le déroulement de l’action (Callon, 1986). Mais loin de se dérouler de manière totalement libre, ces interactions sont à la fois contraintes et habilitées par des cadres. « Autrement dit, il n’y a pas d’interactions sans cadrage pour les contenir. Le mode de cadrage étudié par la sociologie

de l’acteur-réseau étend celui qui est analysé par Goffman en soulignant la part active jouée par les non humains » (Callon, 2006 : 273).

Sur le plan méthodologique, la sociologie de la traduction accorde une grande importance à l’analyse du processus de production et de circulation des discours sous différentes formes (rapports, articles, textes de loi, interview, allocutions, etc.), c’est-à-dire aux ensembles de textes étroitement liés (Parker, 1992) qui contribuent à « produire à la fois des significations et des effets dans le monde réel » (Carabine, 2001 : 286). La circulation de ces discours passe par des opérations de traduction successives (ou chaînes de traductions) par lesquelles les acteurs individuels ou collectifs s’approprient les textes tout en les transformant. Le processus de traduction implique ainsi la construction d’un questionnement initial présenté comme « un point de passage obligé » pour la résolution du problème (la problématisation), la création de dispositifs mettant en avant les gains potentiels que les acteurs pourraient obtenir de leur participation au processus de traduction (l’intéressement), la distribution des rôles afin de permettre l’implication des différents acteurs (l’enrôlement) et la coordination de l’action collective grâce à la désignation de porte-paroles représentants les groupes d’acteurs enrôlés (la mobilisation) (Callon, 1986). De par son analogie avec le processus de cadrage tel que nous venons de le voir et son adoption dans l’analyse organisationnelle pour l’étude des phénomènes d’institutionnalisation (e.g. Czarniawska et Sevón, 1996 ; Zilber, 2006) et de désinstitutionalisation (e.g. Maguire et Hardy, 2009) ainsi que des activités d’entrepreneuriat institutionnel (e.g. Leca et al., 2006), la notion de traduction permet d’enrichir les courants des mouvements sociaux et du néo-institutionnalisme sociologique tout en révélant les nombreux points de convergence qui existent entre eux.

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