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DEUXIÈME PARTIE

4.2 Aux origines d’un « abandon »

4.2.2 Les enjeux des médicaments orphelins

Les médicaments orphelins présentent des enjeux économiques, politiques et sociaux différents pour les entreprises pharmaceutiques, la puissance publique, les professionnels de santé et les patients atteints de maladies rares. Afin de comprendre ces enjeux, nous avons choisi d’analyser les différents glissements sémantiques qui ont conduit à l’émergence, et par la suite, à la consécration du terme « médicament orphelin » dans les terminologies réglementaire et médicale ainsi que dans l’usage courant. En effet, plusieurs termes ont été utilisés successivement ou simultanément pour désigner cette catégorie de produits de santé. Ces termes reflètent une vision partielle de la problématique liée à ces produits en fonction des enjeux qu’ils représentent pour chaque partie prenante.

Enjeux pour l’industrie pharmaceutique.

En dépit de sa recherche effrénée de rentabilité, l’industrie pharmaceutique peut, dans certains cas, poursuive le développement et la commercialisation de produits peu rentables, voire non rentables, le plus souvent en collaboration avec les organismes publics de recherche et les agences gouvernementales. Ces produits sont ensuite mis à disposition des médecins au niveau des hôpitaux publics à titre gracieux ou distribués dans les pays pauvres en tant que dons humanitaires à la charge de l’entreprise pharmaceutique elle-même ou des organismes

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Le terme « médicaments d’intérêt commercial limité » réfère essentiellement aux médicaments pour les maladies rares (voir titre suivant).

gouvernementaux et non-gouvernementaux spécialisés dans l’assistance humanitaire. À la fin des années 1970, le terme utilisé par les industriels pour désigner ces produits était celui de « médicaments de service public » (public service drugs) (Macarthur, 1987 ; Goldstein, 1988). Ce terme désignait tous les produits dont les ventes ne permettaient pas de recouvrer les frais de développement et de mise sur le marché.

Comme on [la PMA] l’a souligné au cours de cette session du Congrès [9 mars 1981], un tour d’horizon complet des médicaments agréés pour la vente aux États-Unis au cours des années 1970 a montré que 30 sociétés différentes avaient poursuivi, malgré les coûts de plus en plus onéreux de la recherche, le développement de 40 nouveaux médicaments dont la vente a rapporté annuellement moins de 3 millions de dollars. 39 médicaments supplémentaires ont été ainsi distribués pour une somme modique ou à titre gracieux comme médicaments d’utilité publique ou pour des raisons humanitaires (Goldstein, 1988 : 58).

La catégorie des « médicaments de service public » englobe un ensemble hétérogène de produits de santé (Macarthur, 1987 ; Spilker, 1986) :

 Les produits destinés au traitement des maladies rares (telles que définies plus haut) ;

 Les produits retirés du marché pour des raisons économiques comme la baisse du prix de vente ou de la demande ;

 Les produits retirés du marché pour des raisons thérapeutiques comme la survenue d’évènements indésirables graves mais qui peuvent être utilisés dans d’autres circonstances médicales de manière plus sûre ;

 Les produits non susceptibles d’être protégés par des droits de propriété intellectuelle soit parce qu’ils sont issus d’un processus de recherche non brevetable (origine biologique) soit parce qu’ils sont tombés dans le domaine public ;

 Les produits destinés à des marchés importants mais non solvables. C’est le cas des médicaments contre les maladies parasitaires, comme le paludisme, qui touchent des millions de personnes dans les pays pauvres. Ces maladies sont dites « négligées ».

Du point de vue de l’industrie pharmaceutique, les médicaments pour les maladies rares constituent donc une sous-catégorie des « médicaments de service public » et présentent, au même titre que les autres sous-catégories, un enjeu économique d’abord (le manque de rentabilité). Afin de désigner cette sous-catégorie, les membres de la PMA avaient choisi le terme de « médicaments pour maladies rares » lors de la création en 1981 de la Commission on Drugs for Rare Diseases(CDRD) chargée de promouvoir leur développement.

Pour l’industrie pharmaceutique, ces médicaments présentent d’autres enjeux spécifiques. En premier lieu, c’est le manque de connaissances scientifiques sur les maladies rares qui constitue le principal obstacle au développement de ces médicaments. En effet, en raison du faible nombre de cas décrits dans la littérature médicale, il est souvent impossible de constituer un corpus de connaissances suffisant sur la maladie pour permettre l’exploration des solutions thérapeutiques possibles. D’autre part, suite à la multiplication des scandales sanitaires liés à certains médicaments, les entreprises pharmaceutiques avaient entrepris une révision en profondeur du processus de développement pharmaceutique en augmentant significativement le nombre de patients inclus dans les essais cliniques afin d’augmenter les chances d’observer la survenue de potentiels effets indésirables graves. Pour les maladies rares, le faible nombre de patients enrôlés dans ces essais ne permet pas de déceler ces évènements peu fréquents mais dont la survenue reste toujours possible. Comme le souligne Walshe, la peur des poursuites judiciaires et des effets médiatiques qu’entrainerait la mise sur le marché de produits testés sur de faibles populations rendait les entreprises pharmaceutiques réticentes à poursuivre le développement de médicaments pour les maladies rares :

It would seem germane to ask at this moment just why so few orphan drugs get adopted. Is it, as The Guardian (1 August 1978) would have us believe, simply a question of the crude profit motive; is it, as the Cambridge Working Party surmised in 1976, a question of fear, fear by the pharmaceutical industry not only of litigation but, worse still, of the intense and often ill-informed criticism by the media for any mishap which might occur to a patient, wherever the fault may lie? The campaign waged by the Sunday Times against the Distillers Company after the thalidomide disaster and more recently in the television programme on the BBC chose to call the “Opren scandal” are excellent examples of what I mean (Walshe, 1986: 4).

Enjeux pour la puissance publique.

Le Congrès américain et les différentes agences réglementaires en charge des affaires sanitaires se sont intéressés dès le début des années 1960 à la capacité des entreprises pharmaceutiques privées à répondre aux besoins spécifiques de certaines catégories de la population. En 1964, une taskforce du Service de Santé Publique avait examiné l’effet des amendements Kefauver-Harris sur la disponibilité des « médicaments de service public », définis comme « médicaments non destinés à la réalisation d’un profit pour le fabricant mais fournis en tant que service au niveau des hôpitaux publics » (NCOD, 1989 : 10). Ce terme désignait à la fois les médicaments destinés au traitement des maladies rares et les médicaments non brevetables (IOM, 2010 : 24). Par la suite, la FDA créa, courant 1974, l’Interagency Committee on Drugs of Limited Commercial Value dans le but d’analyser certains médicaments connus pour leur efficacité mais non disponibles commercialement. Le comité rapporta l’existence de plusieurs difficultés spécifiques à ces médicaments, notamment l’absence d’une définition claire, un faible soutien public et industriel pour leur développement et des problèmes juridiques et de responsabilité civile liés à leur utilisation. Il conclut à la nécessité d’instaurer des mesures administratives spécifiques et des incitations financières pour les promoteurs de ces médicaments (FDA, 1975). De son côté, le Congrès

créa en 1977 la Commission for the Control of Huntington’s Disease and its Consequences qui appela dans son rapport à soutenir la recherche fondamentale en neurologie et le développement de médicaments pour les maladies rares (IOM, 2010 : 24).

En 1978, la FDA installa la Interagency Task Force on Significant Drugs of Limited Commercial Value afin de poursuivre le travail du comité créé en 1974 (Finkel, 1980). Dans son rapport final, la taskforce définit les « médicaments d’intérêt commercial limité » comme des médicaments (ou substances chimiques) non disponibles commercialement pour une (ou plusieurs) des raisons suivantes (FDA, 1979 : 19-20) :

 Parce qu’ils sont destinés au traitement des maladies rares ;

 Parce qu’il est impossible d’assurer un approvisionnement régulier en matières premières ou une qualité constante du produit fini ;

 Parce que l’efficacité du produit ne peut pas être établie par les tests cliniques requis en raison de l’indisponibilité des patients ou de difficultés méthodologiques ;

 Parce que le promoteur ne peut pas disposer des droits de propriété intellectuelle sur le produit (soit parce qu’il est issu d’un processus de recherche non brevetable, soit parce qu’il est tombé dans le domaine public) ;

Ainsi, les différentes enquêtes sur les « médicaments d’intérêt commercial limité » ont mis en évidence l’existence d’une « défaillance de marché » (Englander, 1991 : 139 ; Waxman, 1986 : 135) qui ne permet pas le développement et la commercialisation de ces produits dans les conditions normales de l’offre et de la demande. Pour les pouvoirs publics américains, la disponibilité de ces médicaments représente un enjeu de santé publique qui nécessite la mise en place de mesures incitatives afin de corriger ces défaillances en agissant sur les coûts et/ou les profits (FDA, 1975, 1979 ; Englander, 1991 ; Waxman, 1986).

Fundamentally, the production of drugs of substantial therapeutic potential which are deemed to be of limited economic value presents a public policy issue in the largest sense. Research, development, distribution and other efforts toward ultimate availability of such drugs require supra-market incentives. Normal competitive motivations must be supplemented by some stimulus or direct advantage beyond that generally expected in the free enterprise arena of pharmaceuticals (FDA, 1979: 24). Du point de vue du Congrès et des agences réglementaires, la politique publique dans le domaine des « médicaments d’intérêt commercial limité » devait se focaliser sur les besoins de la population américaine. Cette politique était donc inadaptée à la problématique des « médicaments pour les maladies négligées » qui appelle une action au niveau international combinant un volet sanitaire et un volet de développement économique.

Enjeux pour les professionnels de santé.

La prise en charge des patients atteints de maladies rares présente plusieurs enjeux spécifiques pour les professionnels de santé. En l’absence de médicaments autorisés et explicitement indiqués pour ces maladies, les médecins ont recours à deux solutions. La première consiste à utiliser une substance n’ayant pas été approuvée en tant que médicament mais dont les propriétés seraient, au regard des connaissances scientifiques disponibles, susceptibles d’apporter un bénéfice médical au patient. Il s’agit généralement de substances fournies par l’industrie chimique, avec la mention « pour un usage chimique, ne pas utiliser comme médicament » (Walshe, 1985 : 1), sur demande du médecin qui assume la responsabilité de leur utilisation. La deuxième option consiste à administrer un médicament autorisé pour d’autres indications mais non pour la maladie rare en question. Il s’agit de l’usage hors-indications (off-label) d’un médicament, ce qui engage, là aussi, la responsabilité du médecin.

Les professionnels de santé et les chercheurs ont été confrontés à la problématique des maladies rares depuis le début du vingtième siècle et employaient le terme de « médicaments

pour maladies rares » afin de désigner les produits de santé destinés à leur traitement (Walshe, 1975, 1985, 1988). John Walshe, à qui l’on doit la définition, le diagnostic et le traitement de la maladie de Wilson, une maladie rare due à l’accumulation du cuivre dans le sang, résume ainsi le point de vue de la communauté médicale sur cette problématique.

Personnellement, je suis impliqué dans ce problème depuis le milieu des années 1950, mais jadis, j’employais plutôt le terme de « médicaments pour maladies rares ». (…) À l’origine, le terme « médicament orphelin » signifiait exactement ce que j’appelais « médicament pour maladies rares » : il s’agissait de la production d’une substance chimique créée pour être administrée à l’homme quand on ne pouvait pas lui proposer une thérapie conventionnelle efficace (d’où le terme de patient orphelin) ; mais la maladie en question devait être si rare qu’il n’y ait aucune chance possible de recouvrer les coûts de production du médicament par les ventes (Walshe, 1988 : 25).

L’apparition du terme « orphelin » dans le milieu médical remonte à 1968 et on doit son introduction au Dr. Harry Shirkey (NCOD, 1989 : 9 ; Kauffman, 1998 : 28). Dans un éditorial du Journal of Pediatrics intitulé, Therapeutic Orphans, Shirkey attirait l’attention sur le fait que la majorité des médicaments introduits à partir de 1962 aux États-Unis ne pouvaient être administrés aux enfants et aux nourrissons parce qu’ils n’avaient pas été testés sur cette population en raison d’enjeux éthiques et réglementaires.

(…) many of the drugs released since 1962 carry an “orphaning” clause, e.g. “Not to be used in children … is not recommended for use in infants and young children since few studies have been carried out in this age group … clinical studies have been insufficient to establish any recommendations for use in infants and children … should not be given to children (Shirkey, 1968: 119).

La même année, George Provost, dans l’American Journal of Hospital Pharmacy, proposait le terme de « sans abris » (homeless) pour qualifier cette fois, non pas une population mais une catégorie de médicaments. Sous le titre Homeless or Orphan Drugs, Provost définissait ces médicaments comme des substances destinées à un usage industriel ou de laboratoire et non

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