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L’approche néo-gramscienne : une nouvelle conception de la domination au sein du champ organisationnel

PREMIÈRE PARTIE

2.2 Domination et contestation au sein du champ organisationnel

2.2.1 L’approche néo-gramscienne : une nouvelle conception de la domination au sein du champ organisationnel

À partir du début des années 1990, plusieurs auteurs se sont appuyés sur les travaux d’Antonio Gramsci30 afin d’appréhender les phénomènes politiques à l’œuvre dans le processus de structuration des champs organisationnels (e.g. Gill, 1995 ; Mumby, 1997 ; Clemens et Cook, 1999 ; Levy et Egan, 2003 ; Levy et Scully, 2007 ; Levy, 2008). L’intérêt de la communauté académique pour les écrits de Gramsci remonte à la fin des années 1960 en particulier au sein de la Critical Theory et des Cultural Studies. Au sein du courant néo-institutionnel, le retour aux écrits de Gramsci et le développement de sa pensée politique s’inscrit dans la perspective d’un dépassement de la conception dominante du pouvoir comme un exercice de la contrainte par une petite élite, au profit d’une approche plus complexe qui introduit la dimension idéologique et culturelle de la domination.

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Antonio Gramsci (1891-1937) est un journaliste, écrivain, théoricien politique et activiste italien. Membre fondateur du Parti Communiste Italien, il fut emprisonné sous le régime fasciste de 1926 à 1934.

Au centre de ce qu’il est devenu courant d’appeler l’approche néo-gramscienne, se trouve la notion d’hégémonie. Rejetant la vision déterministe qui caractérise les interprétations marxistes de la relation entre la structure économique et les idées qu’une société produit à un moment donné (institutions politiques, lois, religion, philosophie, morale, etc.)31, Gramsci conçoit la société comme un système dynamique et complexe de forces opérant à différents niveaux (Levy, 2008). Il considère alors que la stabilité relative et toujours contingente de ce système à une période historique particulière ne peut reposer uniquement sur le pouvoir coercitif de l’État ni sur le contrôle de l’activité économique par une petite élite, mais nécessite l’adhésion de la société civile qui assure sa légitimité. La notion de société civile telle que s’y réfère Gramsci dans le contexte historique des années 1930 renvoie principalement aux structures d’organisation de la classe ouvrières, c’est-à-dire aux différentes formes de syndicalisme ouvrier nées en Europe à la fin du XIXème siècle (Cox, 1995). Elle est généralement comprise aujourd’hui comme l’ensemble des groupes d’action indépendants de l’État et des entreprises comme les Organisations Non-Gouvernementales (ONG), les associations de patients, de défenses des consommateurs, etc.

Gramsci désigne sous le nom de « bloc historique » l’ensemble des institutions, relations sociales et idéologies qui produisent et reproduisent l’hégémonie du groupe dominant (Levy et Scully, 2007). Le maintien du système hégémonique implique le consentement des groupes subordonnés aux valeurs et aux intérêts du groupe dominant conçus comme étant ceux de

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Dans la préface de laCritique de l’économie politique, Marx résume cette relation en ces termes :

Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forment la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle (Marx, [1867] 1963 : 212).

l’ensemble de la société (c’est-à-dire comme un bien commun pour reprendre les termes de Boltanski et Thévenot (1991)). Gramsci écrit à ce propos :

(…) the development and expansion of the [dominant] group are conceived of, and presented, as being the motor force of a universal expansion. (…) In other words, the dominant group is coordinated concretely with the general interests of the subordinate groups, and the life of the State is conceived of as a continuous process of formation and superseding of unstable equilibria between the interests of the fundamental groups and those of the subordinate groups – equilibria in which the interests of the dominant group prevail, but only up to a certain point (Gramsci, 1971: 181-182 cited by Levy and Egan, 2003: 806-807).

Le bloc historique présente deux dimensions étroitement liées : la première a trait à la structure organisationnelle du système, c’est-à-dire aux alliances et aux relations hiérarchiques entre les différents acteurs, la seconde concerne l’alignement spécifique des dispositifs matériels, organisationnels et discursifs qui stabilisent et reproduisent les rapports de production, de création du sens et de pouvoir (Levy, 2008). Le rôle des dispositifs discursifs dans le maintien de l’hégémonie du groupe dominant a particulièrement été mis en avant dans les travaux néo-institutionnels (e.g. Laclau and Mouffe 1985 ; Mumby 1997). Ainsi, Levy et Scully considèrent que « l’hégémonie implique l’articulation du discours en une idéologie cohérente et en un ensemble d’institutions qui projettent le leadership moral et intellectuel des élites dominantes » (2007 : 7). L’idéologie n’est pas entendue ici au sens marxien d’une « fausse conscience » mais comme « un tout organique et relationnel, incarné dans des institutions et des appareils qui unissent ensemble un bloc historique autour d’un certain nombre de principes de base articulatoires » (Laclau and Mouffe, 1985 : 67).

Cependant, l’hégémonie du groupe dominant est constamment remise en cause puisqu’elle repose sur un consensus provisoire et contingent qui nécessite l’adhésion d’un grand nombre de groupes sociaux à une idéologie partielle et fragmentée (Gramsci, 1971 : 327 ; Mumby,

1997 : 344) dont les dispositifs matériels, organisationnels et discursifs, bien que s’efforçant continuellement de paraitre cohérents, renferment toujours des contradictions internes. Par exemple, comme la crise financière de 2008 a pu le démontrer, même aux États-Unis, où un large consensus social existe autour des idées néo-libérales, les institutions les plus attachées à cette idéologie, comme la Réserve Fédérale Américaine (Fed) et les grandes banques d’affaires internationales, n’ont pas hésité à appeler l’État fédéral à intervenir pour sauver les banques privées en difficulté et cela en flagrante contradiction avec la doctrine dominante qui prône le désengagement total de l’État de la sphère économique.

Comme nous l’avons déjà souligné avec Boltanski (2009), l’adhésion aux institutions implique en même temps la possibilité de douter et de basculer constamment entre ces deux positions, ce qui fonde la possibilité de la critique. De ce fait, et à moins que l’idée hégélienne d’une « Fin de l’Histoire » qui engendrerait un consensus universel mettant fin à tous les conflits idéologiques s’avère fondée (voir par exemple Fukuyama, 199232), on ne peut, jusqu’à présent, que constater la persistance d’idéologies concurrentes au sein de toutes les sociétés et à différents moments de l’Histoire. La persistance de ces idéologies ouvre aux groupes subordonnés la possibilité d’agir en vue de transformer le rapport des forces et de résister à l’hégémonie du groupe dominant. Le rôle de la société civile est particulièrement important dans ce cas, puisque, comme l’écrit Cox :

Civil society, in Gramsci’s thinking, is the realm in which the existing social order is grounded; and it can also be the realm in which a new social order can be founded. (…) [It] is both shaper and shaped, an agent of stabilization and reproduction, and a potential agent of transformation (Cox, 1999: 4-5).

La notion d’hégémonie chez Gramsci doit alors être appréhendée d’une manière dialectique qui met en évidence la relation complexe entre domination et contestation.

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