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Les institutions : au fondement de l’accord et à l’origine de la critique

PREMIÈRE PARTIE

1.1 La nécessité de la critique

1.1.1 Les institutions : au fondement de l’accord et à l’origine de la critique

Les questions de l’accord et du désaccord ont souvent fait l’objet de deux analyses distinctes au sein des sciences sociales. Les sociologies du consensus se sont approprié la notion de l’accord en la formulant dans des termes différents comme celui de stabilité, d’ordre, d’équilibre, de norme ou de culture (Habermas, 1987). De leur côté, les sociologies du conflit se sont intéressées aux moments de rupture de l’ordre, qui se manifestent par la crise, la

critique, la dispute, etc. Il serait pourtant utile, comme nous y invitent Boltanski et Thévenot, de traiter dans un même cadre théorique « les opérations critiques auxquelles se livrent les acteurs lorsqu’ils veulent manifester leur désaccord sans recourir à la violence, et les opérations au moyen desquelles ils parviennent à construire, à manifester et à sceller des accords plus ou moins durables » (1991 : 39).

Le changement incessant de l’état du monde et la nature imprévisible des comportements individuels font régner en permanence dans la société une incertitude radicale. Cette incertitude « concerne ce qu’il en est de ce qui est et, indissociablement, ce qui importe, ce qui a valeur, ce qu’il convient de respecter et d’y regarder à deux fois » (Boltanski, 2009 : 92). Elle conduit les individus à mettre en place deux types de dispositifs : des dispositifs de confirmation qui ont pour objectif d’écarter l’incertitude en établissant, de manière sélective, dans le flux infini de ce qui arrive, ce qui est (au sens est vraiment), et en le maintenant comme étant dans le temps, et des dispositifs critiques qui, à l’inverse, s’appuient sur l’incertitude existante pour contester la réalité de ce qui se donne pour étant, dans les expressions officielles et dans les manifestations du sens commun (Boltanski, 2009). Ainsi, dispositifs de confirmation et dispositifs critiques sont étroitement liés : la confirmation a pour orientation principale de prévenir la critique ou de lui répondre alors que la critique doit prendre prise sur ce qui est confirmé pour le dénoncer.

Dire ce qu’il en est de ce qui est ne doit pas se réduire à l’expression de simples points de vue, dont rien ne permet d’admettre qu’ils soient a priori identiques, puisque les individus qui les émettent sont différemment situés dans le temps et l’espace. Il faut en effet que cette tâche soit déléguée à un être sans corps, qui bien que s’exprimant par l’intermédiaire d’êtres corporels, des porte-paroles, n’exprime pas un point de vue, mais détient, par convention, le monopole de l’interprétation juste (Cayla, 1993). « Seul un être sans corps peut cesser de “considérer les objets en se plaçant parmi eux” pour les “voir sub specie aeternitatis” et les

“considérer de l’extérieur”, pour reprendre une formulation utilisée par Wittgenstein dans les Carnets de 1914-1916 (1971) » (Boltanski, 2009 : 117). Cet être sans corps, évidemment, c’est l’institution.

Les institutions peuvent être définies comme l’ensemble des « règles, normes et croyances qui décrivent la réalité pour les organisations, expliquant ce qui est et ce qui n’est pas, ce qui peut être pris en considération et ce qui ne le peut pas » (Hoffman, 1999 : 351). Pour ce faire, elles créent des formes symboliques permettant de qualifier, en situation d’incertitude, des états de choses qui font l’objet d’usages et d’interprétations multiples. C’est le cas par exemple des définitions juridiques qui ne doivent prêter qu’à une seule interprétation possible (sans quoi l’on parlera de flou juridique ou de vide juridique en cas d’absence d’une telle qualification). Les institutions ont aussi pour rôle de tracer des frontières entre les territoires géographiques, mais surtout entre des catégories matérielles ou conceptuelles dont l’élaboration et la connaissance par tous sont nécessaires au fonctionnement harmonieux de la société (par exemple entre ce qui légal et illégal, entre la catégorie de ceux qui seront admis à un concours et ceux qui seront recalés, ou encore entre les différentes classes du plan comptable, les catégories de véhicules pour lesquelles un permis est valable, etc.). Pour accomplir ces rôles, les institutions se dotent de moyens qui sont d’une part les organisations, qui assurent des fonctions de coordination et d’autre part les administrations, qui assurent des fonctions de police (Boltanski, 2009).

Prenons, pour illustrer la nécessité et l’importance du travail de catégorisation qui incombe aux institutions, l’exemple de la problématique de détermination d’une date de péremption pour les produits pharmaceutiques. La date de péremption, qui doit obligatoirement apparaître sur l’emballage primaire et secondaire d’un médicament, est une date limite jusqu’à l’expiration de laquelle le médicament, conservé dans les conditions prescrites (température, humidité, etc.), garde l’activité biologique et thérapeutique correspondant à la déclaration de

sa teneur en principe actif. Le fabricant établit cette date à partir d’études de stabilité en temps réel ou par extrapolation des résultats d’études de dégradation accélérée. Le délai de péremption est généralement de 2 à 3 ans et la législation interdit l’utilisation d’un médicament au-delà de la date de péremption officielle. Mais des données issues du programme d’extension de la durée de vie du Département de la Défense américain et de la FDA ont montré que 84% des lots de 96 médicaments différents stockés dans des installations militaires pouvaient être considérés comme stable pendant une durée moyenne de 57 mois au-delà de leur date d’expiration originale (Taylor et al. 2002). La date de péremption ne correspond donc pas à un état de choses dans le monde de sorte que le médicament deviendrait inefficace ou toxique après cette date, c’est-à-dire « périmé » (que l’on pense par exemple à l’état du médicament un jour avant sa date de péremption et un jour après). Si les institutions (dans ce cas les agences réglementaires comme la FDA aux États-Unis et l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé [ANSM] en France) obligent le fabricant à fixer une date de péremption, c’est pour déterminer les responsabilités de chaque intervenant dans le circuit du médicament (fabricant, pharmacien, patient, etc.) et régler ainsi les désaccords qui pourraient résulter de l’usage du médicament au-delà de sa date de péremption.

Si les institutions permettent de diminuer l’incertitude qui règne dans le monde social et de réduire l’inquiétude qui en résulte, leur présence pose néanmoins d’autres problèmes, dont celui de leur incarnation. En effet, parce qu’elles ne peuvent s’exprimer et agir que par l’intermédiaire de porte-paroles et de représentants (juges, professeurs, prêtres, etc.), elles sont en permanence sujettes à la suspicion de n’être, derrière l’apparence de leur neutralité, que des instruments de domination aux mains des individus qui les composent ou qui en tirent profit. De là, nait une tension permanente entre, d’une part, la nécessité de « croire » en les institutions sans lesquelles aucun accord, même provisoire n’est possible dans le monde

social, et d’autre part, le soupçon permanent envers les individus qui les composent. Cette tension constitue une contradiction indépassable que Boltanski (2009) nomme « la contradiction herméneutique ».

Cette contradiction est au fondement de la possibilité de la critique. Car les individus n’adoptent pas de position absolue à l’égard des institutions, en sorte qu’ils n’adhèrent jamais entièrement aux représentations qu’elles élaborent sans pouvoir prendre de recul envers elles, ni, à l’inverse, ne sont constamment, et à propos de toutes leurs représentations, dans le scepticisme le plus radical. L’existence de la critique tient à la possibilité de tenir ensemble, dans un même cours d’action, deux positions.

À la différence de ces positions absolues et jamais (ou pratiquement jamais) attestées, l’existence de la critique prend précisément appui sur la possibilité de donner son adhésion et de douter, et aussi, souvent à propos des mêmes objets, de basculer entre ces deux positions – autant de mouvements qui trouvent leur principe dans l’incertitude qui vient de l’impossibilité d’en finir une fois pour toutes avec la contradiction herméneutique (Boltanski, 2009 : 150).

La critique vient ainsi dévoiler les écarts entre les formes symboliques produites par les institutions et un état de choses. De ce fait, elle ne peut s’exercer qu’à propos de ce qui est déjà qualifié par les institutions qui, sous diverses formes (rituels, cérémonies, etc.), confirment sans cesse ce qu’elles disent et ramènent les situations nouvelles aux situations déjà connues afin de prévenir la critique qui menace en permanence de dévoiler ces écarts.

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