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Les formes historiques de la critique du capitalisme : critique artiste et critique sociale

PREMIÈRE PARTIE

1.2 Justifications et critiques du capitalisme

1.2.2 Les formes historiques de la critique du capitalisme : critique artiste et critique sociale

Toute critique trouve son origine dans un sentiment d’indignation : expérience désagréable suscitant la plainte, qu’elle soit vécue personnellement ou ressentie dans le « spectacle de la souffrance d’autrui » (Boltanski, 1993 ; Chiapello, 1998). Mais l’indignation a besoin de s’appuyer sur un cadre théorique et de développer une rhétorique argumentative pour s’exprimer, c’est-à-dire rapporter cette expérience à autrui et l’amener à agir en lui faisant une « proposition d’engagement » (Boltanski, 1993 : 78). Cette proposition peut prendre des expressions variées. L’Appel en est une forme très forte (que l’on pense par exemple à l’Appel de l’Abbé Pierre à l’hiver 1954 sur les antennes de Radio-Luxembourg)14, mais d’autres formes peuvent avoir un impact aussi important : photographie de presse (e.g. «Kim Phuc, l’enfant brûlée du Vietnam», du photographe Nick Ut), reportage, éditorial, film, fiction télévisuelle, roman, autobiographie, chanson, etc. (Loute, 2006). Le spectateur peut alors répondre à cette proposition selon trois « topiques »15, dont celle de la dénonciation, dans laquelle il transforme son émotion en accusation, organisant à partir de preuves et d’un principe de justice universalisable le procès du persécuteur(Boltanski, 1993).

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« Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée… ».

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Les deux autres topiques sont celle du sentiment, où le spectateur « sympathise avec les sentiments de

gratitude que l’intervention d’un bienfaiteur inspire au malheureux » (Boltanski, 1993 : 117) et la topique esthétique, dans laquelle un spectateur émancipé des impératifs moraux et politiques sympathise avec le peintre

qui lui présente la situation du malheureux dans toute son horreur. Seule la topique de la dénonciation est à l’origine de critique.

S’appuyant sur leurs travaux de 1993 et 1998, Boltanski et Chiapello (1999) construisent une typologie des sources d’indignation qui alimentent continuellement la critique du capitalisme. Ces sources seraient restées à peu près les mêmes depuis deux siècles et seraient essentiellement de quatre ordres. L’indignation face à l’inauthenticité des objets, des personnes, des sentiments et, plus généralement, du mode de vie associé au capitalisme et son corollaire le désenchantement. L’indignation face à l’oppressionque le capitalisme exerce en s’opposant à la liberté, à l’autonomie et à la créativité des êtres humains soumis au dictat du marché, à la finance et à ses impératifs de rentabilité, à la bureaucratie des organisations verticalement intégrées (poids des règlements et des procédures, prédominance des critères financiers dans le choix des investissements sur l’innovation et le besoin du client). L’indignation suscitée par la misèredes travailleurs et les inégalitésen termes de distribution des richesses. Et enfin, l’indignation face à l’opportunisme et à l’égoïsme que fait régner le capitalisme dans la société (destruction des liens familiaux et sociaux, des valeurs solidaires particulièrement entre les riches et les pauvres, etc.).

La difficulté du travail critique consiste alors à traduire les différents motifs d’indignation dans un même cadre théorique et à élaborer un discours critique cohérent. Car les théories critiques mobilisent des références normatives difficilement conciliables entre elles, parfois même contradictoires. Par exemple, si la dénonciation de l’égoïsme fait référence aux valeurs de solidarité véhiculées par les structures sociales traditionnelles (famille, tribu, Église, etc.), la critique de l’oppression, quant à elle, s’appuie sur la volonté d’émancipation individuelle, notamment vis-à-vis de ces structures. La critique doit donc opérer un choix entre les différentes sources d’indignations. Historiquement, deux formes de critiques du capitalisme se sont développées : une « critique artiste » qui puise dans les deux premières sources d’indignation et une « critique sociale » qui puise plutôt dans les deux dernières (Boltanski et Chiapello, 1999).

La critique artiste dénonce au sein de l’ordre capitaliste l’inauthenticité et le désenchantement d’une part et l’oppression d’autre part. Elle met en avant la perte des valeurs esthétiques, conséquence de la standardisation des biens de consommation, de la marchandisation des œuvres d’art, considérées comme des valeurs refuges et spéculatives par excellence, du formatage des goûts artistiques grâce à la publicité de masse qui fait la promotion d’œuvres commerciales à destination d’un public mondial (blockbusters cinématographiques, best-sellers littéraires, musique pop, etc.) et enfin de la folklorisation de la culture à travers le tourisme de masse, les médias, etc.16 Elle insiste aussi sur la volonté du capitalisme de soumettre le travail aux seuls impératifs de profit au détriment de sa fonction de socialisation, d’épanouissement personnel (à travers la créativité, le développement personnel, etc.) et de reconnaissance de soi (à travers la reconnaissance de son propre travail par les autres). L’on retrouvera parmi les acteurs qui portent cette critique, en premier lieu les artistes (notamment ceux affiliés au mouvement Romantique) mais aussi des intellectuels (sociologues, philosophes, écrivains, etc.) et des hommes politiques de tous bords17.

Reposant sur un cadre théorique et une rhétorique inspirés du socialisme et du marxisme, la critique sociale s’est développée à partir des sentiments d’indignation provoqués par la misère et les inégalités dans la société capitaliste, mais aussi par l’opportunisme et l’égoïsme qui règnent dans la vie sociale. Historiquement, cette critique a été portée par la paysannerie, puis par les ouvriers, de mieux en mieux organisés, d’abord en corporations, puis en syndicats. Au cœur de cette critique, la notion d’exploitation fait le lien entre les différents motifs d’indignation. La misère des pauvres est dénoncée comme la conséquence de

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Critiques récurrentes dans l’œuvre de Jean Baudrillard, notamment dans La société de consommation (1970) et

Pour une critique de l’économie politique du signe(1972). 17

Boltanski et Chiapello (1999 : 280-285) notent par exemple qu’on réinvestissant les thèmes de la critique de l’étatisme et du taylorisme, de nombreuses élites socialistes acquises à la critique artiste étaient devenues les chantres de la flexibilité de l’emploi en France durant les années 1980.

l’enrichissement de la classe capitaliste, opportuniste et égoïste, qui s’accapare toutes les richesses et asservit la classe ouvrière. Chez Marx, la critique sociale prendra essentiellement la forme d’une critique de l’idéologie capitaliste qui, derrière l’idéal du marché, de l’échange juste et équivalent, masque l’exploitation des ouvriers. Il considère ainsi la force de travail comme une marchandise paradoxale dont l’usage, c’est-à-dire le travail lui-même, produit un surplus de valeur (la plus-value) par rapport à la valeur à laquelle elle est payée, et dont la propriété revient entièrement au capitaliste (Žižek, 1988).

Boltanski et Chiapello (1999) soutiennent que critique artiste et critique sociale se trouvent rarement associées sauf à risquer de produire un discours incohérent ou à entrer en tension18. Il est donc impossible de construire une critique totale du capitalisme s’appuyant sur l’ensemble des sources d’indignation. Ce qui conduit souvent la critique à accepter, voire à promouvoir, certains changements du mode de production capitaliste en réponse à un motif d’indignation particulier au détriment d’un autre (comme la flexibilité du travail qui répond à la critique d’oppression mais qui augmente la précarité des travailleurs et les inégalités au sein de la société).

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Ils reconnaissent néanmoins, dans une note de fin (Boltanski et Chiapello, 1999 : 677-678), que chez Marx, comme chez la plupart des penseurs de la modernité, ces deux critiques se retrouvent sous la forme des concepts d’aliénation et d’exploitation.

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