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PREMIÈRE PARTIE

2.1 Le champ organisationnel comme unité d’analyse

2.1.1 De l’intérêt du cadre d’analyse néo-institutionnel

Dans Essai sur le don, Mauss (1950) décrit l’échange au sein des sociétés archaïques (sous forme de dons et de contre-dons) comme un « phénomène social total » où les aspects économique, religieux, juridique, etc. sont complètement enchevêtrés. Par la suite, Polanyi (1983) développe l’idée qu’au sein des sociétés précapitalistes, les phénomènes économiques

(production et circulation des biens et services) sont encastrés (embedded) dans des règles sociales, culturelles et politiques21. La notion d’encastrement va alors s’imposer comme une notion centrale au sein de la Nouvelle Sociologie Économique (Steiner, 2002). Cette nouvelle approche s’oppose à la fois à la conception sous-socialisée (undersocialized) de l’Homme, qui représente l’agent économique « comme monade égoïste enfermée dans la poursuite étroite de son intérêt » et comme « acteur atomisé prenant des décisions en dehors de toute contrainte sociale » (Bourdieu, 2000 : 242), conception dominante dans l’économie classique et renouvelée par le néo-institutionnalisme économique (e.g. Williamson, 1975 ; 1985), ainsi qu’à la conception sur-socialisée (oversocialized) de l’Homme (Wrong, 1961) qui caractérise un certain courant sociologique né à la suite de Parsons (1937) et qui suppose que les agents sont si « sensibles à l’opinion des autres qu’ils se soumettent automatiquement aux normes et valeurs communément admises de comportement intériorisées par socialisation » (Granovetter, 1985 : 281). Pour Granovetter (1992 : 4), le programme de recherche de la Nouvelle Sociologie Économique doit reposer sur trois hypothèses sociologiques classiques :

(1) the pursuit of economic goals is normally accompanied by that of such non-economic ones as sociability, approval, status and power; (2) non-economic action (like all action) is socially situated, and cannot be explained by individual motives alone; it is embedded in ongoing networks of personal relations rather than carried out by atomized actors (for an earlier programmatic statement see Granovetter, 1985); (3) economic institutions (like all institutions) do not arise automatically in some form made inevitable by external circumstances, but are “socially constructed” (Berger and Luckmann, 1966).

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Dans la préface de l’édition française de La grande transformation, Dumont souligne que dans les sociétés précapitalistes, « ce que nous appelons phénomènes économiques n’est pas distingué des autres phénomènes sociaux, n’est pas érigé en un monde distinct, en un système, mais se trouve dispersé et étroitement imbriqué (embedded) dans le tissu social » (1983 : VII).

Prenant racine dans le vieil institutionnalisme (e.g. Selznick, 1949, 1957) tout en divergeant fortement de cette tradition, le néo-institutionnalisme en théorie des organisations22 « comprend à la fois un rejet du modèle de l’acteur rationnel, un intérêt pour les institutions comme variables indépendantes, un déplacement vers des explications culturelles et cognitives et un attrait pour les propriétés d’unités d’analyse supra-individuelles qui ne peuvent être réduites à des agrégations ou aux conséquences directes d’attributs ou de mobiles individuels » (DiMaggio et Powell, 1991 : 8). De manière sommaire, le néo-institutionnalisme sociologique23 pose la question de savoir « comment les choix sociaux sont façonnés, modérés et canalisés par l’environnement institutionnel » (Hoffman, 1999 : 351).

Décrit comme « des conceptions sociales largement partagées qui définissent les formes et les comportements organisationnels appropriés » (Tolbert, 1985 : 2), l’environnement institutionnel24exerce diverses pressions sur les organisations qui les poussent à se conformer aux règles et aux exigences sociales afin de bénéficier du soutien et de la légitimité nécessaires à leur maintien et à leur développement (Garud et al, 2007 : 958). Ces pressions sont liées aux trois aspects des institutions (nommés aussi piliers) définis par Scott (2001) : l’aspect réglementaire, normatif et cognitif. Dans leur aspect réglementaire, elles prennent la forme de lois et de règles explicites imposées par des mécanismes coercitifs et de sanction.

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Pour une discussion des différentes formes prises par l’institutionnalisme au sein des sciences sociales et de la distinction entre ‟vieil” (old) et ‟néo” (new) institutionnalisme, voir par exemple DiMaggio et Powell (1991), Jessop (2000) et Greenwood et al. (2008).

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Nous utilisons le terme de « néo-institutionnalisme sociologique » pour traduire celui de «new institutionalism in organization analysis» tel qu’il a été proposé par Bensedrine et Demil (1997) et repris ensuite par plusieurs auteurs (e.g. Huault, 2004 ; Leca, 2006).

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Selon Greenwood et ses co-auteurs (2008 : 5), le concept d’environnement institutionnel recouvre deux idées différentes : l’environnement comme ensemble d’influences symboliques/culturelles (tel que défini par Tolbert dans le passage précité) et comme cadre réglementaire établi par l’État (e.g. Scott et Meyer, 1983). Mais pour eux, cette seconde approche demeure incomplète si elle n’intègre pas la manière avec laquelle le cadre réglementaire incarne, légifère ou diffuse les normes et les valeurs sociales qui façonnent les comportements organisationnels.

Les standards, normes, chartes, codes de bonne conduite, etc. développés par les organismes de normalisation, les associations professionnelles, les cabinets de conseil, etc. et qui formalisent les pratiques professionnelles générales ou spécifiques à un secteur représentent l’aspect normatif des pressions institutionnelles. Enfin, l’aspect cognitif englobe les croyances et modèles d’action partagés par les individus et les organisations au sein d’un même environnement institutionnel et qui permettent de donner du sens à la réalité.

Cependant, en focalisant l’attention sur les pressions qu’exerce l’environnement institutionnel sur les organisations, les premiers travaux néo-institutionnels ont développé une conception déterministe du rôle des institutions qui met l’accent sur les processus d’homogénéisation des structures et des comportements organisationnels sous l’effet des phénomènes de structuration (notamment à travers la notion d’« isomorphisme institutionnel » largement reprise à la suite de DiMaggio et Powell [1983]). Ce qui a conduit à la diffusion d’une idée déformée de la théorie néo-institutionnelle conçue comme une théorie de la stabilité et de l’inertie (Hoffman, 1999 : 351). Le changement institutionnel était alors compris comme un pur processus d’adaptation par lequel les agents se conforment aux forces impersonnelles de la société, des institutions et des champs organisationnels, sans que l’émergence, la diffusion et la dominance de ces forces, qui jouent le rôle de variables explicatives, soient elles-mêmes expliquées (Castel et Friedberg, 2010 : 311).

Les biais initiaux qui ont caractérisé les premiers travaux néo-institutionnels ont fait l’objet de plusieurs critiques conduisant à l’exploration de nouvelles voies au sein de ce courant. Ainsi, en soulignant le peu d’attention accordée dans ces travaux à la capacité des organisations à agir sur leur environnement, Oliver (1991) soutient que face aux pressions institutionnelles, celles-ci disposent, dans la pratique, d’un éventail de réponses stratégiques qui vont au-delà de la conformité passive pour permettre, dans certains cas, la manipulation proactive de l’environnement institutionnel. Mettant en avant la multiplicité des « logiques

institutionnelles » qui caractérisent l’environnement, Friedland et Alford (1991) soulignent, pour leur part, que les organisations exploitent les tensions et les contradictions qui existent entre ces différentes logiques pour créer des opportunités d’action stratégiques (par exemple en choisissant de minimiser certaines pressions environnementales ou en faisant jouer certaines contre d’autres). Mais c’est certainement les travaux sur l’« entrepreneuriat institutionnel » qui ont le plus contribué à l’introduction (ou à la réintroduction) du rôle de l’agence et de l’action stratégique des acteurs dans le changement institutionnel. Afin d’appréhender ces différents infléchissements théoriques (que nous examinerons en détail plus loin), nous aborderons d’abord la notion de « champ organisationnel », dont l’évolution conceptuelle est, en partie, à l’origine de ces infléchissements.

2.1.2 L’évolution de la notion de champ organisationnel au sein du

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