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Les réplications interculturelles et générationnelles : une universalité de l’obéissance ?

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1.3.1 L’universalité de l’obéissance à l’autorité : analyse des facteurs culturels

On se doute que les résultats de Milgram ont eu un impact considérable dans les médias mais également dans la communauté scientifique internationale.

Tout naturellement, des hypothèses ont été faites pour expliquer ces premiers résultats de Milgram et, parmi elles, des interprétations culturelles ont été avancées. Mantell (1971) a avancé l’idée que les États-Unis sortaient d’un contexte de guerre avec les pays asiatiques au moment où Milgram a effectué son expérience. Cela pourrait expliquer ces résultats et il s’attendait à des taux plus faibles d’obéissance dans un pays comme le sien (Allemagne de l’Ouest) qui connaissait la paix depuis 25 ans. D’autres hypothèses portant sur le degré d’individualisme des Américains ont été également invoquées

100 90 80 70 60 50 40 30 20 10 0

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30

Taux d’obéissance (en %)

Intensité graduelle des chocs Choix du choc

Augmentation graduelle du choc

16 PSYCHOLOGIE DE LA MANIPULATION ET DE LA SOUMISSION

par d’autres chercheurs (Shanab et Yahya, 1977) qui s’attendaient – on peut le deviner, de manière sous-jacente – à moins de soumission chez eux. Aussi, dans plusieurs pays, le paradigme expérimental de Milgram a été répliqué.

Les résultats obtenus sont synthétisés dans le tableau 1.1 ci-dessous.

Tableau 1.1

Taux moyen d’obéissance dans la condition de base, obtenu dans les différentes réplications du paradigme

de Milgram réalisées en dehors des États-Unis

Comme on peut le voir, les résultats sont extrêmement élevés et la moyenne qui se situe à 72.1 % est proche des résultats obtenus par Milgram.

On notera que l’écart type est faible (15 %). Dans la mesure où ces recher-ches ont été faites dans des pays à culture parfois très contrastée et à des périodes qui s’étalent sur plus de vingt ans à partir du moment où Milgram a réalisé ses premières publications, on est en droit d’admettre qu’il y a une propension, sinon universelle, tout au moins intercontinentale et intercultu-relle à obéir, même pour commettre des actes contraires à sa morale. En outre, une analyse récente conduite par Blass (1999b) et intégrant d’autres données que celles présentées dans ce tableau montre qu’il n’y a pas de corrélation entre les taux de soumission et les périodes auxquelles ces recherches ont été réalisées : le taux d’obéissance semble invariant depuis que ces résultats ont été mis en évidence.

Recherche Pays

Taux d’obéissance

(en %)

Ancona et Pareyson (1968) Italie 85.0

Edwards,Franks, Friedgood,

Lobban et Mackay (1969) Afrique du Sud 87.5

Mantell (1971) Allemagne

de l’Ouest 85.0

Kilham et Mann (1974) Australie 54.0

Shanab et Yahya (1977) Jordanie 73.0

Shanab et Yahya (1978) Jordanie 62.5

Miranda, Caballeor, Gomez et

Zamorano (1980) Espagne 50.0

Schurz (1985) Autriche 80.0

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1.3.2 L’obéissance à tout âge : si jeune et déjà si obéissant !

Nous avons vu précédemment qu’il semble y avoir de bien faibles différen-ces culturelles dans les taux de soumission à l’autorité. Pour autant, rien ne permet de penser que d’autres variables n’influencent pas ce taux. Deux chercheurs ont, pour leur part, tenté d’apprécier l’impact de l’âge afin d’étudier la soumission dans une perspective développementale. En effet, les recherches présentées précédemment impliquaient toutes des adultes jeunes ou moins jeunes et ne permettaient pas d’étudier l’effet éventuel d’un apprentissage social de l’obéissance à l’autorité. Pour cette raison, Shanab et Yahya (1977) ont testé le paradigme de l’obéissance à l’autorité de Milgram avec de jeunes enfants et des adolescents. À notre connaissance, ce sont les seuls chercheurs à avoir utilisé des sujets aussi jeunes dans le cadre d’une telle expérimentation.

Leur expérience a été réalisée en Jordanie et impliquait 96 garçons et 96 filles répartis à parité dans trois groupes d’âge : 6-8 ans ; 10-12 ans ; 14-16 ans. La procédure était sensiblement la même que celle utilisée initiale-ment par Milgram. Ici, la source d’autorité était représentée dans tous les cas par une femme, tandis que le rôle du compère-élève était assuré par une jeune fille de 16 ans lorsque le sujet-professeur était de sexe féminin et par un garçon, selon le cas âgé de 11, 13 ou 15 ans lorsque le sujet-professeur était de sexe masculin. Pour le reste, la procédure était identique à celle de Milgram (phase de sélection des rôles entre le professeur et l’élève, phase de familiarisation, injonctions de l’autorité, etc.). Le matériel utilisé était sensi-blement le même avec une petite différence concernant la mention placée sous les trois derniers curseurs. Au lieu des traditionnels XXX, trois têtes de mort étaient représentées. De plus, la machine disposait de vingt curseurs mais aucune indication du voltage administré n’était mentionnée sur l’appa-reil. Ici aussi, le compère-professeur se retrouvait dans une salle adjacente mais était entendu du sujet-professeur et de l’expérimentateur qui se trou-vaient dans une autre pièce. Les réactions au choc du compère-élève étaient enregistrées et diffusées au moment opportun : on l’entendait crier, pleurer, supplier. Après le seizième curseur, aucune réaction de la part du compère-élève ne parvenait au professeur. Une condition contrôle où le sujet-professeur pouvait choisir librement d’administrer un choc électrique au compère-élève avait été introduite.

Contrairement au mode d’évaluation du taux de soumission utilisé par Milgram, Shanab et Yahya ont retenu, comme indicateur de l’obéissance totale, toute situation où un sujet allait au moins au quatorzième curseur, c’est-à-dire lorsque le choc était mentionné sur la machine comme dange-reux et où les protestations du compère-élève étaient les plus importantes.

Les résultats obtenus chez les garçons et les filles, en situation expérimentale (injonction d’augmenter graduellement le niveau des chocs) et contrôle (choix du niveau des chocs), sont présentés dans le tableau 1.2 ci-après.

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Tableau 1.2

Pourcentage de sujets ayant été au-delà du quatorzième curseur (E = expérimental et C = contrôle)

On peut voir, comme dans le cas des recherches menées auprès des adul-tes, que le taux de soumission est extrêmement élevé. En outre, il apparaît bien plus élevé en condition expérimentale que lorsque le sujet est libre ou pas d’administrer le choc. On peut voir que les taux sont sensiblement identi-ques selon l’âge et qu’il n’y a pas, malgré les apparences, de différences statistiques entre les garçons et les filles. On notera toutefois des différences entre garçons et filles dans les justifications à l’obéissance évaluées lors du débriefing des sujets. En effet, les filles, dans 69 % des cas, ont invoqué des raisons impliquant la soumission à l’autorité (« on m’a obligé à faire cela »,

« on m’a dit de faire cela alors je l’ai fait », etc.) contre 40 % chez les garçons. Dans le même temps, 60 % des garçons ont invoqué des causes rationalisant l’utilité de la punition dans l’apprentissage (« la punition est nécessaire pour apprendre », « il (le compère-élève) faisait des erreurs, apprenait mal », etc.) contre 31 % chez les filles.

Ces résultats, bien que terrifiants au regard des règles de déontologie de la recherche scientifique en psychologie, semblent donc montrer que l’âge n’est pas une variable qui influence la soumission à l’autorité. On constate également que la soumission s’observe très tôt. En ce qui concerne la condi-tion contrôle, le taux de soumission apparaît ici élevé mais il faut néanmoins le relativiser dans la mesure où on considérait comme obéissant tout sujet atteignant le 14e curseur. Si on regarde les moyennes des groupes, en fait, les sujets ne sont pas allés au-delà du premier tiers de la puissance possible.

Ramené aux tensions utilisées par Milgram, cela correspond à 150 volts. Or, de fait, cette valeur n’est que légèrement supérieure à celle obtenue par Milgram avec son groupe contrôle.

Encore une fois, certains ne s’étonneront pas de ces résultats notamment avec des enfants et pourront invoquer leur niveau d’inconscience comme cause possible de leur comportement d’obéissance. Si une telle justification est vraie, il est douteux, toutefois, qu’elle explique les résultats observés ici.

D’une part, on expliquerait mal les différences aussi énormes observées entre la condition contrôle et la condition expérimentale. D’autre part, des travaux de psychologie du développement et de psychologie de l’enfant ont

6-8 ans 10-12 ans 14-16 ans

Garçons Filles Garçons Filles Garçons Filles

E C E C E C E C E C E C

75.0 25.0 87.5 31.3 93.8 31.3 93.8 31.3 75.0 31.3 87.5 31.3

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montré que, très tôt, les enfants sont en mesure de discerner une autorité légitime. Ainsi, Laupa (1994) a montré que, dès quatre ans, l’enfant est capa-ble de discerner entre deux adultes celui qui, dans un contexte donné, a l’autorité légitime pour lui demander de faire telle ou telle chose. Ils sont même, à cet âge, capable d’admettre le principe d’une délégation temporaire de l’autorité accordée par cet adulte légitime à un de leurs pairs. La précocité de l’intégration de ce trait dominant de nos sociétés pourrait donc expliquer pourquoi il n’y a pas eu de différence selon les groupes d’âges des enfants dans l’expérience de Shanab et Yahya (1977). Le caractère de légitimité de l’autorité est acquis et la soumission à ses injonctions aussi.

1.3.3 Variables démographiques et sociologiques : tous pareils ? Un des aspects qui peut sembler important dans les recherches en sciences humaines et sociales est la caractéristique démographique et/ou sociologique des personnes qui sont étudiées. Tout naturellement, certaines de ces caracté-ristiques les plus importantes ont été étudiées par Milgram et par d’autres. La principale concerne le niveau d’éducation et la catégorie socioprofession-nelle. Il est à noter que Milgram a toujours pris un soin particulier à contrôler cette variable. En effet, parmi les gens qui étaient volontaires pour participer à une étude scientifique sur la mémoire – nous rappelons que l’annonce parue dans la presse ne spécifiait que cela et rien d’autre – l’ensemble des CSP était représenté et de nombreuses professions, des plus ordinaires (infir-mière, travailleur social, plombier, soudeur, professeur, ingénieur, instituteur, cadre de banque, etc.), étaient présentes. Les résultats répliqués de nombreu-ses fois montreront une équivalence quasi totale du comportement de ces sujets. D’autres recherches menées ultérieurement confirmeront les mêmes effets avec des étudiants en psychologie, sociologie et sciences. Il semble établi, chez les chercheurs travaillant sur l’autorité, que la catégorie socio-professionnelle et le niveau d’éducation (qui est fortement lié à la CSP) n’ont pas de lien avec la soumission à l’autorité dans le cadre du paradigme de Milgram.

Un autre facteur qui a été étudié est le genre des sujets. Là encore, plusieurs expériences comparatives du comportement des hommes et des femmes existent dans la littérature. Dans la figure 1.3 ci-après, nous présen-tons les courbes d’obéissance pour chaque niveau de choc dans une condi-tion dite de feed-back vocal (voir plus loin proximité de la victime) où le sujet ne voyait pas la victime mais l’entendait manifester sa souffrance lorsqu’elle recevait des chocs. Ici, à 345 volts, la victime n’exprime plus rien.

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Figure 1.3

Courbes d’obéissance des hommes et des femmes

Comme on peut le voir, le comportement des hommes et des femmes est strictement identique. Les premières désobéissances interviennent aux alen-tours du dizième curseur (150 volts) à partir du moment où on entend la victime crier. Lorsqu’elle ne se manifeste plus au vingt-quatrième curseur (360 volts), la courbe devient invariante. Il n’y a donc pas de différence entre les hommes et les femmes. Pourtant, Milgram s’attendait à plus de soumis-sion de la part des femmes en raison de leur appartenance aux groupes des dominés. Il est à noter que cette absence de différence dans les taux d’obéis-sance des hommes et des femmes a été observée plusieurs fois (Costanzo, 1976 ; Shanab et Yahya, 1978 ; Schurz, 1985). Néanmoins, cet effet du genre sur l’obéissance est inconstant puisque certaines recherches ont montré que les femmes obéissaient plus à l’expérimentateur. Ainsi, Sheridan et King (1972) ont mis en évidence, dans une situation plus « réaliste » où la victime des chocs électriques n’était pas un être humain mais un chiot auquel on administrait de réelles décharges électriques afin de le conduire à discriminer deux lumières de couleurs différentes, que 100 % des femmes ont obéi jusqu’au bout (450 volts) contre 54.0 % chez les hommes. Les femmes obéissent plus dans cette expérience mais soyons prudents dans la géné-ralisation. D’autres recherches ont montré l’effet inverse. Ainsi, Kilham et Mann (1974) ont montré, dans le cadre d’une réplication stricte du para-digme de Milgram, que 68 % des hommes se sont conformés totalement aux consignes de l’autorité contre 40 % chez les femmes. Hormis ces quelques inconsistances, on n’observe pas de différence dans le taux d’obéissance entre les hommes et les femmes. Il semble toutefois que des variables cultu-relles (l’expérience de Kilham et Mann a été réalisée en Australie) ou des variantes dans la méthodologie (l’expérience de Sheridan et King a été conduite avec un autre type de victime) peuvent induire des effets contrastés entre les hommes et les femmes.

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Malgré ces deux recherches qui mettent en évidence des effets du genre mais, de fait, totalement opposés, on se doit d’admettre que, sur l’ensemble des recherches où des comparaisons ont été faites, il y a peu de différence dans le comportement des sujets selon leur genre.

Un autre aspect étudié par la recherche sur la soumission à l’autorité dans le cadre du paradigme de Milgram est la caractéristique sociologique ou démographique de l’expérimentateur ou de la victime. Ici encore, il est diffi-cile de tirer des conclusions en raison du faible nombre de recherches ayant porté sur cet aspect et en raison de l’inconstance des résultats.

Ainsi, s’agissant du genre de l’expérimentateur, il ne semble pas y avoir d’effet. Une recherche de Edwards, Franks, Friedgood, Lobban et Mackay (1969) a montré que les sujets, hommes ou femmes, obéissent dans les mêmes proportions à une femme qui tient le rôle de l’expérimentateur. Cet effet de l’influence d’une autorité représentée par une femme a été confirmé par Miranda, Cabarello, Gomez et Zamorano (1981) et, comme nous l’avons vu précédemment, il s’observe avec des enfants ou des adolescents (Shanab et Yahya, 1977). Enfin, on notera que hommes et femmes se comportent de la même manière et atteignent les mêmes niveaux d’obéissance lorsque la victime est une femme (Kilham et Mann, 1974 ; Schurz, 1985).

Un autre aspect qui a été étudié est l’appartenance ethnique de la victime.

À notre connaissance, il n’y a pas de travaux comparant cette caractéristique chez les sujets ou l’expérimentateur. La race de la victime semble avoir une importance si l’on en croit l’étude de Larsen, Colen, Von Flue et Zimmerman publiée en 1974. Comme chez Milgram, ces chercheurs avaient demandé à quarante étudiants d’administrer des chocs électriques à un autre étudiant lorsqu’il commettait une erreur d’apprentissage. Selon le cas, la victime (le compère) était un noir ou un blanc. Ici, on mesurait le voltage moyen admi-nistré et non le taux d’obéissance. Le maximum était de 350 volts. Les résul-tats ont montré que, en moyenne, la victime de race blanche a reçu 305.2 volts contre 124.2 pour le compère de race noire. On notera que les sujets étaient des étudiants et étudiantes en premier cycle de psychologie de race blanche et que, quelques semaines avant qu’ils ne participent à cette expé-rience, leurs attitudes à l’égard des noirs avaient été mesurées. Bien entendu, ces attitudes ont été mises en corrélation avec les voltages administrés mais aucun lien n’a été observé. Pour Larsen et ses collaborateurs, de tels résultats et l’absence de lien avec les attitudes à l’égard des noirs proviendraient de la pression liée au contexte qui activerait, chez les sujets, une recherche d’égalité raciale dans le cadre d’un système aussi moderne qu’est l’univer-sité. En raison de l’enjeu de l’expérience, la recherche d’égalité aurait prévalu sur tout autre type de variable et notamment sur les attitudes de ces sujets blancs à l’égard des noirs. Il semble donc que la race de la victime a une importance. Néanmoins, ces résultats sont à nuancer puisqu’une recher-che de Brant (1980) menée quelques années plus tard et toujours avec des étudiants de psychologie montrera que la victime de race noire était torturée

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plus durement que celle de race blanche. Néanmoins, cet auteur combinait plusieurs variables. Sa recherche n’est donc pas totalement comparable à celle de Larsen et al. (1974). Cette contradiction fait que la question de la race de la victime reste toujours d’actualité.

Malgré l’intérêt des recherches sur les effets des variables sociologiques et démographiques, on peut voir qu’il semble que, dans l’ensemble, ces facteurs n’ont qu’une très faible influence. Une telle absence de différence peut toutefois se comprendre dans la mesure où les processus éducatifs, symboliques, institutionnels et organisationnels visent tous à faire intégrer ce comportement d’obéissance à l’ensemble des individus d’une société indé-pendamment de leur profession, de leur sexe ou de leur couleur de peau. Il n’est donc pas étonnant, finalement, que les mêmes niveaux de soumission aient été observés.

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