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Évocation de la liberté et manipulation : la technique du « mais vous êtes libre de… »

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SÉMANTIQUE : LE POUVOIR DES MOTS, DES PHRASES ET DES PROMESSES

1.2 Évocation de la liberté et manipulation : la technique du « mais vous êtes libre de… »

Rien de plus facile que de créer un contexte de liberté. Il suffit d’assortir la re-quête faite à l’acteur d’une phrase affirmant qu’il est libre de faire ou de ne pas faire ce qu’on attend de lui.

(Joule et Beauvois, 1998, p. 71).

La liberté d’agir dans nos démocraties avancées ne serait-elle pas l’arme absolue des manipulateurs ? Croyant agir en toute liberté, nous serions, en fait, manipulés par celle-ci. On rappellera que le sentiment de liberté associé à un comportement émis par une personne est, selon Kiesler et Sakumura (1966), une des conditions favorisant l’engagement et donc la probabilité qu’un individu émette le comportement attendu par une personne. Nous avons vu à quel point l’engagement est un puissant facteur d’influence du comportement et que l’on doit toujours veiller à activer, chez le sujet, le sentiment selon lequel il est libre. Comme l’évoque si bien la citation de Joule et Beauvois (1998) ci-dessus, il se pourrait que la simple référence sémantique de la liberté soit une condition suffisante d’influence de nos actes. De fait, les techniques d’influence que nous avons étudiées précédem-ment utilisent souvent une référence à la liberté du sujet : « Je ne veux pas vous obliger », « C’est à vous de voir », « Vous êtes libre ». De plus, nos interactions sociales quotidiennes emploient des phrases qui ont pour objec-tif de rendre le sujet responsable de décider de ce qu’il doit faire : « Je ne veux pas te forcer mais… », « Vous faites comme vous voulez », « C’est toi qui décides ». Paradoxalement, même si les chercheurs ont souvent ponctué leurs requêtes avec ce type de phrases et même si leur emploi est fréquent dans les situations où d’ordinaire nous essayons de convaincre quelqu’un de faire quelque chose, l’effet de cette évocation sémantique n’a pas été étudié de manière expérimentale. En fait, elle accompagne des requêtes qui, elles-mêmes, s’inscrivent dans le cadre de procédures d’influence du comporte-ment mais l’effet isolé de cette évocation de la liberté n’a pas fait l’objet d’investigations empiriques. Aussi, nous avons conduit un certain nombre d’expériences très récentes où l’évocation sémantique de la liberté a été testée en tant que seul critère distinctif entre deux conditions expérimentales.

1.2.1 « Vous êtes libre de… » : l’expérience princeps

Dans une première recherche conduite sur l’évocation de la liberté (Guéguen et Pascual, 2000), un compère demandait à des personnes prises au hasard dans la rue de lui donner un peu d’argent pour acheter un ticket de bus. En condition contrôle, le compère abordait le sujet en lui disant poliment :

« Excusez-moi Madame/Monsieur, auriez-vous quelques pièces pour prendre le bus, s’il vous plaît ? ». En condition expérimentale, le compère formulait, sur le même ton, la requête suivante : « Excusez-moi

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Madame/Monsieur, auriez-vous quelques pièces pour prendre le bus, s’il vous plaît ? Mais vous êtes libre d’accepter ou de refuser. » Le compère évaluait alors si le sujet consentait ou pas à sa requête. Dans le cas d’une réponse positive, il attendait que le sujet lui remette l’argent afin d’en évaluer le montant. Les résultats qui furent obtenus sont présentés dans le tableau 3.2 ci-dessous.

Tableau 3.2

Taux d’acceptation de la requête et montant moyen des dons selon les conditions de sollicitation

Comme on le voit, non seulement le nombre de personnes qui accèdent à la requête est largement supérieur en condition d’évocation sémantique de la liberté, mais encore, ces personnes ont-elles tendance à donner plus. Ce résultat a été confirmé par une autre expérience (Pascual et Guéguen, 2002) auprès de sujets qui, de fait, acceptent dans sa totalité la requête mais qui, ensuite, doivent décider du niveau d’implication qu’ils vont y mettre. L’un des auteurs, sapeur-pompier volontaire de son état, a mené cette expérience durant la traditionnelle proposition des calendriers des sapeurs-pompiers en fin d’année. Aux personnes qui demandaient combien elles devaient donner (environ 17 % des personnes sollicitées), l’expérimentateur disait : « Cela varie, mais en général les gens donnent 30 francs » (condition contrôle).

Dans une condition expérimentale, il disait au sujet, sur le même ton : « Cela varie. En général les gens donnent 30 francs mais vous êtes absolument libre de donner ce que vous voulez. » Il s’est avéré que les montants moyens consentis furent de 41,2 francs (6,25 euros) en condition contrôle contre 53,3 francs (8,12 euros) en condition « vous êtes libre de… ». Ainsi, le montant moyen consenti par les personnes augmente d’environ 23 % lorsque l’expérimentateur évoque la liberté de donner ce qu’elles veulent. Ce dernier résultat, tout comme celui observé précédemment sur le montant d’un don dans la rue ne nous a pas surpris car, enfin, dans cette condition, une nouvelle condition de liberté était introduite puisque le sujet pouvait choisir le montant qu’il devait donner. Dans la mesure où l’évocation de liberté avait déjà été faite, il est possible qu’elle ait renforcé ce sentiment lors de la remise du don et a donc conduit le sujet à accorder une aide plus substan-tielle. Cet effet nous a été confirmé par une autre expérience conduite récem-ment (Pascual et Guéguen, 2002) dans laquelle on fixait une somme à donner

Évocation sémantique de la liberté

Pas d’évocation de la liberté Taux d’acceptation

de la requête (en %) 47.5 10.0

Montant moyen des dons

consentis (en euros) 1,07 0,49

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qui, en l’occurrence était inférieure à la moyenne des dons spontanés des personnes. Ainsi, dans cette nouvelle expérience on disait aux sujets :

« Excusez-moi Madame/Monsieur, auriez-vous un franc ou deux pour pren-dre le bus, s’il vous plaît ? Mais vous êtes libre d’accepter ou de refuser. » On observera, à nouveau, que l’évocation de la liberté a permis d’obtenir plus d’acceptation de la requête. En ce qui concerne le montant des dons, une moyenne de 1,50 franc (0,23 euro) a été obtenue dans le groupe contrôle tandis que, dans le groupe expérimental, cette moyenne a été de 2,10 francs (0,32 euro).

Dans un premier article de synthèse des travaux sur cette nouvelle techni-que (Pascual et Guéguen, 2002), nous avons réalisé un certain nombre de réplications de ces recherches dont le résumé est présenté dans le tableau 3.3 ci-dessous.

Tableau 3.3

Synthèse des travaux sur la technique du « mais vous êtes libre de… » en condition de sollicitation de dons

Malgré certaines différences ici ou là, on voit qu’il y a une assez forte stabilité des résultats en condition expérimentale. Au final, un gain moyen de 23 % d’acceptation de la requête a été obtenu lorsque l’évocation sémanti-que de la liberté était faite. Ces sémanti-quelsémanti-ques mots suffisent donc pour qu’une personne sur quatre qui n’aurait pas donné en situation ordinaire accepte votre requête.

1.2.2 Une efficacité même sans sollicitation en face-à-face

Les recherches que nous avons présentées sur la technique du « Mais vous êtes libre de… » ont toutes été réalisées en face-à-face. Il est donc possible

« Vous êtes

libre de… » Contrôle Requête

Donner quelques pièces à un inconnu

pour lui permettre de prendre le bus. 43.8 % 10.0 % Donner un euro ou deux à un inconnu

pour lui permettre de prendre le bus. 41.3 % 25.0 % Donner un euro à un inconnu pour le dépanner. 45.0 % 24.0 %

Donner de la monnaie à un inconnu

pour le dépanner. 39.1 % 10.0 %

Donner de la monnaie à un inconnu

pour le dépanner. 40.6 % 23.1 %

Total 41.5 % 24.2 %

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que l’évocation de la liberté ne soit pas le seul facteur d’influence et que des effets de perception positive du solliciteur puissent intervenir : perception positive activée par le fait que celui-ci se conforme à une norme de politesse en adressant sa requête.

Afin de tester l’effet simple de cette évocation sémantique de la liberté, une recherche récente de Guéguen, LeGouvello, Pascual, Morineau et Jacob (sous presse) a testé cette technique dans le cas d’une interaction par e-mail.

L’objectif était de voir si on pouvait augmenter le trafic sur un site en faveur d’une cause humanitaire (les enfants victimes des mines antipersonnelles répandues dans le monde). Le site s’appelait « Enfance victime de Mines » et présentait directement, dans sa page d’accueil, des photos d’enfants victi-mes de ces traumatisvicti-mes ainsi qu’un texte de sensibilisation. Un courrier était adressé par le biais d’un logiciel de mailing de courriers électroniques à neuf cents personnes dont les adresses avaient été capturées sur le Web. Ce message contenait le texte suivant « Donnez cinq minutes de votre temps à l’enfance victime des mines en cliquant sur… » Sous ce texte, une page HTML apparaissait qui contenait un bouton de 1 centimètre x 7 centimètres.

Selon le cas, le message suivant était inscrit sur ce bouton : « Nouveau » pour un groupe, « Cliquez ici » pour un second et : « Vous êtes libre de cliquer ici » pour le troisième. Un lien hypertexte était associé au bouton et activait l’affichage du site conçu pour l’occasion. Ce site contenait une seule page et la seconde partie de celui-ci sollicitait les personnes à signer une pétition contre les mines. Les personnes étaient encouragées à signer cette pétition en inscrivant leur nom, prénom et adresse électronique sur un formu-laire comprenant ces trois champs de saisie. Un bouton d’envoi de la signa-ture permettait de concrétiser cette volonté.

Le comportement des sujets était mesuré à l’aide de deux variables : 1) le nombre de sujets qui ont cliqué sur le bouton d’accès au site après avoir reçu le e-mail ; 2) le nombre de sujets ayant rempli et adressé le formulaire de pétition présent sur le site. Les résultats obtenus sont présentés dans le tableau 3.4 ci-dessous.

Tableau 3.4

Taux de visites du site et de signature de la pétition dans les trois conditions expérimentales (en %)

Message sur le bouton

« Nouveau » « Cliquez ici » « Vous êtes libre de cliquer ici » Variable mesurée

Taux de visites du site 52,7 65.3 82.0

Taux de signataires de

la pétition 4.0 5.7 7.3

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L’analyse statistique confirme un effet général du type de message utilisé sur le comportement des internautes tandis que les comparaisons deux à deux montrent que le groupe « Vous êtes libre de cliquer ici » présente un taux de visites statistiquement supérieur à celui de chacun des deux autres groupes. Cela confirme donc l’efficacité de l’évocation de la liberté sur le comportement du sujet. Toutefois, en ce qui concerne le taux de signature de la pétition, aucune différence générale entre les trois groupes n’a été obser-vée et seul un effet tendanciel entre le groupe « Vous êtes libre de cliquer ici » et le groupe « Nouveau » est observé. Il semble donc que le message n’ait eu qu’une faible incidence sur le comportement ultérieur du sujet. Un tel résultat va d’ailleurs dans le sens d’une faible persistance de cette évoca-tion sémantique de la liberté évoqué ci-dessous. On peut penser qu’un effet positif de l’évocation de la liberté sur le taux de signature aurait pu être obtenu si cette évocation avait, à nouveau, été réalisée sur la page contenant le formulaire de la pétition.

L’ensemble de ces premiers travaux sur la technique du « Mais vous êtes libre de» atteste de l’importance de cette évocation. Même si ces travaux sont récents, nous avons tenté d’aller plus loin pour comprendre le mécanisme qui déclenche un tel effet. Puisqu’il s’agit d’un effet obtenu par simple évocation sémantique, on pouvait penser que celui-ci serait de courte durée et qu’il ne pouvait s’obtenir qu’au moment de l’évocation. Le temps passant, ce sentiment de liberté activé par l’évocation de la liberté s’éteint et ne permet plus d’obtenir l’effet d’influence observé traditionnellement.

D’une certaine manière, l’absence d’effet sur la signature de la pétition dans l’expérience précédente va dans ce sens mais ce facteur n’a pas été testé de manière expérimentale. Une expérimentation de Guéguen, Pascual et Dagot (2001) a donc évalué l’effet de cette évocation dans le temps.

Le cadre d’un questionnaire commandé par une association de commerçants d’une petite ville a servi de terrain d’expérimentation. Des enquêtrices sollicitaient des personnes dans des bars et magasins. En condi-tion contrôle, le compère abordait le sujet en lui disant poliment : « Excusez-moi Madame/Monsieur, je participe à un projet d’étude de la perception des commerçants et des artisans chez les habitants de la commune de L…

Accepteriez-vous de répondre à ce questionnaire qui contient vingt questions ? » En condition expérimentale, le compère formulait, sur le même ton, la requête suivante : « Excusez-moi Madame/Monsieur, je parti-cipe à un projet d’étude de la perception des commerçants et des artisans chez les habitants de la commune de L… J’ai quelque chose à vous deman-der mais vous êtes bien entendu libre d’accepter ou de refuser. Accepteriez-vous de répondre à ce questionnaire qui contient vingt questions ? » En condition de sollicitation différée, si le sujet acceptait, le compère lui soumettait alors le questionnaire en lui demandant de le déposer chez n’importe quel commerçant puisque tous étaient prévenus de la conduite de l’étude et que celui-ci se chargerait de le transmettre. En condition de

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soumission immédiate, le compère remettait alors un crayon et un question-naire vierge au sujet en lui disant que dès qu’il l’aurait complété, il pourrait le donner au gérant ou au patron qui se chargerait de le transmettre. Comme les questionnaires étaient codés, on a pu déterminer la condition dans laquelle chaque sujet se trouvait. On a mesuré, ici, l’acceptation verbale mais également le taux réel de personnes ayant répondu au questionnaire. Les résultats obtenus sont présentés dans le tableau 3.5 ci-après.

Tableau 3.5

Taux d’acceptation verbale et taux de remplissage effectif du questionnaire (en %)1

Ici, un effet positif de l’évocation de la liberté est observé sur l’accepta-tion verbale dans les deux condil’accepta-tions de délai. Toutefois, lorsque l’on mesure l’acceptation comportementale, on voit que cette évocation n’est efficace qu’à court terme. Avec le temps, il semble que l’évocation de la liberté exerce moins de pression à se soumettre.

Les résultats obtenus dans cette dernière expérimentation sont en adéqua-tion avec les principes présidant à l’engagement énoncé par Kiesler et Sakumura (1966). En effet, on sait que « l’irrévocabilité de l’acte » est un facteur prédisposant de l’engagement. Or, ici, en laissant le temps au sujet pour émettre le comportement attendu, on a pu diminuer ce sentiment d’irré-vocabilité activé initialement par l’évocation de la liberté de décision du sujet. Une expérience menée par Doob et Zabrack (1971) a conduit à obtenir un résultat similaire. Ces auteurs avaient sollicité des personnes par courrier afin qu’elles remplissent et retournent un questionnaire par voie postale dans les trois jours. Selon le cas, la requête était accompagnée d’une induction

Expérimental Contrôle Demande de remplissage immédiat

Acceptation verbale 90.5 74.3

Acceptation comportementale 75.4 61.8

Demande de remplissage différé

Acceptation verbale 86.9 77.3

Acceptation comportementale 18.8 13.6

1. Le taux d’acceptation verbale est calculé sur l’ensemble des personnes sollicitées tandis que le taux d’acceptation comportementale est calculé sur le nombre de personnes ayant accepté le questionnaire.

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