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Comprendre l’obéissance par la désobéissance

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DES DÉTERMINANTS DE L’OBÉISSANCE

2.3 Comprendre l’obéissance par la désobéissance

La meilleure façon de comprendre pourquoi les sujets ont obéi ne serait-elle pas de voir comment les sujets ont été amenés à désobéir ? Si, comme nous avons pu le voir, quelques données liées à la personnalité du sujet ont été mises en évidence, d’autres chercheurs ont tenté une autre approche en étudiant précisément le comportement des sujets tout au long de la procé-dure. Cette approche, qui est la plus récente et qui prouve encore l’intérêt que de nombreux chercheurs en psychologie sociale portent à la soumission à l’autorité, est celle utilisée par Modigliani et Rochat en 1995. Ces cher-cheurs ont relevé que, dans le paradigme de Milgram, on a généralement expliqué le comportement des sujets en terme de facteurs situationnels et personnels. On sait aussi que, plus modestement, l’interaction entre ces deux niveaux d’analyse a été étudiée (Blass, 1991). Pourtant, selon eux, il conviendrait d’analyser ce paradigme et surtout ce qui s’y déroule de manière dynamique en tenant compte du fait que, tout au long de l’expéri-mentation, le sujet est inséré dans un processus d’interaction avec l’autorité, la victime et d’autres personnes et que cela peut conduire à faciliter l’obéis-sance ou conduire à la désobéisl’obéis-sance. L’analyse des extraits filmiques de l’expérience de Milgram montre tout à fait que les interactions du sujet avec l’expérimentateur sont différentes selon les personnes et conduisent à des situations sociales distinctives même si, pour Milgram, les conditions expéri-mentales semblent être les mêmes : ces différences d’interaction provenant du sujet comme de l’expérimentateur selon un processus dynamique. En effet, on se doute bien que l’expérimentateur ne puisse pas toujours se comporter de la même manière selon les sujets et qu’il doit essayer d’adapter ses propos et son comportement en fonction des personnes même si on sait qu’il doit tenter de conserver le plus de neutralité possible en suivant la même ligne comportementale. Aussi, pour Modigliani et Rochat, on pourrait prendre en compte la dynamique de la situation et la personnalité du sujet.

Pour ces chercheurs, il convenait donc de partir des séquences du film laissé par Milgram (1965a) où l’on pouvait voir des enregistrements du processus avec de nombreux sujets. L’interaction initiale entre le sujet et l’expérimen-tateur commencée, un échange mutuel entre les deux protagonistes (sujet et expérimentateur) s’amorce et se combine avec la logique de la tâche. Les propriétés caractérisant cet échange peuvent être, dès lors, indépendantes des traits des personnes. En effet, chez le sujet, l’accroissement de la tension et le stress qui l’accompagne ont forcément un impact sur l’interaction vécue avec l’expérimentateur. Cette interaction se décompose par phases, chacune reflétant un changement de stratégie pour atteindre l’objectif de l’expérience.

Au début, une véritable coopération s’opère entre expérimentateur et sujet, puis, lorsque la victime se met à souffrir, une phase de tension s’amorce où la situation de collaboration devient inconfortable. Le sujet demande alors à savoir s’il est en phase avec l’expérimentateur sur ce que l’on attend de lui.

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Celui-ci est d’ailleurs obligé de soumettre les injonctions prévues à cet effet.

Si le sujet admet ce type de réponse, une phase de coopération reprend même si celle-ci est plus difficile. Cet accroissement de la difficulté est d’ailleurs largement mis en évidence par le comportement du sujet (hésitations, soupirs, regards vers l’expérimentateur, tics, rires nerveux, etc.). Dans le cas où la réponse de l’expérimentateur est perçue comme un désaccord, une phase de divergence succède et conduit à un accroissement de la tension du sujet. La conséquence est une sollicitation nouvelle destinée à justifier l’expérience conduisant l’expérimentateur à donner d’autres injonctions. Si celles-ci sont acceptées, une réduction de la divergence a lieu. Dans le cas contraire, la divergence s’accroît et on remarque que le sujet, dans cette condition, ne tarde pas à s’arrêter. Bien entendu, ces phases ne se déroulent pas dans un ordre aussi établi mais il y a fort à parier qu’elles suivent cette progression générale. Aussi, pour Modigliani et Rochat, dans la mesure où cette progression est attendue et qu’elle conduit à une défiance de l’autorité, on peut s’attendre à ce que plus cette procédure commence tôt, plus le sujet à de probabilités de ne pas obéir à l’autorité.

Afin de vérifier une telle hypothèse, Modigliani et Rochat ont donc réalisé une analyse de trente-quatre enregistrements audio-vidéo de la variation expérimentale du paradigme de Milgram menée à Bridgeport. Le comporte-ment verbal du sujet faisait l’objet d’une codification, c’est-à-dire que ce qu’il disait était évalué afin de pouvoir placer ce propos dans une catégorie de réponses aux caractéristiques distinctives : comme si vous codiez sous la catégorie « refus » des propos comme « je refuse de continuer », « j’arrête »,

« je m’en vais », etc. Dans cette analyse, six types de catégories comporte-mentales ont été créés :

1. acquiescement sans nuance (le sujet fait ce qu’on lui a demandé sans rien dire) ;

2. demande de vérification (« 450 volts alors ? », « Je suis à la fin de la liste, qu’est-ce que je fais ? »…) ;

3. notification (« Je n’entends plus rien », « Cet homme veut sortir », etc.) ; 4. questions (« Jusqu’où avez-vous l’intention que j’aille ? »…) ;

5. protestations (« Je suis désolé, mais je pense que si les chocs progressent comme cela, ce sera dangereux », etc.) ;

6. refus (« Je ne ferais plus rien tant que je ne sais pas que si cet homme va bien »…).

L’ensemble des propos des sujets était évalué selon la méthode des juges par deux observateurs. Les niveaux 1, 2 et 3 étaient catégorisés comme de l’obéissance tandis que les niveaux 4, 5 et 6 étaient catégorisés comme de la défiance à l’égard de l’autorité. En attribuant des valeurs numériques aux propos ou comportements du sujet, on pouvait donc réaliser certaines analy-ses statistiques. En dehors de ce codage, différentes informations sur le

comportement d’obéissance du sujet étaient mesurées : voltage final utilisé, voltage atteint au moment où le sujet manifestait la première forme de résis-tance, temps mis pour émettre la première forme de résistance.

Dans un premier temps, Modigliani et Rochat ont effectué des analyses de corrélation entre ces mesures et la codification des propos du sujet. Les résultats montrent une corrélation positive significative entre le temps de première utilisation d’une catégorie de résistance et le niveau d’obéissance (r = .51). Cela veut donc dire que plus le sujet résiste précocement à l’auto-rité, plus il a de probabilités de désobéir. Le même type de corrélation sera observé avec le voltage final administré (r = .86). Ici, plus le sujet résistait précocement à l’autorité, moins il administrait un choc final élevé.

Afin de bien rendre compte de cet effet de la précocité de la résistance sur le comportement final du sujet, Modigliani et Rochat ont distingué le taux de personnes qui ont arrêté avant 150 volts, entre 150 et moins de 450 volts et enfin ceux qui sont allés jusqu’au bout. Ils ont ensuite évalué, parmi ces personnes, celles qui avaient émis leur première résistance à continuer avant ou après 150 volts. Nous rappellerons que 150 volts constitue le moment où la victime proteste avec force et que c’est également la période où, en condi-tion de libre choix d’administracondi-tion du niveau de punicondi-tion (condicondi-tion dite contrôle), que le taux de personnes qui s’arrêtent est le plus important. Les résultats obtenus sont présentés dans le tableau 1.10 ci-dessous.

Tableau 1.10

Répartition (en %) de la proportion du choc final délivré en fonction du moment de la première résistance notable (catégories 4, 5 et 6) Comme on le voit, une résistance verbale précoce est prédictive du refus d’obéissance du sujet. Pour Modigliani et Rochat, il est vraisemblable que ce niveau de résistance verbale précoce altérerait la dynamique de l’interaction entre l’expérimentateur et le sujet. Ces chercheurs ont également émis l’idée que l’émission précoce d’un tel niveau de résistance permet d’éviter la ratio-nalisation des comportements émis précédemment (par exemple, « je conti-nue car au point où j’en suis, si j’arrête je remets en question ce que j’ai déjà accompli »).

Moment de première résistance notable Avant 150 volts Après 150 volts Voltage final délivré

150 volts ou moins 83.0 0.0

> 150 volts et < 450 volts 17.0 58.0

450 volts 0.0 42.0

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

Bien entendu, les résultats de ces deux chercheurs doivent être interprétés avec prudence puisqu’ils sont fondés sur des corrélations qui peuvent en fait cacher des mesures identiques (indépendance du sujet, moralité, etc.). Il faudrait donc trouver une méthode expérimentale pour que le sujet soit amené à résister à différents niveaux. La manipulation de la souffrance de la victime pourrait d’ailleurs permettre cela.

De manière pratique en tout cas, ces analyses montrent, encore une fois, que tout va dans le sens d’un faible impact des dispositions individuelles dans l’obéissance. Tout semble se trouver dans les interactions existantes entre le sujet et l’expérimentateur : interactions qui insèrent le sujet dans une disposition qui aboutit à l’obéissance ou à la défiance de l’autorité. Ces inter-actions permettent au sujet de juger du caractère bienveillant/malveillant de l’autorité et ainsi le prédisposent à défier l’autorité. Pour ces auteurs, un tel fonctionnement dynamique expliquerait comment certains individus, pendant la Seconde Guerre mondiale, sont parvenus à défier les autorités en apportant leur aide aux juifs.

2.4 La soumission à l’autorité :

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