• Aucun résultat trouvé

Les formes modernes de soumission à l’autorité : l’autorité administrative

Dans le document soumission manipulation Psychologie (Page 80-83)

SUR NOTRE COMPORTEMENT

3.2 Les formes modernes de soumission à l’autorité : l’autorité administrative

Si les résultats des expériences de Milgram ont stupéfié l’opinion publique et les chercheurs en psychologie sociale, son paradigme a également fait l’objet de beaucoup de critiques à la fois méthodologiques et éthiques. L’aspect méthodologique est le seul aspect que nous souhaitons étudier ici car il porte essentiellement sur la portée heuristique et l’utilisation de ces travaux à une connaissance du fonctionnement psychologique de l’être humain et du poids et de l’influence de nos systèmes institutionnels et organisationnels.

On a pensé que les sujets n’étaient pas réellement convaincus que la

« victime » souffrait. Milgram montrera que seuls 2.4 % des sujets (sur 658) étaient convaincus qu’elle ne souffrait pas réellement tandis que les autres estimaient qu’elle souffrait beaucoup. La seconde critique porte sur le carac-tère extrêmement expérimental des travaux de Milgram faisant que les sujets ne pouvaient pas se comporter autrement, mais que, dans des conditions normales, ils ne l’auraient pas fait. De plus, la situation était jugée ridicule.

Dans des conditions normales, on ne demande pas aux gens de torturer d’autres personnes. Une telle argumentation a été balayée par l’expérience de Hofling et al. (1966) présentée ci-dessus et dans laquelle des infirmières administraient sans retenue une dose dangereuse de médicament à un patient simplement parce qu’une personne se prétendant médecin le leur avait ordonné par téléphone. Il reste que, effectivement, dans le cas de l’expé-rience de Milgram, l’extrême gravité de l’acte sollicité est à même de rendre la situation totalement surréaliste au sujet et donc altérer sa légitimité. Pour cette raison, deux chercheurs européens, Meeus et Raaijmakers ont conduit, entre 1980 et 1985, un train d’expérimentation qui comprenait pas moins de vingt-cinq variantes sur la base d’un paradigme nouveau, plus réaliste, forte-ment inspiré du paradigme de Milgram. Pour ces chercheurs, il fallait tenter de trouver un acte plus courant dans nos sociétés modernes que celui, prove-nant d’époques aujourd’hui révolues, consistant à faire souffrir physique-ment autrui. Le paradigme qu’ils mirent au point il y a quinze ans maintenant emploie une violence qui est certainement plus communément présente dans nos sociétés avancées et policées et pour laquelle il existe une législation très spécifique en droit pénal et du travail : la violence psychologique et morale.

Les premiers travaux de ces auteurs ont été publiés en 1986 (Meeus et Raaijmakers, 1986). Leur expérience a utilisé initialement quatre-vingts hommes et femmes âgés entre 18 et 55 ans de niveau scolaire du secondaire long (le bac). Comme chez Milgram, les sujets étaient recrutés par voie de presse et les intentions réelles de l’expérimentateur étaient bien évidemment cachées. L’expérience avait lieu à l’université d’Utrecht aux Pays-Bas.

L’expérimentateur disait au sujet que le département de psychologie devait sélectionner des candidats pour des emplois de la fonction publique et que,

pour ce faire, on devait administrer un test aux candidats. Ce test était consti-tué de trente-deux questions à choix multiples et le résultat déciderait de l’obtention ou pas du poste. Ici, le candidat était un compère de l’expérimen-tateur. On disait ensuite que, de manière annexe, le département de psycho-logie s’intéressait aux effets du stress psychologique sur l’achèvement du test et que le candidat n’avait pas été prévenu de cela. L’expérimentateur disait alors que pour susciter ce stress, le sujet devait faire des remarques négatives au candidat à propos de sa réussite aux différentes phases du test.

Quinze remarques devaient être faites tout au long de la passation du ques-tionnaire. Les questions comme les remarques stressantes apparaissaient sur un écran d’ordinateur et le sujet devait appuyer sur un bouton pour passer de l’une à l’autre. Chaque remarque apparaissait avec une graduation numéri-que supposée refléter son caractère stressant. L’expérimentateur disait au sujet que cela pouvait avoir des conséquences sur la réussite du candidat. Le sujet subissait une tâche de familiarisation à la procédure d’interrogation puis, le « candidat » était informé, de manière à être entendu du sujet, que durant l’expérience on lui dirait où il en était et ce, à quinze reprises. On disait au candidat que cela n’aurait aucune conséquence négative pour lui et on lui cachait qu’il s’agissait de remarques désobligeantes. Après cette phase, l’expérience proprement dite commençait. Le sujet et le candidat se trouvaient dans des salles contiguës et pouvaient s’entendre mutuellement par le biais d’un interphone.

L’expérience a été séparée en quatre phases. Dans la première phase, aucune remarque n’était faite au sujet. Dans les trois autres, les remarques étaient de plus en plus désobligeantes (« Votre réponse à la question 9 était fausse » ; « Jusqu’ici votre score au test n’est pas très satisfaisant » ; « Si on s’en tient au test, vous n’êtes fait que pour occuper des fonctions subalternes » ; etc.) et les erreurs que « commettait » le candidat (erreurs, vous vous en doutez, planifiées à l’avance) devenaient manifestement impu-tables à la situation de stress généré et non à la difficulté des questions elles-mêmes. Les protestations du candidat, qui caractérisaient son stress, crois-saient avec le degré de stress accordé aux remarques faites par le sujet (« Vous avez raison mais ma réponse n’était pas fausse, n’est-ce pas ? » ;

« Arrêtez de faire ces remarques, je n’arrive pas à me concentrer » ; etc.).

L’expérimentateur se tenait à proximité du sujet pendant toute la durée de la passation expérimentale. Si le sujet refusait de continuer ou souhaitait ne pas faire de remarque, il répondait comme pour l’expérience de Milgram :

« Vous devez continuer, l’expérience exige que vous continuiez. » En situa-tion contrôle, bien évidemment, dès que le sujet manifestait l’envie de s’arrê-ter, l’expérience s’achevait. Aucune injonction à continuer n’était adressée au sujet par l’expérimentateur.

Une variante expérimentale utilisant un expérimentateur absent a également été introduite. L’expérimentateur s’absentait de la pièce de passa-tion en disant au sujet qu’il devait faire les quinze remarques prévues. Une

© Dunod – La photocopie non autorisée est un délit.

variante utilisant deux sujets rebelles (groupe désobéissant) a également été mise en place. Dans cette condition, le sujet se voyait toujours confier la passation (questionnaire et remarques désobligeantes) mais les deux « autres sujets » commençaient à protester au cours de la passation, refusaient d’écouter l’expérimentateur puis s’arrêtaient.

Après la fin de l’expérience, on demandait au sujet d’évaluer, à l’aide d’une échelle, jusqu’à quel point il pensait que le compère était un vrai candidat et à quel point il pensait que celui-ci avait été affecté par les remar-ques stressantes. On lui demandait également d’attribuer la responsabilité de son comportement à lui, à l’expérimentateur et au candidat.

Les résultats obtenus dans les quatre conditions expérimentales testées sont présentés dans le tableau 1.13 ci-dessous. À titre de comparaison, nous avons placé, en dernière ligne, les taux d’obéissance totale obtenus par Milgram avec les variantes expérimentales identiques.

Tableau 1.13

Niveau d’obéissance moyen des sujets à différentes étapes de la passation du questionnaire d’emploi

Comme on peut le voir, le taux d’obéissance totale obtenu ici est supérieur à celui observé par Milgram. Exception faite du groupe contrôle, le taux de personnes qui utilisent le niveau de remarque le plus stressant est plus élevé dans chaque condition. Pour Meeus et Raaijmakers, cela proviendrait vrai-semblablement du type de violence qui s’exerce sur la victime qui, selon eux, serait de nature « psychologico-administrative » et serait, donc, plus facile à produire.

Il reste que, comme l’ont souligné ces auteurs, plus de vingt ans après Milgram, la propension de l’homme à obéir à un ordre visant un acte haute-ment problématique n’a pas diminué. Au contraire, précisent Meeus et Raaijmakers, pour peu que la souffrance physique ait disparu et que la légitimité de l’expérience soit garantie (capacité à supporter le stress dans

Taux d’obéissance (en %)

stressante (max = 15) 14.81 10.17 10.22 6.75

Pourcentage d’obéissance totale chez Milgram

(3 x 450 volts)

62.5 20.5 10.0 2.5

une situation professionnelle), plus de neuf personnes sur dix admettent le principe de faire souffrir autrui de manière psychologique et cela, nonobstant le fait que la victime des remarques est ici en situation de dépendance écono-mique et qu’elle doit achever le test pour obtenir l’emploi escompté.

L’analyse des entretiens effectués après l’expérimentation a pourtant montré que les sujets s’accordaient tous à trouver la situation déplaisante pour eux et stressante pour le sujet. Ils n’ont pas manqué de souligner cet aspect et le risque qu’il y avait à voir le candidat échouer. Pour autant, il semble que la seule mention « Continuez » exprimée par l’expérimentateur ait été suffi-sante pour qu’ils poursuivent l’expérimentation.

Comme on le voit, même si de nombreuses années se sont écoulées depuis les premiers travaux de Milgram et même si la situation utilisée ici était que peu différente, on observe que, encore et toujours, une personne quel-conque ni potentiellement bonne ni potentiellement mauvaise en apparence est susceptible de torturer mentalement autrui simplement parce qu’une autorité légitime lui en donne l’ordre. Tout cela s’obtient alors que le sujet ne partage, ni avec l’autorité ni avec la victime, de lien de dépendance économi-que, physique ou affective. On notera que les résultats présentés ici ont été répliqués par des travaux ultérieurs (Meeus et Raaijmakers, 1995). En outre, des travaux récents ont montré que d’autres actes répréhensibles pour autrui sont obtenus même si le sujet n’administre plus de punition physique ou morale à un sujet. Ainsi, tout récemment, Howery et Dobbs (2000) sont parvenus à montrer que 100 % de leurs sujets n’hésitaient pas à accepter de servir de témoin et de dire quelque chose concernant un vol auquel ils n’avaient pas assisté simplement parce qu’une autorité légitime leur deman-dait de le faire. Ils acceptaient également de signer une déclaration officielle contenant un témoignage que pourtant ils n’avaient pas fait et ne pouvaient objectivement pas faire puisqu’ils n’avaient pas assisté au vol. La question de la soumission est donc toujours d’actualité et son étude ne doit pas se limiter, comme on le voit, aux actes extrêmes de torture physique mis en évidence par Milgram mais également à tout un ensemble de comportements ordinaires qui interrogent le fonctionnement même de nombreuses institu-tions que nous respectons et dont la légitimité a été clairement établie par l’ensemble des dispositifs éducatifs et d’apprentissage que nous avons subi : justice, police, travail, santé, etc.

Dans le document soumission manipulation Psychologie (Page 80-83)