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Rénover la prison : qui est le maître à bord?

2.2 La machine carcérale en marche

2.2.1 Rénover la prison : qui est le maître à bord?

Les liens entre ville et prison, en même temps qu’ils s’affichent dans les transformations des installations carcérales, s’incarnent dans les modifications apportées au mode de financement. En effet, la période s’enclenche avec une tentative de la part de l’État de doubler le lien géographique entre Paris et ses

49 Mitchel P. Roth, « Ghent Maison de Force (Prison) », dans Id., Prisons and Prison Systems. A

Global Encyclopedia, Westport (Conn.) et Londres, Greenwood Press, 2006, p. 117-118; Thorsten Sellin, « Philadelphia Prisons of the Eighteenth Century », Transactions of the American Philosophical Society, vol. 43, no 1, 1953, p. 326-331; Charles E. Peterson, « Walnut Street Prison, 1774-1775 », Journal of the Society of Architecture Historians, vol. 12, no 4, 1953, p. 26- 27; Alexis M. Durham, « Newgate of Connecticut : Origins and Early Days of an Early American Prison », Justice Quarterly, vol. 6, no 1, 1989, p. 89-116.

50 Cette hésitation caractérise l’urbanisme parisien des trente dernières années de l’Ancien Régime.

prisons d’un lien financier. Durant les trois premiers quarts du siècle, le fardeau des rénovations incombait, assez logiquement d’ailleurs, au Domaine du roi51. Or, en 1773, le Domaine décide de rejeter sur le compte des municipalités tous les frais liés aux réparations des prisons afin de « soulager le Trésor royal »52.

Bien sûr, il ne faut pas sous-estimer les considérations purement budgétaires qui dictèrent en grande partie ce changement. Les pressions énormes qui pesaient sur le Trésor poussaient effectivement la monarchie à se décharger de ses responsabilités financières partout où cela était possible et souhaitable. Le recours aux coffres des villes fut un des expédients favoris de la monarchie pour toutes les questions d’urbanisme (alignement, percement des rues, démolition de maisons, etc.)53. Inversement, le Bureau de la Ville favorisait à tout moment l’investissement monarchique : des deux côtés, on cherchait à puiser les crédits nécessaires à la gestion urbaine chez l’autre54. Mais le choix est ici significatif : il confirme la conviction selon laquelle le bâti carcéral était d’abord et avant tout perçu comme un outillage urbain et, en ce sens, relevant strictement des prérogatives et des intérêts de l’administration parisienne. L’amalgame entre le

51 Quels montants allouait-on alors aux rénovations des prisons de Paris? Nous n’avons rien trouvé

pour le dire, mais il est fort probable qu’on n’allouait pas un montant fixe pour ce type de travaux et qu’on procédait plutôt selon une « économie d’expédients » qui envoyait l’argent où l’urgence était la plus grande. Nicole Castan, « Archéologie de la privation de liberté », loc. cit., p. 63.

52 « Édit portant suppression de tous offices de receveurs et contrôleurs généraux de domaines et

bois; receveurs particuliers desdits bois; receveurs, gardes généraux et collecteurs des amendes, restitutions et confiscations dans les maîtrises des bois, eaux et forêts, août 1777 », dans Antoine Jacques Louis Jourdan, François-André Isambert, et F.A. Decrusy, Recueil général des anciennes lois françaises depuis l’an 420 jusqu’à la Révolution de 1789, vol. : Du 10 mai 1777 au 31 décembre 1778, Paris, Belin-Leprieur, 1826, p. 100.

53 Youri Carbonnier, « La monarchie et l’urbanisme… », loc. cit., p. 44 et Jean-Louis Harouel, op.

cit., p. 155-161.

54 Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures…, op. cit., p. 24. Le Bureau de la Ville était composé

« du Prévôt des marchands, de quatre échevins, du procureur du roi et de la ville, du greffier et du receveur ». Il était soumis à la royauté et agissait comme exécutant des projets d’urbanisme souhaités par la monarchie. Jean-Louis Harouel, op. cit., p. 155.

carcéral et l’urbain était consommé : la prison, après tout, était une affaire de villes, à elles de les entretenir55.

L’administration municipale de la capitale n’était pas alors équipée pour répondre à une telle charge et les prisons, laissées sans aide financière, ont périclité à un point tel que le Domaine a dû accepter une prise en charge partielle de leur entretien dès 1777. Un édit de cette année enjoint les villes à continuer la prise en charge des prisons tout en allouant « un secours extraordinaire » de 300 000 livres annuellement – montant par ailleurs dérisoire vu l’ampleur de la tâche à accomplir – à employer strictement pour les réparations nécessaires aux établissements d’enfermement56. On doit sans doute cette attention en partie aux soins de Necker, tout juste arrivé aux finances, le poste le plus important de la monarchie administrative, qui s’intéresse beaucoup aux vicissitudes hospitalières et carcérales57. On justifie alors ce retour par « le compte qui nous a été rendu de ces lieux souterrains […] nous avons su que les ténèbres, la contagion, le manque d’air et d’espace en avoient fait des séjours d’horreur et de désespoir »58. Si l’on n’attendait pas des prisons qu’elles soient agréables, ni même confortables, le laisser-aller et l’abandon auxquels elles étaient alors soumises étaient jugés assez excessifs pour que le Domaine décide de réinvestir dans un champ qu’il était parvenu à quitter. La Couronne justifie son retour en mettant l’accent sur l’insalubrité et la vétusté des prisons. L’Édit de 1777 ouvre même la porte à un secours encore plus grand puisqu’il ajoute que « si la somme que nous avons établie à la charge de nos domaines, jointe aux efforts des villes de notre royaume, ne suffisoit pas au but que nous nous proposons, nous l’augmenterons lorsque les

55 Les architectes Moreau et Desmaisons, dans leur rapport de visite au Grand Châtelet, précisent

que les nouveaux cachots construits dans cette prison ont été entrepris par la Ville de Paris. AN F16 118, 20 décembre 1785.

56 « Édit portant suppression de tous offices de receveurs… », loc. cit., p. 101.

57 Ministère de l’économie et des finances, L’Administration des finances sous l’Ancien Régime,

Colloque tenu à Bercy les 22-23 février 1996, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière, 1997, p. 31. Voir Jean Egret, Necker, ministre de Louis XVI : 1776-1790, Paris, Champion, 1975, 478 p. et Jacques Necker, Œuvres de Monsieur Necker, Londres, Thomas Hookham, 1785, 908 p.

autres besoins pressants de notre état le permettront ». Ce palliatif s’avère insuffisant : la situation étant devenue insoutenable, l’entière responsabilité du Domaine en matière d’entretien carcéral est rétablie en 178659.

L’implication financière des villes s’étant dévoilée intenable, la prise en charge de l’ossature carcérale de la capitale revint au Trésor. La tentative est toutefois parlante car elle dit tout l’enchevêtrement qui caractérisait alors les transformations de la ville et de la prison, au point où il est apparu logique à la monarchie de céder à Paris l’entretien de ses geôles. Les améliorations matérielles du parc carcéral parisien s’imbriquaient parfaitement dans les mouvements (urbanistique, architectural, hygiéniste et même policier) qui voulaient faire de la ville un espace sécuritaire, salubre et fluide. La manœuvre rappelle le caractère multiple de la prison : à la fois arme politique, instrument policier, élément essentiel du processus judiciaire et équipement urbain. La démarche dévoile aussi un monde carcéral qui, trop souvent taxé d’immobilisme, paraît pourtant bien éveillé : de telles tentatives de réaméngament structurel sont les traces d’une activité et de réflexions déjà dynamiques autour de la prison, son rôle et les attributs dont elle devait être dotée. La tentative de rapprochement financier entre l’administration parisienne et ses prisons survient à un moment intéressant puisque paradoxal. En effet, la période qui s’amorce accélère les travaux de grande envergure, mais, en même temps, elle voit naître un malaise de plus en plus grand vis-à-vis de la présence des prisons en milieu urbain.