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La prison est, dans le XVIIIe siècle parisien, « de la ville, plus encore que dans la ville, du point de vue de l’architecture comme des pratiques sociales »119. Elle fait partie de l’équipement urbain et paraît complètement immergée dans la ville. La Conciergerie, les Châtelets et le For L’Évêque baignent dans leur quartier, s’adossent contre leurs voisins, parfois nombreux. Les murs des geôles, plutôt que d’en faire autant de petits vases clos, reliaient la prison à la vie urbaine en multipliant les points d’entrée, de contiguïté, de mitoyenneté. S’établissent entre elles de véritables relations de connivence, de complicité, de surveillance mutuelle, parfois heureuses, parfois moins. Qu’il s’agisse d’un boucher dans son étal le long de la muraille du Grand Châtelet, d’un boutiquier voisin du Petit Châtelet ou d’un magistrat mirant le préau de la Conciergerie, la prison fait partie du quotidien, du décor habituel, elle est une présence stable et connue sur laquelle ne planent pas le mystère et le secret qui entourent la Bastille120.

Cette centralité urbaine s’accompagne aussi d’une ouverture sur l’extérieur. La prison n’est pas cachée aux yeux de la population, elle s’offre à la vue de tous et se fait facilement accessible à ceux qui veulent y entrer. Les seuils

118 Pierre Giraud, Mémoire justificatif, s.d. (BHVP Ms 945, fol. 13-14). Les autres principes sont la

garde extérieure, les dispositifs contre les incendies et le chemin de ronde sur lequel nous reviendrons au Chapitre III.

119 La phrase est de Nicolas Lyon-Caen qui l’a employée à l’égard du palais de justice de Paris.

Nicolas Lyon-Caen, loc. cit., p. 324.

120 Hans-Jürgen Lüsebrink et Rolf Reichardt, « La "Bastille" dans l’imaginaire social de la France

carcéraux sont assaillis par des commissionnaires, des parents, des amis, des curieux qui signent à tous les jours la perméabilité de cette prison d’Ancien Régime. Or, cette porosité et les dangers qu’elle comporte pour la sécurité des établissements d’enfermement forcent, dans les dernières années du XVIIIe siècle, les autorités publiques à agir. Les visites incessantes que permet le caractère urbain des prisons deviennent un inconvénient de plus en plus difficile à souffrir. Sous l’assaut de la ville, la prison se transforme, se referme. Le mouvement engendré se perpétue à travers la période révolutionnaire et le XIXe siècle qui le rendent plus contraignant.

Ces premières étapes dans la fermeture progressive de la prison suggèrent un changement en profondeur du fonctionnement de la geôle. En effet, on ne pouvait pas à la fois renforcer l’étanchéité de la prison et continuer de profiter de l’apport économique substantiel des individus privés. En rendant les établissements carcéraux plus difficiles d’accès, on limitait également la participation de la population à leur financement. L’État, à la fin de l’Ancien Régime, privilégie la sécurité malgré les conséquences financières de ce resserrement. Car le mouvement est forcément double : on referme la prison pour en améliorer la sûreté et, par le fait même, l’État se voit forcé de s’impliquer davantage. C’est bien lui qui prend le relais des familles et amis. Le retrait n’est pas radical, bien sûr. Les personnes privées continuent de jouer un rôle important et parfois décisif dans les conditions de vie des détenus. La monarchie ne prend pas, du jour au lendemain, l’entière responsabilité des prisonniers. Néanmoins, le déplacement est d’ores et déjà perceptible. Le règlement de l’Hôtel de la Froce montre bien que les autorités tentent d’installer un nouveau modèle carcéral : elles auraient bien pu appliquer simplement le vieux règlement sur le nouvel établissement.

Au-delà des visiteurs indésirables et de leurs manigances, c’est aussi tout le caractère urbain de la prison qui est lentement remis en question à travers le XVIIIe siècle. Ce qui paraissait jusque-là normal et même avantageux – une prison centrale était aussi plus efficace car plus près des organes juridiques –

commence à semer le doute : était-il séant pour une prison d’avoir des voisins? N’y avait-il pas un danger à conserver ces abcès infects, pestilentiels et putrides au cœur de la capitale des Lumières? Autant de questions qui sont soulevées et dont la réponse passe nécessairement par le bâti. Le XVIIIe siècle, par l’intermédiaire de ses architectes, ses savants et ses politiques, pèse le pour et le contre de cette proximité carcérale de façon inédite. Une nouvelle conception voit le jour qui correspond à une redéfinition de la prison en gestation et qui tend à l’isoler de la ville. Ses balbutiements se donnent à voir dans les projets architecturaux, scientifiques, médicaux et administratifs qui montrent combien le réaménagement de la ville et celui de la prison sont alors intrinsèquement et fondamentalement liés. À travers ces projets, la prison se met en mouvement.

CHAPITRE II

DE PROXIMITÉ À PROMISCUITÉ : DES RÉFORMES DE PIERRE ET DE MORTIER

Why should a prison have to be a modern prison or the nineteenth- century penitentiary provide the measure for all prisons?1

Les prisons parisiennes étaient donc à la fois des symboles de la justice en action et des membres du voisinage, à la fois des lieux d’enfermement et des espaces ouverts sur la ville et ses habitants. Or, au XVIIIe siècle, cet état de fait qui dure pourtant depuis des siècles, est remis en question. Ce n’est pas un hasard si c’est d’abord et avant tout à titre d’équipement urbain que la prison devient un terreau de réforme : les réflexions qui s’animent alors autour de l’organisme urbain n’ont pu faire l’économie de la geôle, précisément parce qu’elle était si intimement ancrée dans le cœur de Paris. Les discours des hygiénistes, des scientifiques, des architectes, des philosophes politiques, des écrivains et des autorités administratives se concentrent sur Paris et sur son avenir. Les prisons, comme plantées là, captent leur attention pour une multitude de raisons qui tiennent tantôt de la salubrité, tantôt de la fluidité urbaine, tantôt de la sécurité ou de la commodité2. La prison parisienne, au XVIIIe siècle, devient carrefour.

1 « Pourquoi une prison devrait-elle être une prison moderne? Pourquoi le pénitencier du dix-

neuvième siècle devrait-il pourvoir la mesure pour toutes les prisons? » (traduction de l’auteure). Pieter Spierenburg, « Four Centuries of Prison History : Punishment, Suffering, the Body and Power », dans Norbert Finzsch et Robert Jütte (dir.), op. cit., p. 17-18.

2 Ce sont les principes et les enjeux qui déterminent les opérations de réaménagement urbain. Voir

Vincent Milliot, « Ville », dans Bronislaw Baczko, Michel Porret et François Rosset (dir.), Dictionnaire critique de l’utopie au Siècle des Lumières, Genève, Georg, 2016, p. 1303-1337; Alain Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIe-XIXe siècles, Paris,

Flammarion, 1986, 336 p.; Georges Vigarello, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris, Du Seuil, 1987, 288 p.; Patrice Bourdelais, Les hygiénistes : enjeux, modèles et pratiques, Paris, Belin, 2001, 540 p.; Jean-Louis Harouel, op. cit.; Pierre Lavedan, Jeanne

Les discussions, les idées, les projets qui naissent alors pénètrent la geôle, non pas sous l’angle juridique ou pénal : ce n’est pas par le droit qu’on agira d’abord sur la prison, mais bien par sa charpente. Il ne s’agit pas de passer en revue les différentes salles des établissements ou d’en énumérer les matériaux. Cette perspective mènerait à une longue description répétitive de murs, de portes et de barreaux : si l’exercice est captivant dans l’optique d’une reconstitution, son intérêt demeure limité3. L’objectif est plutôt de chercher, dans les projets – réalisés, imaginés, voire imaginaires – de rénovation, de reconstruction ou d’amélioration, les traces d’une prison en mutation. Il faut voir comment le problème s’est présenté, quelles actions furent jugées nécessaires ou superflues, quels aménagements furent concrétisés, refusés ou sombrèrent simplement dans l’oubli – car le terme aménagement « emporte avec lui une volonté et un résultat », les deux n’advenant pas toujours4. Ces modifications sont, le plus souvent, évoquées partiellement et rapidement par les chercheurs sans que soit faite l’exposition de leurs différents moyens, modalités ou objectifs. Or, c’est précisément ce que nous nous proposons de faire ici.

Bien sûr, une telle incursion comporte des limites importantes : les réparations de fortune, qui devaient constituer l’immense majorité des travaux entrepris dans les prisons, n’ont laissé derrière elles que des traces très éparses. Restent seulement les projets de grande envergure qui ont suscité l’intérêt des pouvoirs judiciaires, politiques ou policiers et qui se retrouvent aujourd’hui dans

Hugueney et Philippe Henrat, L’urbanisme à l’époque moderne, XVIe-XVIIIe siècles, Genève,

Droz, 1982, 596 p.; Richard A. Etlin, Symbolic Space : French Enlightenment Architecture and its Legacy, Chicago, University of Chicago Press, 1994, p. 1.

3 Parmi les travaux sur l’architecture carcérale et son évolution technique, voir Allan Brodie, Jane

Croom et James O. Davies, English Prisons : An Architectural History, Swindon, English Heritage, 2002, 297 p.; John Bender, Imagining the Penitentiary. Fiction and the Architecture of Mind in Eighteenth-Century England, Chicago, University of Chicago Press, 1987, 337 p.; Robin Evans, The Fabrication of Virtue. English Prison Architecture, 1750-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, 486 p.; Norman Johnston, Forms of Constraint : A History of Prison Architecture, Chicago, University of Illinois Press, 2000, 197 p.; Id., The Human Cage : a Brief History of Prison Architecture, New York, Walter and Company, 1973, 68 p.; Paul Mbanzoulou et François Dieu (dir.), L’architecture carcérale. Des mots et des murs, Toulouse, Privat, 2011, 125 p.

leurs archives. Les sources proviennent d’acteurs très différents dont les points de vue s’opposent ou se complètent, qui travaillent parfois en vase clos, parfois en collaboration très étroite. Il s’agit d’abord du gouvernement lui-même : lettres patentes, édits et déclarations révèlent les visées de la monarchie quant au renouvellement de ses prisons. Ensuite, la documentation provient d’experts de tout acabit : architectes, médecins, magistrats et académiciens participent à la réforme des prisons et les prennent pour laboratoires. Ils fournissent parfois des plans qui donnent des repères précieux à l’historien des prisons. Mais tous ces documents doivent être envisagés avec prudence car il est souvent difficile de faire la part des choses, même dans les archives officielles, entre ce qui fut prévu et ce qui fut réellement réalisé5.

Toute entreprise d’amélioration est à considérer comme une occasion pour repenser, revoir et « mettre à jour » la prison. Les acteurs ne font pas que modifier des murs, ils impriment sur la geôle de nouvelles conceptions, de nouveaux besoins, de nouvelles attentes vis-à-vis d’elle, sa nature et ses fonctions. Ces projets doivent donc être envisagés comme autant de clés de lecture d’une prison qui se transforme, se raffine et précise ses finalités. Au fil du siècle, il devient évident que le statu quo carcéral ne suffit plus. Ces projets, même demeurés lettre morte, ne sont pas des initiatives aléatoires, mais des actions qui incarnent une redéfinition en cours et dynamique. Partout, les réflexions sur la prison se sont emboîtées dans celles portant sur la ville et ont évoqué les mêmes arguments de sûreté, de salubrité, de fluidité ou de commodité. Le long des réformes matérielles du monde carcéral, c’est la redéfinition de la ville qu’on voit défiler alors qu’au fil des améliorations urbaines, c’est aussi la geôle que l’on réforme. Ces deux phénomènes en osmose entraînent des changements quant aux relations jugées adéquates, saines et sûres qui doivent s’installer entre la capitale et ses prisons,

5 La majorité de la documentation provient de la Collection Joly de Fleury de la Bibliothèque

nationale de France, de la série F16 des Archives nationales de France (ciblant la période

postrévolutionnaire, il s’est tout de même trouvé dans le fonds quelques archives concernant l’Ancien Régime) et de sources imprimées, dont celles des différentes académies se sont révélées précieuses.

entre les Parisiens et les prisonniers aussi. Tout cela, à travers le XVIIIe siècle, s’ébranle et se met en branle : la prison s’en trouve transfigurée.