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Les acteurs de la geôle

Avant de pénétrer plus avant dans le monde des prisons parisiennes, il faut en présenter les acteurs (voir Fig. I.2). À qui a-t-on affaire au juste? Qui sont les protagonistes de cette histoire? La mise au point est d’autant plus nécessaire que bien peu de travaux sur l’Ancien Régime ont excédé le triptyque habituel concierge-guichetier-prisonnier61. Avec raison d’ailleurs, puisque ce trio concentre la très grande majorité des activités quotidiennes des prisons. Le concierge apparaît comme le grand patron de la prison62. Chacune a le sien et il est responsable de tout ce qui s’y déroule. Il a pour tâche d’assurer la détention d’hommes et de femmes accusés et poursuivis, peu importe le motif. Ses fonctions ne sont donc pas judiciaires : il demeure un exécutant pour toutes les autorités qui sont en droit de faire enfermer. Si toutefois un détenu confié à sa garde parvient à s’évader, il doit rendre des comptes au magistrat (Lieutenant criminel, Leiutenant général de police, parlementaire, etc.) qui avait fait enfermer le fuyard. La prison est à la fois sa maison et son gagne-pain puisqu’il doit trouver son revenu dans la location des chambres de la prison (nous aurons l’occasion d’y revenir plus longuement au Chapitre VI) et dans la vente de certaines marchandises aux détenus (voir Annexe A). Le concierge est à la fois un gestionnaire (des finances, de l’immobilier et des hommes) et un patron. Tous les employés de la prison tombent sous son autorité, puisqu’il n’y a aucun directeur ni d’administrateur.

Les guichetiers, au nombre de six dans les grandes prisons parisiennes, sont engagés et payés par lui. Ils sont chargés de la surveillance quotidienne des détenus et du contrôle des entrées et sorties. Ils sont, en somme, les hommes de

61 Les meilleurs travaux sur le personnel carcéral sont ceux de Christian Carlier et de Camille

Dégez. Toutefois, ils se sont bien peu intéressés au personnel externe qui gravite autour de la prison. Voir Christian Carlier, Histoire du personnel des prisons françaises du XVIIIe siècle à nos

jours, Paris, Éditions ouvrières, 1997, 261 p. et Camille Dégez, Un univers carcéral…, op. cit., 460 p.

62 On utilise parfois le terme « geôlier » pour parler du concierge. « Geôlier » est utilisé pour parler

de petites et moyennes prisons alors que le terme « concierge » est privilégié dans le cas de grandes prisons comme celles qui nous concernent. De plus, « geôlier » est plus équivoque puisqu’il désigne parfois un guichetier dans les sources. Nous lui préférons donc en tout temps l’appellation « concierge ».

terrain et en ont une connaissance très intime, habitant eux aussi jour et nuit dans la prison63. Mis à part les guichetiers, le concierge a autorité sur toute une ribambelle de petits acteurs anonymes qui participent, chacun à leur manière, à l’organisation carcérale. Il s’agit des commissionnaires, des domestiques, des servantes et d’auxiliaires de toutes sortes qui tentent de vivre de la prison et reçoivent un revenu ou bien du concierge ou bien des détenus au service desquels ils se placent. Cependant, certains acteurs agissent à l’extérieur du giron du concierge. C’est le cas des chapelains en charge du service religieux, des médecins et chirurgiens responsables du traitement des malades ou des blessés et encore du greffier, l’officier des prisons, qui fait figure de notaire dans le monde carcéral, étant en charge de la documentation officielle des geôles (surtout les registres d’écrou, mais également des extraits de documents légaux, des registres pour la gestion des sommes à verser aux débiteurs, etc.)64. Comme le concierge, il doit trouver son revenu dans l’application de divers frais et tarifs qu’il est légalement en droit d’imposer aux détenus en échange de ses services (voir Annexe A).

Or, si ces individus sont les personnages principaux de l’histoire carcérale, ils n’en sont pas les seuls, loin de là. En dehors des murs, la prison tombe sous la responsabilité de toute une gamme d’agents qui sont rattachés au Parlement ou au roi, véritable propriétaire des prisons de la capitale. Du monarque jusqu’au concierge, il y a plusieurs intermédiaires. D’abord, le Procureur général, « Père et protecteur général de tous les prisonniers », est l’éminence grise du monde carcéral : le pouvoir décisionnel est entre ses mains et il s’étend jusqu’aux plus bas échelons de la chaîne hiérarchique65. Il est omniprésent et sa signature tapisse des centaines de documents touchant un large spectre d’enjeux carcéraux. Une de

63 Ils prennent une journée de congé à tour de rôle, ce qui fait qu’il y avait en tout temps cinq

guichetiers en poste et un en congé.

64 Les créanciers à la demande desquels des débiteurs délinquants étaient emprisonnés devaient

verser une somme quotidienne, légalement fixée, pour payer leur nourriture et leur logement pendant leur enfermement.

65 Ce sont les prisonniers de Saint-Éloi qui nomment ainsi le Procureur général dans une plainte

ses tâches les plus évidentes est de nature financière : aucune dépense ne peut s’effectuer sans son approbation. Le Procureur général apparaît également comme un véritable « responsable des ressources humaines » avant l’heure. Une large partie de sa tâche vise à sélectionner, avec le Parlement, le personnel compétent. Ainsi, il a son mot à dire dans le choix des concierges, des greffiers et même des médecins, chirurgiens et certains membres du personnel religieux66. Le Procureur général fait office de grand administrateur, même si ses fonctions ne sont jamais explicitées comme telles. Il est de toutes les discussions : déménagements, rénovations, gestion du réseau des fournisseurs, modes de financement, modifications de la rémunération du personnel, etc. Aucune réforme ne se réalise sans son aval. Il est un personnage clé de l’évolution de la prison d’Ancien Régime.

Dès qu’un problème nécessitait sa présence en milieu carcéral, le Procureur général envoyait l’un de ses substituts. Chaque prison était attitrée à un substitut particulier qui en devenait alors responsable, la Conciergerie revenant toujours au doyen. Une évasion, une révolte ou un épisode de violence grave pouvaient amener le substitut à se déplacer. Ainsi les substituts quadrillaient-ils tout le réseau carcéral parisien et se faisaient les intermédiaires entre les prisons et le Procureur. En plus de leurs interventions ponctuelles, chaque substitut devait visiter la ou les prisons mises sous sa charge à chaque semaine, pour s’assurer du respect du règlement et récolter les plaintes des détenus67. Cinq fois par année, ces visites de routine devaient être effectuées en compagnie des conseillers désignés par le Parlement. La troupe d’inspection devait visiter « tous les coins et recoins » de l’établissement et en faisait ensuite rapport devant le Parlement68.

66 Les concierges lui proposaient leur candidature et le Procureur général faisait alors procéder à

une enquête approfondie de leurs mœurs. Celui qui ressortait comme le meilleur aspirant était ensuite officiellement nommé par le Parlement devant lequel il devait prêter serment.

67 John Howard, The State of the Prisons in England and Wales, with Preliminary Observations

and an Account of some Foreign Prisons, Warrington, William Eyres, 1777, p. 169 et suivantes.

En plus des substituts et des conseillers, les prisons étaient prises en charge par des commissaires désignés par le Parlement. Leur titre en entier se lisait « Conseiller du Roy en sa Cour de Parlement et Grand Chambre d’icelle commissaire ordinaire des prisons » de la Conciergerie ou du Petit Châtelet, etc., à ne pas confondre avec les commissaires-examinateurs du Châtelet. Selon John Howard, le commissaire était toujours « a Gentleman of fortune and good character »69. Son travail était très étroitement lié à celui du substitut – jusqu’à se confondre par moment – et on les voit souvent apparaître ensemble suite à une tentative d’évasion ou une révolte pour dresser un procès-verbal. La tâche des commissaires excède parfois le seul compte rendu car ils sont habilités à prendre les dépositions, procéder à l’interrogatoire, au recollement et à la confrontation, tout cela à l’intérieur de la prison à laquelle ils sont attitrés. Surtout, le commissaire de la prison, à titre de magistrat, pouvait également juger et châtier non seulement les détenus, mais également le personnel pour de petites offenses70. Aussi, il était chargé de parapher les registres de la geôle à laquelle il était lié : « Lesdits greffiers & geoliers seront tenus d’avoir un registre [d’écrou], relié, coté & paraphé par premier & dernier dans tous ses feuillets par le commissaire de la prison »71. C’était donc sa marque qui officialisait le registre et rendait son contenu légitime et exécutoire. À ce titre, il était un agent de contrôle qui visait à limiter les abus favorisés par le monde clos de la prison.

Finalement, les prisons n’opéraient pas hors des lois. En ce sens, le Lieutenant général de police, qui gérait presque toute la capitale, de la voirie à l’éclairage, des incendies à la vente d’huîtres, était aussi appelé à intervenir dans

69 « Un gentilhomme de fortune et avec un bon caractère » (traduction de l’auteure). John Howard,

The State of the Prisons…, op. cit., p. 90.

70 Il est prévu, par exemple, que le commissaire de la prison puisse condamner le concierge à

l’amende « sur simple procez verbal, contenant la déclaration de deux témoins au moins », s’il s’écarte des directives et laisse boire les détenus au cabaret pendant la messe. AN AD III 27B, Arrest de la Cour de Parlement portant règlement général pour les prisons, droits & fonctions des greffiers des geôles, geôliers et guichetiers desdites prisons, 18 juin 1717, art. I.

les prisons parisiennes72. La police des prisons et maisons de force lui incombait : il s’agissait, après tout, de lieux privilégiés où se prolongeait son action contre le crime et la délinquance dans les rues de la capitale73. Son rôle principal était d’assurer le respect des règlements à l’intérieur des prisons. Le Lieutenant général était en droit d’imposer des punitions à l’égard des contrevenants qui nuiraient au bon fonctionnement des établissements. Toute la responsabilité punitive ne lui revenait pas, il s’agissait d’abord et avant tout « d’une police d’administration et de bon ordre […] quand il s’y commet[tait] quelque crime grave qui mérit[ait] une punition corporelle, la connoissance de ce crime appart[enait] au Lieutenant criminel »74. Son rayon d’action se composait d’évasions, de bris de prison, de l’application des tarifs réglementaires, des manquements aux règlements et, donc, du respect général des ordonnances75. Par opposition au Lieutenant criminel, les punitions qu’il était en droit d’imposer appartenaient donc spécifiquement au monde carcéral et répondaient à de petits délits. Le Procureur général les définit lui-même :

72 La vente d’huîtres est spécifiquement mentionnée dans l’Édit du Roy portant Reglement pour la

Jurisdiction du Lieutenant General de Police, & celle des Prevost des Marchands et Eschevins de Paris, article X, juin 1700 (Archives nationales de France (dorénavant AN) Y 17188).

73 AN K 1021, Idée des fonctions du Lieutenant général de police.

74 BNF JF 2429, copie d’une lettre du Procureur général à l’avocat du roi au baillage de Tours, 30

mai 1754, fol. 109. Il s’agit d’une lettre écrite par le Procureur général sur la délimitation de l’autorité entre Lieutenants généraux et Lieutenants criminels. Cette correspondance est une preuve du flou qui devait planer entre les fonctions de ces deux magistrats dans les prisons. Mais ces conflits de juridiction dépassaient largement la prison. Partout, « les compétences respectives des deux magistrats sont confuses et leurs départements mal réglés ». Marc Chassaigne, La lieutenance générale de police de Paris, Genève, Slatkine-Megariotis Reprints, 1975 (1906), p. 128.

75 Le bris de prison, c’est-à-dire une tentative avortée d’évasion qui porte une effraction matérielle

à la prison, était une question plus litigieuse. Le Procureur général explique lui-même que le règlement de ce délit dépend strictement de l’usage du siège concerné qui le place sous l’autorité de l’un ou l’autre des lieutenants et que le Parlement « a pensé que le bris de prisons pouvoit être sans inconvénient envisagé sous ces deux points de veüe différents ». Les archives montrent que le Lieutenant criminel intervenait parfois pour de telles questions. BNF JF 2429, copie d’une lettre du Procureur général à l’avocat du roi au baillage de Tours, 30 mai 1754, fol. 105-106. L’autorité du Lieutenant général ne concernait pas seulement les détenus, mais le personnel des prisons également. Les abus et malversations qui se commettaient en prison pouvaient donc tomber sous sa juridiction. Voir, par exemple, la sentence de police du 12 avril 1726 dans laquelle deux guichetiers et le concierge du Petit Châtelet s’en tirent à bon compte dans une affaire d’extorsion. AN AD XIV 2, Sentence de police contre le nommé Nicolas Levesque…, 12 avril 1726.

Les prisonniers peuvent en être punis ou en leur refusant la liberté du Préau, ou en les enfermant dans le Secret, ou même dans le cachot pour quelque temps, et la connoissance de ces sortes de délits appartient à celui qui a la police, c’est à ce juge à prononcer ces sortes de peines parce que ces peines sont légères, parce que les délits qui y donnent lieu sont des délits qui ne regardent précisément que la discipline et le bon ordre de la prison, et la police qui s’exerce à l’égard de ces sortes de délits est une police sommaire qui s’exerce Sine Strepitu Judicii76.

C’est-à-dire, « sans le bruit du jugement » : dans les prisons parisiennes, le Lieutenant général avait donc le loisir d’agir sans s’empêtrer du cours normal de la justice.

Les tâches du Lieutenant général peuvent donc se ranger sous l’appellation « police des prisons » au sens ancien de ce mot qui s’apparente à gestion, organisation ou administration. Les incidents plus drastiques qui pouvaient survenir en prison relevaient plutôt du Lieutenant criminel. Meurtres et rixes avec effusion de sang, par exemple, relevaient de sa juridiction. De la même manière, les décès survenus pendant l’emprisonnement devaient lui être signalés : c’est sous son ordre qu’un médecin dresse un rapport suite à l’examen de la dépouille et que le cadavre est ensuite transféré pour être enterré. Les prisons, grâce aux interventions de ces deux lieutenants, n’évoluaient donc pas à l’extérieur du champ pénal, à l’abri de la justice et à la merci des concierges. Des processus étaient prévus pour punir les délinquants, ceux qui nuiraient à l’ordre carcéral, qu’ils soient gardiens ou gardés.

Il existait deux documents principaux auxquels tous ces acteurs devaient se référer pour savoir quel ordre devait régner dans les prisons de la capitale et quels moyens ils avaient pour l’imposer. Il s’agit tout d’abord de la grande Ordonnance criminelle de 1670. Celle-ci résulte de l’entreprise d’uniformisation et de codification du droit née sous le règne de Louis XIV. En plus de fixer les étapes de la procédure inquisitoire, elle explicitait le mode de fonctionnement de la

76 BNF JF 2429, copie d’une lettre du Procureur général à l’avocat du roi au baillage de Tours, 30

prison et de son personnel (Titre XIII). C’est cette même ordonnance qui inspira l’Arrêt de la Cour de Parlement portant règlement général pour les prisons,

droits & fonctions des greffiers des geôles, geôliers & guichetiers desdites prisons

du 18 juin 1717 dans lequel plusieurs consignes de 1670 sont reprises intégralement ou améliorées. Ce deuxième document est plus précis et passe en revue, comme son titre l’indique, les fonctions, privilèges et responsabilités des concierges, greffiers et guichetiers. Il souligne également quelques obligations des prisonniers, des substituts du Procureur général et des commissaires du Parlement. Le règlement prévoit l’horaire quotidien et proscrit certains comportements (violences, vols, abus, etc.). Surtout, il traduit l’objectif d’uniformisation des pratiques carcérales parisiennes, considérées comme un ensemble. L’Ordonnance de 1670 et le règlement de 1717 servaient donc de références aux différents intervenants tant dans la bonne application des règles que dans la sanction des inconduites. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime et malgré les nombreux silences qu’ils contiennent, ils constituent la base normative de la gestion carcérale, pourvoient les repères officiels implantés par la monarchie dans les prisons et orientent les tâches des différents acteurs.

Il s’agit là d’un aperçu de la hiérarchie dans laquelle s’inscrivait le monde des prisons. Ce bref portrait ne vise qu’à mettre les acteurs en place : le tableau est appelé à se préciser dans les pages qui suivent. Surtout que la prison parisienne, en dehors des circuits de pouvoir officiels, fait intervenir une foule d’acteurs qui gravitent, pour une raison ou pour une autre, autour de la prison. Il s’agit d’architectes, d’académiciens, de magistrats, de ministres, d’agents financiers ou monarchiques qui, tous, se penchent sur la geôle et tentent de la gérer, mais aussi de la modifier, de la transformer. Ces personnages, du détenu au roi lui-même, du guichetier au commissaire, du concierge à l’académicien, par leurs plaintes, leurs projets, leurs idées et leurs édits, ont eu leur rôle à jouer dans le dynamisme

nouveau qui secoue la prison tout au long du XVIIIe siècle. « The unreformed prison has its own history of reform »77.

77 « La prison non réformée a sa propre histoire de réforme » (traduction de l’auteure). Margaret

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