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Parloirs, fouilles et surveillance : reprendre le contrôle de la geôle

1.2 Garder les hommes dedans, garder les hommes dehors : une prison poreuse

1.2.3 Parloirs, fouilles et surveillance : reprendre le contrôle de la geôle

Dans la dernière décennie de l’Ancien Régime, ce trafic incessant aux seuils des prisons et les risques qu’il pose à la sécurité des établissements commencent à déranger. Tant les autorités publiques que les scientifiques et les architectes se penchent sur le problème afin d’élaborer de nouvelles solutions qui assureraient un meilleur contrôle du flot de visiteurs. Il ne s’agit pas de mettre fin à la porosité de la geôle, mais de la mieux réguler, d’imaginer les outils d’une meilleure gestion de ces centaines d’étrangers qui, à tous les jours, mettaient en péril la clôture des détenus. La prison ne doit plus être un lieu de libre circulation.

107 Éric Méchoulan, « Les écrits de prison et la microphysique du pouvoir », Les Dossiers du

À la Conciergerie, ce sont les rénovations enclenchées suite à l’incendie de 1776 qui créent la brèche nécessaire pour repenser l’organisation des visites. Joseph-Albert Couture, architecte des Domaines du roi responsable du palais de justice de Paris, réfléchit à ce problème lorsqu’il dresse les plans de la nouvelle prison108. Il réserve « deux pièces destinées à servir de parloir, une pour les hommes, l’autre pour les femmes »109. Ces locaux, situés à l’entrée de la Conciergerie, devaient empêcher les visiteurs de pénétrer la prison dans le désordre et selon leur seule volonté. Ils seraient immédiatement et systématiquement arrêtés au seuil de la prison et dirigés vers des pièces spécifiques et surveillées qui assureraient un meilleur contrôle des échanges entre eux et les détenus tout en limitant l’introduction d’objets dangereux ou illégaux110. En l’absence de plans détaillés, il est difficile de savoir si les parloirs furent effectivement aménagés et, si oui, comment ils furent utilisés. On sait toutefois que la Conciergerie compte effectivement un parloir au XIXe siècle, même s’il est possible qu’il ait été établi ultérieurement. Son emploi semble d’ailleurs s’être étendu et rigidifié puisque le conseiller d’État et préfet de police Delaveau rabroue le directeur de la prison en 1826 : « le parloir […] étant le seul lieu destiné aux communications permises entre les détenus et leurs parents ou amis, je vous recommande très expressément, et sous votre responsabilité, de

108 Gaël Lesterlin, « La reconstruction du Palais de justice après l’incendie de 1776. Le rôle des

architectes face aux enjeux politiques », Monuments et mémoires de la fondation Eugène Piot, no 80, 2001, p. 93.

109 Antoine-Laurent de Lavoisier, et al., « Observations sur le plan de M. Couture pour les prisons

de la Conciergerie », dans Antoine-Laurent de Lavoisier, Œuvres de Lavoisier, éditées par J.-B. Dumas, E. Grimaux et F.-A. Fouqué, Paris, Imprimerie impériale, tome 3, p. 486.

110 Cette précaution se justifie facilement lorsque l’on constate l’étendue des objets dangereux que

l’on parvenait à faire pénétrer en prison. À titre d’exemples, on trouve dans la chambre du détenu Saugnier, au For L’Évêque, « une scie à main à manche de bois de la longueur d’environ quinze à dix huit pouces propre à scier la pierre » (AN Y 12201, procès-verbal de bris de prison contre Saugnier, 11 octobre 1781). On trouve aussi de l’opium au Grand Châtelet, par les effets duquel Moutiez et Saint Aubin espéraient pouvoir s’enfuir (AN Y 15081, procès-verbal du 29 mars 1779) et une tonne de petits outils entre les mains de Canzelet et sa bande, à la Conciergerie (AN X2B 1304, information pour bris de prison, 9 mars 1740). Malheureusement, on ne parvient que très rarement à savoir qui a agi comme passeur et quelles stratégies ont été employées.

veiller à ce que ces communications ne puissent avoir lieu […] dans tout autre endroit »111.

Au XVIIIe siècle, la Conciergerie n’est pas la seule prison parisienne concernée par cet ajout. En 1784, suite à une évasion au Grand Châtelet pour laquelle on soupçonne des visiteurs d’avoir apporté des instruments illicites, des discussions s’enclenchent sur la meilleure manière de contrecarrer ce fléau. C’est d’abord Jean Colombier qui se saisit du problème. En tant que médecin, il commence sa carrière dans le domaine de l’hygiène militaire et s’intéresse ensuite aux épidémies et à leur résolution. Membre de la Société royale de médecine, il fut l’architecte, en 1768, du règlement qui devait régir les dépôts de mendicité112. En 1780, il devient Inspecteur général des hôpitaux civils et des maisons de force du royaume sous l’impulsion d’un Necker en pleine réforme hospitalière113. Le poste, dont il est le premier occupant, montre combien le gonflement bureaucratique de l’État ne fit pas l’économie de la prison. Ses interventions dans le monde carcéral – elles furent nombreuses, comme on le verra dans les chapitres suivants – sont l’illustration de l’amalgame qui se crée, à la fin de l’Ancien Régime, entre hygiène et sécurité : le contrôle des flux comporte à la fois des objectifs sanitaires et sécuritaires qui intéressent la prison. La solution que propose Colombier est la même qu’à la Conciergerie : il faut « faire faire au Grand Châtelet des parloirs »114. Il rencontre le Lieutenant criminel, Bachois de Villefort, pour lui faire part de sa suggestion et obtient son soutien. En attendant

111 BHVP N.A. Ms 482, lettre de Delaveau, 3 juin 1726, fol. 255. 112 Christine Peny, loc. cit., p. 9.

113 Il contribue également aux volumes sur les mathématiques et la médecine de l’Encyclopédie

méthodique de Panckoucke. Voir Bruno Belhoste, Paris savant. Parcours et rencontres au temps des Lumières, Paris, Armand Colin, 2011, Chapitre : Hôtel-Dieu; Dezeimeris, Ollivier et Raige- Delorme, Dictionnaire historique de la médecine ancienne et moderne, Paris, Félix Locquin, 1831, vol. 1, deuxième partie, p. 850. Ses ouvrages centraux comptent Code de médecine militaire : pour le service de terre : ouvrage utile aux officiers, nécessaire aux médecins des armées et des hôpitaux militaires, Paris, J.-P. Costard, 1772, 5 vol. et Description des épidémies qui ont régné depuis quelques années dans la généralité de Paris, avec la topographie des paroisses qui en ont été affligées, précédée d’une instruction sur la manière de traiter et de prévenir ces maladies dans les campagnes, Paris, s.n., 1783 et 1784.

114 BNF JF 2100, lettre du Lieutenant criminel Bachois de Villefort au Procureur général, 18

ces nouvelles installations, le Lieutenant, avec l’accord du Procureur général, veut instaurer dans la prison un meilleur contrôle des visiteurs. Il « recommand[e] expressément au concierge de ne permettre l’entrée de la prison aux étrangers que depuis 10 heures du matin jusqu’à midy, et depuis deux heures jusqu’à quatre » et « d’empêcher que les étrangers y boivent et mangent »115. Le Grand Châtelet n’était ni une auberge ni un cabaret : de nouveaux dispositifs étaient nécessaires pour réguler l’entrée des visiteurs – et bloquer l’accès aux fauteurs de troubles.

Ces principes trouvèrent leur application dans la nouvelle prison de l’Hôtel de la Force. Le Parlement publie, en 1782, un règlement pour assurer la police intérieure de l’établissement, signe que celui de 1717 ne suffit plus116. Le document copie en grande partie les articles du règlement précédent concernant les services religieux, les heures d’ouverture, les comportements proscrits, les tarifs interdits, etc. Toutefois, pour toutes ces similitudes, le règlement de la Force annonce le début d’un long et difficile resserrement des relations entre la ville et la geôle : il est promis à un brillant avenir. On introduit de nouveaux outils pour permettre au personnel carcéral de mieux filtrer les visiteurs, perçus comme autant de brèches possibles contre la sécurité de l’établissement et le succès de l’enfermement.

Le mélange des sexes demeure une inquiétude : l’entrée des femmes dans la prison des hommes reste limitée et on ajoute les mêmes modalités pour l’entrée des hommes dans celle des femmes (art. VII). La prison n’est pas, tout d’un coup, rendue parfaitement hermétique. Les domestiques externes (art. XIV), les âmes charitables venues faire l’aumône et celles qui viennent libérer des prisonniers pour dettes (art. XVIII) sont toujours présents. Mais, parallèlement, apparaissent des éléments nouveaux qui traduisent un plus grand contrôle des visites. La fouille fait irruption dans le règlement : « seront visitées par les guichetiers les personnes suspectes qui viendront voir les prisonniers, à l’effet de s’assurer qu’elles

115 Ibid., fol. 296.

116 AN AD I 27A, Arrest de la Cour de Parlement portant règlement pour la prison de l’Hôtel de

n’apportent ni instrumens, ni armes nuisibles à la sûreté » (art. VI). Elle n’est pas encore systématique, mais elle s’installe, permettant un filtrage beaucoup plus intrusif des visiteurs. Aussi, les denrées et marchandises diverses apportées de l’extérieur doivent dorénavant passer « sous l’inspection du concierge qui sera tenu de prendre à cet égard les mesures nécessaires pour la sûreté & conformes à la discipline de la prison » (art. XIV). La monarchie n’est alors pas tout à fait prête à exclure les individus privés de la gestion des prisons, mais elle tente d’en limiter les inconvénients. Finalement, le règlement confirme le nouvel attrait que suscitent les parloirs carcéraux : l’Hôtel de la Force s’en voit équipé (art. VII). Ce nouveau dispositif entraîne des modifications dans les tâches du personnel puisque les conversations du parloir doivent se faire en tout temps « en présence d’un guichetier ».

Le document précise aussi qu’il est interdit aux guichetiers, à peine de renvoi ou même de punition corporelle, d’exiger quoi que ce soit des visiteurs (art. XVIII). L’ajout de cette interdiction dans un document officiel indique sans doute que les plaintes de Simon de la Hoguette sur la vénalité du personnel étaient bel et bien fondées117. Le nouvel inconfort vis-à-vis de la porosité des prisons de la capitale entraîna donc des changements à la fois dans la disposition des bâtiments carcéraux, dans l’organisation des ressources humaines et dans les habitudes sociales des détenus. Parloirs, fouilles et surveillance visaient à assurer un meilleur contrôle des visiteurs, bien sûr, mais également des prisonniers et même du personnel.

La période révolutionnaire, sous l’égide de son architecte des prisons, Pierre Giraud, ne fera que préciser les modalités de ces nouveaux dispositifs. Aussi Giraud énonce-t-il, parmi les quatre « principes incontestables » qui doivent dicter la mise sur pied des prisons :

Qu’il est on ne peut plus essentiel de mettre un obstacle insurmontable à ce que les détenus ne puissent jamais se procurer des instruments destructeurs.

Le moyen est simple, il consiste à poser dans les parloirs deux grilles parallèles […] à la distance de 3 pieds, afin qu’un gardien puisse passer entr’elles au besoin seulement, sans s’opposer à ce que les personnes du dehors et du dedans ne se voyent, ne se parlent et ne s’entendent mutuellement118.

La différence en est une de degré : les techniques se précisent, mais elles ne changent pas de nature.