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Une économie carcérale en déclin?

4.1 Quand l’État s’associe à l’élite parisienne : le financement carcéral

4.1.3 Une économie carcérale en déclin?

Outre l’origine des fonds des prisons parisiennes, ce sont les montants des revenus totaux eux-mêmes qu’il faut étudier. Les coffres carcéraux étaient-ils mieux remplis à la fin du siècle qu’ils ne l’étaient à son commencement, en accord avec les nouveaux besoins soulevés par les réformateurs et la hausse générale des prix du blé78? Ou se sont-ils plutôt asséchés, montrant que la prison, en définitive, a résisté aux dynamiques qui l’entouraient et est demeurée comme ankylosée, figée dans un modèle fonctionnel, mais inefficace?

La comparaison entre les deux périodes pour lesquelles nous possédons des documents est sans équivoque : les recettes des prisons parisiennes ont été marquées par un lent déclin entre le début et la fin du siècle (voir Fig. 4.479). Malheureusement, nous n’avons qu’une seule donnée isolée entre 1738 et 1770 : il s’agit d’un compte, par ailleurs très peu détaillé, du receveur Du Tartre pour l’année 1751. Il évalue les revenus des prisons à un maigre 7 740 livres, ce qui se rapproche beaucoup plus des chiffres proposés par Despeignes que de ceux de Legoust80.

78 Le prix du setier de blé augmenta de 50% entre 1701 et 1788. Voir Micheline Baulant, « Le prix

des grains à Paris de 1431 à 1788 », Annales ESC, 23ᵉ année, no 3, 1968, p. 520-540.

79 Les données de la Figure 4.4 proviennent des comptes des receveurs Legoust et Despeignes.

BNF JF 1290, Bordereau des arrestez des comptes de recette et depense de Legoust, fol. 6-7; AN U 1399 et 1400, passim.

80 Cette donnée ne se trouve pas dans la Figure 4.4 puisqu’elle est isolée. BNF JF 1286, état des

D’emblée, les montants sont dérisoires. En moyenne, les revenus comptabilisés annuellement par Legoust montent à 21 823 livres alors que ceux de Despeignes s’arrêtent à 10 732 livres. Les recettes auraient donc diminué de moitié à travers le siècle. Cette diminution drastique pourrait être liée à la fermeture du For L’Évêque et du Petit Châtelet puisque la Grande Force n’apparaît pas dans les comptes du receveur après sa création : le nombre de détenus auxquels pourvoir avec ces sommes se trouvait donc significativement réduit après 1782, puis encore après 1785 (avec la fermeture de Saint-Martin-des- Champs). Mais la chute des revenus ne peut être mise sur le compte de la baisse du nombre de détenus puisque avant 1782, les revenus sont encore plus bas : 8 899 livres par année en moyenne. Rappelons que les dons versés aux autres prisons que la Conciergerie ne sont pas comptabilisés dans les documents de Despeignes : la baisse a peut-être frappé cette prison plus durement.

Rappelons qu’entre 1726 et 1785, la valeur de la livre est restée stable à 4,45 grammes d’argent : la chute des montants entre les années de Legoust et celles de Despeignes ne peut donc pas être attribuée strictement à une réévaluation ou à une dévaluation de la monnaie81. S’ajoute à cette baisse absolue l’effet d’une inflation accumulée qui atteint, entre 1730 et 1780, 65%82. Les chiffres affichent une baisse encore plus drastique lorsqu’on les convertit en pouvoir d’achat réel. En remplaçant les recettes monétaires en équivalent de setiers de blé, on aperçoit rapidement que les chiffres de l’époque de Legoust, situés en moyenne à une valeur de 1 326 setiers de blé annuellement, ne sont plus jamais atteints sous Despeignes, dont la moyenne équivaut au tiers, avec 441 setiers (voir Annexe B)83. Alors que les revenus bruts affichaient une baisse déjà impressionnante de 50%, leur pouvoir d’achat réel en blé a chuté de 66%. On se doute que les besoins des détenus n’ont pas diminué d’autant.

La conjoncture économique a dû peser lourd sur les recettes des prisons parisiennes. En effet, les revenus des prisons semblent être considérablement réduits au début des années 1770, alors même que les finances royales peinent à se refaire après la guerre de Sept Ans, que le prix du blé explose et que l’État connaît une véritable « crise du crédit »84. Que les recettes associées aux rentes soient

81 Gilles Postel-Vinay, Philip T. Hoffman et Jean-Laurent Rosenthal, loc. cit., p. 69-94; Guillaume

Daudin, Commerce et prospérité : la France au XVIIIe siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-

Sorbonne, 2005, 611 p.; Ministère de l’économie, des finances et de l’industrie, D’or et d’argent : la monnaie en France du Moyen Âge à nos jours, conférences tenues à Bercy entre le 22 octobre 2001 et le 18 février 2002, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005, 140 p.

82 Robert Descimon, « Les auxiliaires de justice du Châtelet de Paris : aperçus sur l’économie du

monde des offices ministériels (XVIe-XVIIIe siècle) », dans Claire Dolan (dir.), Entre justice et justiciables : les auxiliaires de la justice du Moyen Âge au XXe siècle, Québec, Presses de

l’Université Laval, 2005, p. 323; William Doyle, « The Price of Offices in Pre-Revolutionary France », Historical Journal, vol. 27, 1984, p. 855.

83 Nous avons pris, pour l’exercice, les données fournies par Micheline Baulant qui fournit le prix

d’un setier de froment de bonne qualité au marché des Halles de Paris. Voir Micheline Baulant, loc. cit., p. 520-540.

84 Le prix du blé n’atteint plus celui de 1764 (15,55 livres le setier) jusqu’à la Révolution. Seuls

1780 (19,19) et 1782 (19,94) affichent un prix inférieur à vingt livres le setier. David R. Weir, « Les crises économiques et les origines de la Révolution française », Annales ESC, vol. 46, no 4, 1991, p. 917-947; Micheline Baulant, loc. cit.; Alain Guery, loc. cit. Voir aussi BNF JF 1234, évolution des dépenses de l’Hôpital général pour le vin, le pain et la viande entre 1762 et 1770, fol.

demeurées relativement stables ne doit pas surprendre : les capitaux de ces rentes ne pouvaient être retirés et ont donc continué, même en temps de crise, à générer des revenus. De là à savoir si les arrérages étaient versés à temps et dans leur entier, c’est une autre histoire85. Or, en période de cherté des denrées, ce sont les legs et les dons de particuliers qui subissaient une réduction importante. Cela expliquerait les hauts revenus de l’époque Legoust, mais également ses creux : 1710, 1711 et 1712, par exemple, représentent trois des quatre années les moins rentables entre 1707 et 1738, alors que Paris peine à se remettre de la crise liée à l’augmentation du prix du blé86. La conjoncture économique expliquerait également pourquoi, dans les premières années de Despeignes, les dons et les legs sont inexistants alors qu’ils subissent, vers la fin de la décennie 1770, une explosion fulgurante. Ce qui apparaît comme une augmentation éclatante pourrait donc être, en vérité, un retour à la normale. C’est ce que la Dame Marin, trésorière de la Conciergerie, semble confirmer lorsqu’elle se plaint, au début de 1768, de manquer de fonds. Elle attribue cette pénurie à la perte de « personnes charitables que la mort a enlevées, et que la Providence n’a point encore remplacées; et surtout [à] la cessation de secours anonimes très considérables que la suppliante ne reçoit plus depuis plusieurs années »87. D’ailleurs, cette hypothèse n’est pas sans nous rappeler que la prison parisienne n’évoluait pas en vase clos. Elle n’a pas eu d’économie à part, elle n’est pas demeurée en marge ni à l’abri des grands courants qui affectaient la capitale. Les prisons parisiennes, loin d’être autant d’ilots au sein de la ville, ont subi les coups et les contrecoups des grandes tendances du marché.

267; et AN E 2507, 17 juin 1774 qui confirment les effets néfastes de la cherté des denrées de la période. Pour la crise du crédit, voir William Doyle, loc. cit., p. 845.

85 Il arrivait fréquemment, surtout en période de crise, que l’État tombe en défaut de paiement,

même si, juridiquement parlant, aucun recours ne pouvait être entrepris contre lui et ces défauts devaient être considérés comme de simples retards. Voir surtout Katia Béguin, loc. cit.; Id., « La circulation des rentes constituées dans la France du XVIIe siècle : une approche de l’incertitude

économique », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 60e Année, no 6, 2005, p. 1229-1244;

Georges Gallais-Hamonno et Jean Berthon, Les emprunts tontiniers de l’Ancien Régime : un exemple d’ingénierie financière au XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008, 121 p.

86 Jean Meuvret, « Les crises de subsistances et la démographie de la France d’Ancien Régime »,

Population, vol. 1, no 4, 1946, p. 643-650.

D’autres facteurs expliquent peut-être cette diminution des revenus. Legoust comptabilisait-il des fonds qui existent toujours sous Despeignes, mais que ce dernier n’inclut pas dans ses papiers? Dans ce cas, il nous est impossible de savoir pourquoi ni lesquels. Peut-être, au contraire, Legoust profitait-il de revenus dont Despeignes et même Du Tarte ne jouissaient plus quelques années plus tard. Car la seule année détaillée de Legoust fournit des chiffres assez semblables à ceux de Despeignes quant aux revenus rattachés aux rentes : les recettes supplémentaires devaient donc émaner d’ailleurs. S’agit-il de l’apport des amendes, des dons et des troncs? Peut-être était-il largement supérieur au début du siècle qu’il ne l’a été à la fin.

Cette baisse des recettes ne peut pas être mise sur le compte d’un moins grand nombre de détenus dans les prisons de Paris puisque les chiffres indiquent une tendance contraire. À la Conciergerie, Julie Doyon évalue que le nombre annuel moyen d’emprisonnements passe de 421 entre les années 1575 et 1604, à 525 entre 1694 et 178088. Nos chiffres, basés sur l’évolution du nombre de portions distribuées aux prisonniers, donnent une moyenne de 227 détenus en tout temps à la Conciergerie entre 1769 et 1785. Ils affichent également une hausse générale de 14% du nombre de détenus dans cette prison89. À la même époque, le Grand Châtelet devient la prison la plus populeuse de la capitale, abritant plus de 370 détenus90. On devait donc faire plus avec moins dans les prisons de Paris à la veille de la Révolution.

88 Julie Doyon, L’atrocité du parricide au XVIIIe siècle. Le droit pénal dans les pratiques

judiciaires du Parlement de Paris, thèse doctorale, Université de Paris-13, 2015, vol. 1, p. 135- 136. La thèse paraîtra aux éditions Champ Vallon.

89 Nous avons recueilli le nombre de portions de bouillon dans les factures laissées par les

trésorières de la Conciergerie et avons établi une moyenne annuelle de cette façon, présumant que chaque détenu recevait une portion. Les chiffres obtenus, lorsqu’ils ont pu être comparés, ont été corroborés. C’est le cas en 1776 et en 1783, années pour lesquelles John Howard a fourni un nombre de détenus très semblable aux nôtres. Voir AN U 1399 et 1400 passim pour les factures des trésorières. Voir aussi John Howard, The State of the prisons…, op. cit., p. 82 et suiv.