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Comment financer la prison?

4.1 Quand l’État s’associe à l’élite parisienne : le financement carcéral

4.1.1 Comment financer la prison?

Le récapitulatif de Legoust n’avait sans doute pas comme but de répertorier toutes les sources de revenus – il ne mentionne pas les aumônes et les legs qui devaient pourtant exister –, mais on peut tout de même y saisir quelques données intéressantes33. D’abord, la majorité du financement charitable des prisons parisiennes se faisait sous forme de rentes. Le monde carcéral, d’emblée, n’évoluait pas dans une bulle financière à part ni spécifique puisque les rentes formaient un système d’emprunt largement répandu dans l’Ancien Régime : à la veille de la Révolution, elles représentaient plus de la moitié de la dette de la monarchie34.

La rente constituait une forme de crédit légal dans un monde où l’usure était encore sévèrement punie. Des particuliers prêtaient à l’État une somme d’argent dont ils ne pouvaient réclamer le capital (on dit alors qu’il s’agit d’un

revenus de l’hôpital dans les comptes annuels. Voir Alain Guery, loc. cit., p. 216-239; Pierre Couperie et Emmanuel Le Roy Ladurie, loc. cit., p. 1009.

33 BNF JF 1290, Bordereau des arrestez des comptes de recette et depense de Legoust, fol. 6-7.

Nous tenons à remercier Nicolas Lyon-Caen qui a généreusement accepté de nous guider à travers le monde opaque des réseaux financiers parisiens. Nous n’y serions pas parvenue sans son aide.

34 Gilles Postel-Vinay, Philip T. Hoffman et Jean-Laurent Rosenthal, « Information and Economic

History : How the Credit Market in Old Regime Paris Forces us to Rethink the Transition to Capitalism », American Historical Review, vol. 104, no 1, 1999, p. 88; Herbert Luthy, La banque protestante en France de la révocation de l’Édit de Nantes à la Révolution, Paris, SEVPEN, 1961, vol. 2, p. 106; Françoise Bayard et Philippe Guignet, L’économie française aux XVIe, XVIIe et

investissement à fonds perdu)35. En échange, les prêteurs percevaient annuellement des arrérages, c’est-à-dire un intérêt sur le capital investi désigné par le « denier » : en divisant le capital par le denier, on obtient le montant des arrérages annuels. Par exemple, un capital de 10 000 livres investi dans une rente au denier 20 rapporte 500 livres par an (10 000 ÷ 20). Toutefois, ce taux pouvait changer plusieurs fois selon le bon vouloir de l’État qui diminuait de cette façon le coût de ses emprunts. Il n’était pas rare qu’une rente acquise au denier 20 soit ainsi portée au denier 40 quelques années plus tard. Ces titres étaient tout de même garantis par une institution municipale (en l’occurrence, l’Hôtel de Ville de Paris dont le capital de confiance – que l’État n’avait plus – assurait la solvabilité des rentes36) à laquelle l’État vendait une partie de ses recettes. Ils étaient assignés sur des revenus fiscaux spécifiques du royaume : le plus souvent les aides et gabelles, mais parfois la taille, les postes ou une autre ferme37.

Le cas des rentes pour les prisonniers est un peu différent : le fonctionnement reste le même, mais les arrérages ne reviennent pas à ceux qui ont investi leurs capitaux. En effet, les rentes étaient constituées par des membres de l’élite parisienne, voire du gouvernement, qui prêtaient les montants sans en demander les intérêts. Ceux-ci étaient plutôt versés à la communauté prisonnière de Paris38. De là l’utilité du receveur charitable qui se voyait chargé de se rendre à l’Hôtel de Ville de la capitale pour récolter, au nom des détenus, les arrérages de

35 Le détenteur de la rente pouvait ravoir son capital soit sur l’initiative de l’emprunteur (l’État)

soit en vendant son titre à quelqu’un d’autre. L’acheteur payait ainsi le capital au premier détenteur et continuait à recevoir lui-même les intérêts. On estime que les rentes étaient généralement remboursées dans l’espace de dix à vingt ans. Gilles Postel-Vinay, Philip T. Hoffman et Jean-Laurent Rosenthal, loc. cit., p. 93.

36 Mathieu Marraud, op. cit., p. 182.

37 Françoise Bayard et Philippe Guignet, op. cit., p. 81 et suiv.; Katia Béguin, « Estimer la valeur

de marché des rentes d’État sous l’Ancien Régime », Histoire & mesure, vol. 26, no 2, 2011, p. 3- 30; Mathilde Moulin, « Les rentes sur l’Hôtel de Ville de Paris sous Louis XIV », Histoire, économie et société, no 4, 1998, p. 623-648; Yves Leclercq, Histoire économique et financière de la France d’Ancien Régime, Paris, A. Colin, 1998, 185 p.; Daniel Dessert, op. cit., chapitre 1.

38 L’origine de ces prêts généreux nous est le plus souvent perdue. Toutefois, les comptes que nous

a laissés le receveur Legoust en donne quelques exemples : une rente de 4 712 livres sur les aides et gabelles provient de la donation de Claude de Laistre, une autre de 3 680 livres provient de la donation de Marie Cocquart. Voir BNF JF 1290, Bordereau des arrestez des comptes de recette et depense de Legoust, fol. 6-7.

toutes les rentes placées en leur nom. Ce système engage les classes nanties de la capitale et la monarchie à travailler de paire pour financer les prisons : ce sont bien les membres de l’élite qui prêtent l’argent sans en récolter de bénéfices monétaires, mais c’est tout de même l’État qui paie, sur ses propres recettes, les intérêts annuels pour le bien des détenus. La monarchie est donc impliquée directement dans cette forme de financement « charitable ».

Le revenu charitable du milieu carcéral correspond donc, pour une large part, aux intérêts perçus sur ces différents prêts. La très grande majorité (80%) du capital de ces rentes est assignée sur les aides et gabelles alors que la taille n’est mentionnée qu’une seule fois, tout comme le Domaine et, même s’il s’agit de montants substantiels, ils demeurent très éloignés de la somme perçue sur les aides et gabelles39. Cela ne doit pas surprendre puisqu’il s’agit d’une caractéristique généralisée du système de crédit de l’époque : les rentes sur la taille étaient discréditées et jugées peu fiables et moins bien payées alors que celles sur les aides et gabelles recevaient à la fois la faveur et la confiance du public40. Ainsi, pour l’année traitée par le document de Legoust, on calcule un revenu rattaché aux rentes de 6 694 livres dont 69% proviennent des aides et gabelles (voir Fig. 4.141). Legoust ne relève aucune rente sur les aides et gabelles, ni d’ailleurs sur la taille, avant 1713, date à laquelle l’État a émis pour neuf

39 Les aides et gabelles prenaient la forme de taxes sur plusieurs marchandises – surtout le vin et

les spiritueux – et sur le sel, la taille était plutôt un impôt direct perçu sur les personnes et le Domaine représentait les montants perçus sur l’ensemble des biens, droits et terres du roi. La spécification indique que le paiement de la rente a été assigné sur la ferme de l’un ou de l’autre. On récolte donc l’argent à verser aux prisons sur différents fonds du royaume, mais surtout sur les aides et gabelles. La différence est très marquée entre les capitaux investis dans les aides et gabelles (184 581 livres), la taille (24 000 livres), le Domaine (20 000 livres), le clergé (1 500 livres) et les rentes de particuliers (300 livres) pour un total de 230 381 livres investies au profit des prisonniers vers 1722 selon les comptes du receveur Legoust. BNF JF 1290, Bordereau des arrestez des comptes de recette et depense de Legoust, fol. 6-7. Voir Marcel Marion, « Aides » et « Gabelles », op. cit., p. 9 et 247; Noel D. Johnson, « Banking on the King : The Evolution of the Royal Revenue Farms in Old Regime France », The Journal of Economic History, vol. 66, no 4, 2006, p. 963-991.

40 Katia Béguin, loc. cit., p. 25. Colbert lui-même avait misé sur des rentes uniques seulement

prélevées sur les aides et gabelles comme moyen pour rationaliser la dette de l’État.

41 La Figure 4.1 est basée sur les documents de Legoust : BNF JF 1290, Bordereau des arrestez

millions de rentes sur les aides et gabelles au denier 2542. À partir de cette date, le détail des revenus montre une hausse des rentrées d’argent jusqu’en 1720, année la plus rentable de la période couverte (voir Fig. 4.243). Il est possible que les prisons de la capitale profitent alors simplement du retour à la paix après près de quinze ans de guerre pour la succession d’Espagne et d’un lent retour à la normale après le grand hiver de 1709, « une des plus graves crises que le royaume ait jamais connues »44.

42 Pourtant, on sait que des édits avaient émis de telles rentes avant cette date. Ou bien personne ne

s’était alors pourvu de telles rentes au profit des prisonniers ou bien elles ont été remboursées entre temps puisqu’elles n’apparaissent pas dans les comptes.

43 La Figure 4.2 est basée sur les comptes de Legoust : BNF JF 1290, Bordereau des arrestez des

comptes de recette et depense de Legoust, fol. 6-7.

44 Daniel Dessert, op. cit., p. 211. Voir aussi Thomas M. Luckett et Pierre Lachaier, « Crises

Ensuite, les recettes amorcent leur descente et, ici encore, il est fort possible que les rentes soient responsables : à la fin de l’année 1720, plusieurs rentes, dont celles émises en 1713, sont réduites au denier 40. Au moins cinq des rentes au profit des prisonniers sont affectées et leurs revenus sont réduits de près de 40% d’un coup45. Legoust répertorie ensuite quatre nouvelles rentes sur les aides et gabelles enregistrées en 1721, alors que les recettes des prisons amorcent leur descente à des niveaux plus normaux.

Mais qui, alors, acceptait d’aliéner des capitaux importants pour en faire profiter la masse prisonnière? Sur les onze contrats mentionnés par Legoust, nous en avons retrouvé cinq, tous provenant du premier quart du siècle. Nous y apprenons qui agit comme représentant des prisonniers : le Procureur général. En 1713 et 1714, Henri François D’Aguesseau reçoit, au nom des détenus de la capitale, non moins que 172 500 livres dans cinq rentes sur la taille et les aides et gabelles46. La totalité de la somme provenait de particuliers. Par exemple, en 1713, le Comte de Matignon achète une rente pour 24 000 livres au profit des

45 Voir AN MC LI 788, contrat de rente pour les pauvres prisonniers, 16 juillet 1714; AN MC

XCVI 225, contrat de rente pour les pauvres prisonniers, 13 juin 1713.

46 Voir AN MC LI 788, contrat de rente pour les pauvres prisonniers, 16 juillet 1714; AN MC

détenus47. En 1714, un contrat stipule que les fonds proviennent des legs de Jean de la Barthe, chirurgien major des armées, d’un nommé Deffiat, de Claude Delaisne et d’Hélène Gillot, la veuve de Pierre Ferrand, conseiller au Parlement, seigneur de Janvry48. Outre ces personnages, nous savons, sans posséder les contrats de rente, que Marie Cocquart a légué 3 680 livres aux détenus, que Madame de Senarpont en a légué 20 000 à la fin du XVIe siècle, et D’Hillerin, conseiller en la cour, 30049. Il est d’ailleurs fort probable que ces individus aient légué ces sommes en numéraire et que l’État ait décidé de les transformer en rentes : à la fois plus utiles pour la Couronne qui profite des capitaux et pour les détenus qui ne risquent pas de voir ainsi dilapidé ce qui leur revient de droit. C’est ce que l’on fait, en 1785, avec le legs de 20 000 livres de Guillaume Le Blond, maître de mathématiques des enfants de France50.

Derrière ces emprunts se trouvait donc l’élite parisienne : c’est elle qui, par l’intermédiaire des rentes, participait au financement des prisons de la capitale. Les classes aisées de Paris agissaient ainsi selon une économie morale coriace articulée autour de l’échange et du don qui unissait le souverain et les riches : les détenus, au même titre que les pauvres, dont ils faisaient le plus souvent partie, profitèrent de ce système51. Ainsi, l’élite pouvait « posséder des richesses non seulement sans en jouir, mais en les redistribuant par l’aumône et les legs testamentaires », ce à quoi nous ajouterions les rentes au profit des pauvres prisonniers52. Voilà le luxe transposé en « richesse spirituelle » pour les généreux donateurs, réconciliant le salut et l’enrichissement. « Ainsi nos propres intérêts nous engagent à faire l’aumône : c’est un trafic où nous recevons infiniment plus

47 AN MC XCVI 225, contrat de rente pour les pauvres prisonniers, 13 juin 1713. 48 AN MC LI 788, contrat de rente pour les pauvres prisonniers, 16 juillet 1714.

49 C’est le receveur Legoust qui précise tous ces montants. BNF JF 1290, Bordereau des arrestez

des comptes de recette et depense de Legoust, fol. 6-7.

50 AN U 1400, comptes de Despeignes pour l’année 1785.

51 Daniel Roche, Histoire des choses banales…, op cit., p. 85 et suiv.; Laurence Fontaine,

L’économie morale : pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, Gallimard, 2008, 437 p.

que nous donnons », disait Girard de Villethierry53. À ces incitatifs purement spirituels doivent être ajoutés des considérations relevant de la stricte stratégie socioéconomique : « ces dons disent aussi le pouvoir »54.

Mais, plus qu’une économie morale, plus que la charité ou encore la philanthropie, l’organisation des finances carcérales procédait d’une alliance des responsabilités du gouvernement et des classes supérieures au nom du bien public. La transformation en rentes des dons versés aux détenus devait remplacer l’impôt direct, mesure impopulaire que la monarchie n’osa jamais installer pour financer ses prisons55. C’est d’ailleurs là une menace constante qui réussit à faire fonctionner ce système jusqu’à la Révolution : nobles et marchands parisiens avaient tout avantage à participer volontairement aux « programmes de financement » des prisons en aliénant une partie de leur capital dans les rentes. De cette manière, ils espéraient éviter l’avènement d’une nouvelle taxe coercitive dont ils paieraient nécessairement les frais. Dans les édits d’émission de rentes, la menace est à peine voilée, comme dans celui de 1703 : « Préférans toûjours ces moyens de tirer de nos Sujets les secours dont Nous avons besoin, à d’autres voyes qui Nous seroient moins à charge, mais qui ne pourroient leur estre qu’onéreuses »56… Dans ces conditions, le financement apparaît donc d’emblée comme semi-privé : les revenus fiscaux de l’État et la participation « volontaire » des plus nantis étant mis à contribution au bénéfice des détenus.

Volontaire? Pas tout à fait. Car le système n’était pas aussi lisse que les principes de l’économie morale du riche redevable à sa société et à Dieu peuvent le laisser croire. En effet, à travers le siècle, la monarchie fait très souvent appel aux classes riches et privilégiées pour améliorer directement l’état du Trésor royal sans procéder à des ponctions systématiques. Elle émet alors des rentes dont

53 Jean Girard de Villethierry, La vie des riches et des pauvres ou les obligations de ceux qui

possèdent les biens de la terre ou qui vivent de la pauvreté, Paris, G.F. Quillau, 1712, p. 164.

54 Laurence Fontaine, op. cit., p. 228. 55 Pierre Deyon, op. cit., p. 42.

56 Édit du Roy portant creation de Huit cens mil livres de Rente sur les Aydes et Gabelles au

l’achat est « vivement conseillé » et que Daniel Dessert appelle très justement des « contributions autoritaires »57. Ces rentes ciblent des groupes particuliers – certains officiers ou ceux qui ont bénéficié de tel ou tel privilège – desquels l’État réclame « un effort supplémentaire, sous la forme d’un emprunt forcé »58. Ces « contributions autoritaires » connurent d’ailleurs un succès mitigé qui força souvent l’État à assortir ces rentes de certaines contraintes qui devaient servir d’incitatifs. Il pouvait, par exemple, réserver l’achat de certains offices prisés aux seuls détenteurs de ces rentes obligatoires59. Ces collectes permettaient de rassembler quelques millions de livres, « ballon d’oxygène dérisoire, certes, compte tenu du gouffre budgétaire, mais salutaire à court terme »60. Il est possible que le financement des prisons ait procédé d’une logique similaire basée à la fois sur la responsabilité morale et sur le prestige du don aux plus démunis, mais aussi sur la crainte de ponctions plus massives de la part de la monarchie. Pour remplir les coffres des prisons, on a peut-être voulu éviter les impôts trop restrictifs qui auraient pu nuire aux portefeuilles des financiers tout en forçant leur contribution ponctuelle61.