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S’évader à la faveur de la ville : des voisins qui dérangent

1.2 Garder les hommes dedans, garder les hommes dehors : une prison poreuse

1.2.1 S’évader à la faveur de la ville : des voisins qui dérangent

Les évasions sont le premier problème à contrer. Pour qui voulait prendre la clé des champs, la ville devenait une véritable alliée. Les murs mitoyens qui se multipliaient aux abords des prisons menaçaient sans cesse l’intégrité des bâtiments. Les risques d’évasion par les boutiques, baraques et échoppes voisines étaient bien réels et les archives ne cessent d’en dévoiler les dangers. Le problème était d’ailleurs largement accentué par la vétusté et l’usure des établissements47. L’Ordonnance de 1670 comportait pourtant l’injonction suivante : « Voulons que les prisons soient sûres, et disposées en sorte que la santé des prisonniers n’en puisse être incommodée » (Titre XIII, art. I). Mais le magistrat De Launay assure que « Jamais loi ne fut plus mal exécutée »48. Conséquemment, les geôles

47 Londres rencontre les mêmes problèmes. Au XVIIe siècle, la prison de la Tour de Londres est

envahie par neuf maisons qui s’amoncellent le long de ses parois, au grand dam du lieutenant Allin Apsley qui se désole de la facilité avec laquelle les détenus parviennent à sortir et les citadins réussissent à entrer, profitant à la fois des propriétés voisines et du mauvais état de la prison elle- même. Molly Murray conclut sans équivoque : « The prison, in other words, had become literally permeable to the world outside its crumbling walls ». Molly Murray, « Measured Sentences : Forming Literature in the Early Modern Prison », Huntington Library Quarterly, vol. 72, no 2, 2009, p. 152.

48 De Launay, Projet concernant l’établissement de nouvelles prisons dans la capitale par un

magistrat, s.l., s.n., [1777]. Christian Carlier évalue que le document de De Launay fut produit vers 1777. Voir Christian Carlier, Le regard de l’abîme. Deux siècles d’histoire du personnel des prisons françaises (vers 1750-vers 1950), s.l., s.n., s.d., p. 11 et suiv. La phrase est reprise telle

tombaient littéralement en ruine et si cette situation jouait généralement en la défaveur des détenus, emprisonnés dans un environnement insalubre et malsain, elle était aussi une invitation à la fuite.

On retrouve plusieurs évasions (ou des tentatives) pratiquées à la faveur du voile urbain dans les quatre prisons étudiées. Au For L’Évêque, par exemple, un groupe de détenus parvient à s’évader en creusant un trou qui le mène vers les jardins voisins49. Lors d’une autre occasion, alors que les guichetiers entrent dans la chambre du détenu Saugnier qui est contiguë à la maison voisine, ils trouvent « que le mur etoit déjà percé et communiquoit à une chambre de ladite maison »50. Bernard Riscle tente une manœuvre similaire : il est pris sur le fait51. De même, c’est un peu par hasard que le concierge Jean Naulin découvre, lors d’une fouille, un trou entamé dans un mur qui se rendait dans la boutique de L’Épée de bois52. Et quand Testard du Lys, Lieutenant criminel, est appelé dans la prison, il trouve à son tour « que le mur de clôture faisant séparation de la chambre royalle d’avec la maison voisine donnant sur le quay de la feraille, était attaquée à la cloison de charpente qui double le gros mur »53. Une évasion a même été orchestrée de l’extérieur : la servante de Martin de Saint-Martin, détenu au For L’Évêque, loue exprès une chambre mitoyenne à celle de son maître, parvient à creuser un trou et lui procure sa liberté54.

Mais c’est sans doute à la Conciergerie, avec son va-et-vient incessant, ses boutiques et ses cabinets, que revient la palme. Les locaux entourant la prison offraient une panoplie d’occasions aux détenus. Le toit des bâtiments du complexe

quelle par Charles Adrien Desmaze dans Le Châtelet de Paris, son organisation, ses privilèges... (1060-1862), Paris, Librairie académique, 1870 (2e éd.), p. 343.

49 AN X2B 1329, requête du 8 mars 1783.

50 AN Y 12201, procès-verbal de bris de prison contre Saugnier, 11 octobre 1781. 51 AN Y 9649B, information contre Bernard Riscle, 6 décembre 1758.

52 AN Y 10064, information contre Henry Melingue et autres, témoignage du concierge Jean

Naulin, 27 janvier 1738.

53 AN Y 10547, procès-verbal de bris de prison, 7 juin 1771.

de la Sainte Chapelle, par exemple, fournit une porte de sortie à un groupe de détenus55. Les bureaux des avocats et magistrats, surplombant la cour de la prison, semblent aussi avoir été une option de choix. Trois détenus parviennent à s’y faire hisser par un complice inconnu : ils ne laissent derrière eux que leurs cordes56. Le guichetier Terlot croit que c’est par un moyen semblable que Martin de Saint- Martin (le même qu’au For L’Évêque) est parvenu à s’évader une deuxième fois puisqu’il ne trouve aucune effraction dans sa chambre et aperçoit dans la cour « des marques qui sont fraiches comme de pieds portés au mur » et menant vers le cabinet d’un commis57. Le détenu Truchi, quant à lui, enfermé dans la Tour Montgomery, parvient à s’évader en gagnant « la buveste de la première chambre des requestes du Palais d’où il auroit gagné un grenier de la buveste de la seconde par où il se seroit sauvé […] et seroit descendu dans les sales du Palais »58. La proximité entre les détenus et la magistrature a également donné lieu à un type d’évasion spécifique à la Conciergerie : le déguisement. Quelques détenus profitent de l’activité juridique qui les entoure pour prendre la clé des champs à la faveur d’un costume d’avocat : robe, perruque et bonnet carré les mènent (parfois) vers la liberté59. La ville environnante sert alors de véritable camouflage.

Les boutiques offraient également plusieurs possibilités d’évasion. Lyodel tente sa chance en faisant « une ouverture à la voute de ladite chambre qui est au dessous d’une des salles du Palais appellée la Salle des Merciers »60. Son ouvrage est déjà tellement avancé lorsqu’il se fait prendre qu’on peut apercevoir la salle à

55 AN X2B 1289, information d’évasion contre Bidault et Latraverse, 29 mars 1719. Le bâtiment en

question est la Maîtrise des Enfants de Chœur sur les membres de laquelle pèsent plusieurs soupçons de complicité. La méfiance est à nouveau éveillée quand la muraille du bâtiment est percée. AN X2B 1304, information de bris de prison contre Canzelet et autres, 9 mars 1740.

56 AN X2B 1321, requête du 24 avril 1730.

57 AN X2B 1305, information d’évasion contre Martin de Saint-Martin, témoignage du guichetier

Claude Terlot, 24 mars 1741.

58 AN X2B 1289, procès-verbal de l’évasion de Truchi, 13 novembre 1717.

59 AN X2B 1296, instruction d’évasion contre Charles Despots et autres, 24 avril 1730 et AN X2B

1321, requête du 10 juin 1730.

partir du trou. Louis Foubert est surpris en train de tenter la même manœuvre61. Jean Gline et Estienne Touvenin ont plus de chance : ils « auroient trouvé le secret de sévader […] par un trou quils ont fait au plancher de la chambre où ils estoient renfermés qui répond à une boutique du Palais »62. Comme quoi la nature des évasions pouvait parfois être dictée par la situation de la prison dans la ville, mais également par l’emplacement des détenus à l’intérieur des prisons : même dans le monde carcéral, « L’espace commande aux corps; il prescrit ou proscrit des gestes, des trajets et parcours »63.

Malgré le grand achalandage qu’on retrouvait au Palais, ou grâce à lui, des complices parvenaient à y orchestrer l’évasion de leurs proches. François Canzelet, pris en flagrant délit de tentative d’évasion, avoue que deux laquais ont creusé pour lui un trou dans la muraille et qu’ils, « après avoir travaillé en dedans, étoient passés par dehors pour achever ledit trou »64. D’une manière plus spectaculaire, les autorités s’inquiètent lorsqu’elles apprennent « que l’on avoit fait faire une machine de fer en forme d’echelle assez extraordinaire » : on craint alors que l’engin ait été fabriqué pour opérer des vols à travers la ville. Or, l’enquête dévoile que l’échelle avait plutôt été préparée « dans la vuë de procurer une évasion d’un prisonnier de la Conciergerie »65.

61 AN X2B 1323, requête du 10 mars 1745. Peut-être avaient-ils été enfermés dans la même

chambre, à quelques années d’intervalle, puisqu’on précise que les deux hommes étaient au secret. Le secret d’une prison était un lieu séparé du reste de la prison où l’on confinait un détenu afin de lui interdire toute communication.

62 AN X2B 1323, requête du 29 décembre 1742. Ici, le terme plancher signifie plutôt plafond. Les

évadés étaient, eux aussi, enfermés au secret. Comme quoi, on continuait à utiliser ce local, malgré sa disposition clairement problématique.

63 Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 1974, p. 168. En 1769, un nommé

Guyot (il s’agit peut-être du commissaire Michel Pierre Guyot) dépose un mémoire sur Bicêtre. Il perçoit des récurrences dans les modes d’évasions : les détenus du rez-de-chaussée tendent à faire des effractions au bâtiment pour fuir, alors que les détenus du premier étage entreprennent plutôt des voies de fait contre le personnel pour forcer leur sortie. « Serait-ce que les uns seraient plus ingénieux et les autres plus cruels? Non. Ils sont tous également méchants et industrieux, le local de leur retraite détermine la différence de leurs actions ». AN Y 13614, rapport sans titre signé Guyot, 1769.

64 AN X2B 1304, information de bris de prison contre Canzelet et autres, interrogatoire de François

Canzelet, 19 mars 1740.

Au Petit Châtelet, les détenus trouvaient eux aussi le moyen de s’évaporer dans les rues de Paris. En 1725, un groupe de vingt-et-un détenus s’évade par un chemin bien peu ragoutant : les égouts. Après avoir brisé une serrure, scié des barreaux et confectionné une corde, ils sont « descendus jusqu’au puits des Anglois où se jettent les immondices des prisonniers et dans lequel il y a un soupirail donnant sur le bord de l’eau »66. Les voilà disséminés à travers la capitale. Dans cette prison, on met également en cause la chapelle dont une croisée, aboutissant directement sur l’Hôtel-Dieu, a été le lieu de plusieurs tentatives d’évasion67. On a déjà mentionné l’existence d’un passage souterrain qui joignait une chambre du Petit Châtelet à une maison voisine. Comme il fallait le prévoir, « les prisonniers détenus dans la ditte chambre ont déjà tenté plusieurs fois leur évasion par ce sousterrain »68. Or, pour l’expert qui constate cet étrange arrangement, la situation, qui perdure depuis trop longtemps déjà, doit être rectifiée car elle contrevient à tout ce que doit être la prison. Il termine son rapport avec cette recommandation : « Il conviendrait, tant pour éviter touttes évasions, que pour aggrandir la prison et ce qui est le principal y procurer de l’air dont elle a un grand besoin, [de] détruire la ditte maison pour en réünir le terrain à la prison ». Dans ce seul avis se trouve une nouvelle définition de cette prison en mutation : elle mêle hygiénisme, urbanisme et un besoin accru de sécurité qui passe nécessairement par l’isolement des établissements.

Le même souci est évoqué au Grand Châtelet où la proximité des bâtiments voisins cause des problèmes. On a vu la tentative d’évasion avortée grâce à la vigilance des voisins alertés par un bruit sourd : le concierge fait alors irruption dans la chambre ciblée et trouve des détenus bien à leur affaire, en train de creuser69. Aussi, dix-sept détenus parviennent à s’enfuir en confectionnant

66 AN Y 9515, information d’évasion, témoignage du concierge François Calixte Dangers, 19 avril

1725.

67 BNF JF 1292, État des bâtiments de la prison du Petit Chatelet, fol. 196-197. Le rapport n’est

pas daté, mais il a vraisemblablement été réalisé après 1760.

68 Ibid.

« une espèce de pont » qui les conduit sur les toits des maisons voisines d’où ils prennent la poudre d’escampette70. Dans la même prison, six détenus tentent à plusieurs reprises de s’évader en creusant un trou dans un mur mitoyen, mais sont toujours pris sur le fait. Le groupe parvient néanmoins à s’évader grâce à « la fourberie d’un arquebusier, qui par dehors et dans une chambre contigüe à celle d’un des six fuyards, a fait un trou »71. La détresse du concierge est manifeste devant les résidences qui enserrent sa prison :

une partie de la prison est entourée de baraques appuyées sur son mur; il est même des chambres dans la prison qu’il suffiroit en quelque sorte de décarreler pour faciliter aux prisonniers l’entrée dans les boutiques […] tant que ces masures subsisteront […] on aura toujours tout à craindre72.

Ses craintes sont d’autant plus justifiées que seulement huit mois avant l’événement, d’autres détenus tentèrent le même stratagème. Les évasions ne sont d’ailleurs par le seul danger que perçoit De Bruges vis-à-vis de la proximité des maisons voisines puisque « dans le cour d’une seule année le feu y a pris deux fois, si on ne l’eut arrêté à temps il gagnoit la prison où il auroit causé les plus horribles désordres ».

De Bruges mettait le doigt sur la plaie : Paris semait le désordre dans les prisons. La proximité entre détenus et citadins devenait un obstacle de plus en plus criant à la mission de la prison : enfermer. Les projets de restructuration qui sont explorés au chapitre suivant expriment ce nouvel agacement et proposent des solutions qui impliquent à la fois la ville et la prison : on ne pouvait améliorer l’une sans agir sur l’autre – et vice versa.

70 BNF JF 2100, lettre signée De Flandre au Procureur général, 12 octobre 1784, fol. 271. 71 BNF JF 1292, lettre du concierge Henry Louis De Bruges au Procureur général, fol. 66.

72 Ibid. Les soucis du concierge ne sont pas désintéressés puisqu’il peut être tenu responsable de la

fuite des détenus si la procédure prouve qu’il a fait preuve de négligence ou, pire, de connivence. Si l’évadé était un détenu pour dettes, le concierge pouvait devoir rembourser lui-même le créancier floué.