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Une réglementation malthusienne renforcée : la guerre contre le hard discount En parallèle de la lutte contre la corruption, l’État affirme sa volonté d’accroître son contrôle sur

Les prémices de l’urbanisme commercial : une vocation urbaine oubliée

3.3. La réforme de la loi Royer : foisonnement des préoccupations et diversification des instruments

3.3.1.2. Une réglementation malthusienne renforcée : la guerre contre le hard discount En parallèle de la lutte contre la corruption, l’État affirme sa volonté d’accroître son contrôle sur

les implantations commerciales. Cette volonté fait suite aux dérives observées et participe au travail de recadrage de l’État face aux stratégies d’évitement des acteurs économiques. Elle arrive également dans un contexte particulier, marqué par le développement massif du maxi discompte sur le territoire français, qui bouleverse les relations entre fournisseurs, distributeurs et commerçants indépendants.

Par conséquent, le nouveau cortège de lois a sensiblement renforcé le régime d’autorisation préalable et a élargi son champ d’action de trois façons.

91 Ces quatre élus représentent la commune d’implantation, la structure intercommunale d’implantation et les deux communes les plus peuplées (autrement dit les deux plus susceptibles d’être en concurrence avec la commune d’implantation)

Premièrement, les lois votées étendent la procédure à de nouveaux établissements commerciaux.

La loi Doubin soumet les lotissements commerciaux au passage en CDEC. Rappelons-le, la manière dont la loi Royer définissait une entité commerciale avait donné lieu à plusieurs jeux de « seuils ».

Pour se soustraire au passage en CDUC, les promoteurs et distributeurs scindaient leurs projets en îlots, formant les fameux parcs d’activité commerciaux que l’on connaît encore aujourd’hui. Dès 1976, le problème avait été identifié et une première circulaire avait introduit la notion « d’unité économique ». Mais c’est la loi Doubin qui fixera le cadre juridique définissant ces « ensembles commerciaux ». L’État ambitionne de résoudre le problème du contournement de la loi grâce à l’introduction dans le régime d’autorisation préalable,de dispositions spécifiques pour les magasins formant un même lotissement commercial92. Six ans plus tard, la loi Raffarin (1996) viendra de nouveau étendre le dispositif en soumettant à une autorisation les hôtels de plus de 30 chambres, les multiplexes et les stations-services accolées à un magasin de commerce.

Deuxièmement, les lois votées élargissent le spectre des opérations concernées par la procédure d’autorisation. Sous la loi « Royer », seules les créations et les extensions étaient concernées par le passage en commission. La loi Raffarin instaure pour la première fois, un contrôle des cessions de fonds de commerce, poussant encore la restriction à la liberté d’entreprise. Dès lors, les changements d’activités sont soumis à autorisation préalable à partir de 300 m2 dans le cas d’un magasin à dominante alimentaire et à partir de 2 000 m2 pour du non-alimentaire. Encore une fois, cette mesure a pour objectif de limiter les possibilités de corruption qui pouvaient se produire au moment de la cession.

La dernière mesure concerne l’abaissement des seuils de surface pour lesquels une autorisation préalable est nécessaire.Dans un contexte tendu, marqué par une concentration du commerce de plus en plus forte, le premier ministre Édouard Balladur adopte dès 1993 un moratoire sur la création de nouvelles grandes surfaces et déclare le gel des implantations (Monino et Turolla, 2008). Deux ans plus tard, cette concentration du commerce et l’avenir des PME font partie des points centraux du débat présidentiel. Le Syndicat national des associations de commerçants demandent à chaque candidat de prendre position sur l’urbanisme commercial. À cette occasion, le candidat Jacques

92 Dans le Code du Commerce, « un ensemble commercial » est défini en fonction de deux conditions : premièrement, les magasins doivent être réunis sur un même site ; deuxièmement, l’ensemble de bâtiments doit posséder une des quatre conditions suivantes : être conçus dans le cadre d’une même opération d’aménagement foncier, bénéficier d’aménagement communs, faire l’objet d’une gestion commune ou être réunis par une structure juridique commune.

Source : « La définition de la notion « d’ensemble commercial » impacte les autorisations de surfaces commerciales », AC-Franchise, publié le 10/04/2017 [en ligne] : https://ac-franchise.com/article/la-definition-de-la-notion-densemble-commercial-impacte-les-autorisations-de-surfaces-commerciales-3924 (consulté le 2/10/2017)

Chirac s’engage à porter un coup d’arrêt à l’essor des grandes surfaces : « la loi Royer ne suffit plus ».

Les propositions du candidat Chirac vont dans trois directions : inviter au regroupement des unions commerciales de centre-ville, réformer le droit de la concurrence pour « prévenir les abus manifestes » et maîtriser l’urbanisme commercial. Après son élection en 1995, Jacques Chirac annonce qu’il souhaite mettre un coup d’arrêt à la croissance des grandes surfaces conformément à ses promesses électorales. Il déclare le gel des implantations pour une durée de six mois. Le discours dénonciateur qu’il tient à propos de la grande distribution ne s’amenuise pas avec le temps :

« Il nous faut aujourd’hui détruire les tours et les barres, mais il faut aussi mettre un terme à certaines formes d’urbanisme commercial »

« La grande distribution, phénomène purement français qui n’existe pratiquement nulle part ailleurs, peut faire état d’un bilan extraordinairement négatif, s’agissant de la distribution, de l’équilibre de l’aménagement de notre territoire et de la convivialité »93

Le ministre des PME, Jean-Pierre Raffarin proclame :

« on est allé trop loin. L’équipement commercial est maintenant proche de la saturation. Il doit être maîtrisé et cette maîtrise, nous l’avons évaluée à 300 m2 » (in Monino et Turolla, 2008 : 143).

La loi Raffarin, première vraie réforme de l’urbanisme commercial depuis 1973, porte un coup d’arrêt aux demandes d’ouvertures et d’extension de grandes surfaces94. D’une part, elle abaisse les seuils de passage en commission départementale à 300 m 2 de surface de vente ; d’autre part, elle durcit la procédure pour les plus grands projets commerciaux (de plus de 6 000 m2) en les soumettant à la lourde démarche de l’enquête publique pour s’implanter. Afin de limiter les implantations illégales, la loi renforce les sanctions contre les exploitations sans autorisation et oblige les projets refusés à respecter un délai d’un an avant de repasser en CDEC.

93 Source : « Chirac rajoute un couplet anti-hypersLe Président n'en finit pas de stigmatiser la grande distribution », Libération, publié le 2/05/1996 [en ligne] : http://www.liberation.fr/futurs/1996/05/02/chirac-rajoute-un-couplet-anti-hypersle-president-n-en-finit-pas-de-stigmatiser-la-grande-distributi_172837 (consulté le 30/09/2019)

94 En parallèle de la loi Raffarin, la loi sur la loyauté et l’équilibre des relations commerciales, (dite loi Galland) promulguée quelques jours plus tard participera au même freinage de la croissance de la grande distribution, cette fois par le biais des relations entre distributeurs et fournisseurs. En effet, la loi Galland se donne pour objectif de rééquilibrer la concurrence entre les distributeurs et les commerçants traditionnels par un encadrement resserré des prix de vente.

Par ces nouvelles mesures, le gouvernement espère rétablir un rapport de force plus équitable entre les distributeurs (tout puissants) et les fournisseurs afin d’éviter un recours trop massif au discount par la grande distribution. Face au succès explosif du hard-discount, la grande distribution a dû répliquer en créant ses propres réseaux de maxi discompte ou en développant des gammes premier prix. Cette guerre des prix — et la pression constante des distributeurs sur les fournisseurs qui l’accompagne (Billows, 2017) — provoquent des effets inflationnistes que la loi Galland veut pallier dans l’intérêt du consommateur.

Ces mesures donnent à penser que la cible du législateur a changé. Contrairement à la loi Royer qui attaquait frontalement les hypermarchés et les galeries commerciales, le dispositif de la loi Raffarin semble viser le hard-discount, dont les prix pratiqués font pression sur la grande distribution et sur le commerce traditionnel. L’abaissement du seuil de passage en commission à 300 m2 de surface de vente est assez significatif de cette volonté politique puisque la majorité des magasins hard-discount qui se développent en France à partir de la fin des années 1980 possèdent des surfaces de vente comprises entre 600 et 800 m2, ce qui les dispensait de l’autorisation préalable des CDEC. De fait, la réévaluation du seuil avait pour objectif de limiter le développement de ce hard-discount mais elle aura aussi eu pour effet secondaire d’étendre le régime d’autorisation aux moyennes surfaces du centre-ville et de freiner leur développement.

Avec ces nouvelles mesures, la France se place en tête des pays européens en matière de restrictions à la liberté d’entreprise pour ce qui concerne le commerce de détail (Monino et Turolla, 2008). Quels sont les effets de ces nouvelles mesures sur le paysage commercial ? À première vue, la période de gel des ouvertures, couplée à la saturation du marché foncier et à la méconnaissance des mécanismes réglementaires instaurés ont fortement ralenti la création de mètres carrés commerciaux jusqu’à la fin des années 1990 (cf. figure 13). Après cette date, les hypermarchés ont repris leur croissance mais celle des supermarchés s’est stabilisée, attestant d’une certaine maturité du marché sur ce segment (Monino et Turolla, 2008). En ce qui concerne les maxidiscomptes, leur croissance fut gênée par l’application de la loi Raffarin mais à en croire l’analyse des économistes Jean-Louis Monino et Stéphane Turolla (2008), cette rupture serait moins liée aux politiques déployées qu’à la dynamique propre de ce marché95. Néanmoins, ils reconnaissent que la loi a permis de temporiser l’extension du hard-discount jusqu’au début des années 2000 — où sa croissance connaîtra un nouveau départ — et d’encourager des phénomènes de concentration en faveur des leaders allemands Aldi et Lidl.

95 Selon les chercheurs, l’âge d’or du hard-discount était déjà révolu depuis deux ans quand la loi est entrée en vigueur.

Figure 13. Evolution du nombre d’ouvertures par format de vente (source : Monino et Turolla, 2008).

Dans de telles conditions, la grande distribution doit se montrer inventive. Les distributeurs ont dû revoir leurs schémas de développement pour s’adapter au nouveau contexte législatif et faire face à la concurrence du maxidiscompte. Les procédures de rachats de parts de marchés et les opérations de fusion96 se multiplient. Le modèle de croissance extensif que l’on connaissait depuis les années 1970 évolue : la croissance se réalise de plus en plus par externalisation. Plusieurs distributeurs profitent de ces opportunités pour transformer leurs supermarchés vieillissants en maxidiscomptes sans passer par la CDEC, mettant à mal les objectifs du gouvernement de limiter l’essor du hard-discount (Monino et Turolla, 2008). Par ailleurs, les distributeurs cherchent de nouvelles niches pour croître : ils élargissent la gamme de leurs produits, multiplient les concepts de magasins et testent de nouvelles localisations dans les espaces centraux et péri-centraux des villes (voire à l’étranger). Ils adaptent leurs magasins aux caractéristiques des zones de chalandise où ils s’implantent (Bonneville et Bourdin, 1997). Cette diversification des concepts renvoie à ce que Philippe Moati nomme la

« nouvelle révolution commerciale », définit comme le passage d’un modèle de conquête d’un marché de masse à des pratiques de segmentation des marchés et de différenciation des biens (Moati, 2011).

En réalité, la loi Raffarin a renforcé les distributeurs en place. En effet, ceux-ci bénéficiaient d’une rente de position dans un contexte où l’entrée sur le marché devenait plus coûteuse financièrement (en raison de la rareté des emplacements, du coût du foncier et celui lié aux demandes d’autorisation) et plus lourde sur le plan administratif. Ces éléments permettent de comprendre pourquoi, à la suite de la loi Raffarin (1996), la création de surfaces de vente s’est en grande partie réalisée par le biais d’opérations d’extension, à défaut de nouvelles créations d’établissements (Monino et Turolla, 2008).

96 Carrefour et Promodès ont fusionné en 1999, Casino a racheté Franprix et Leader Price en 1997.

En définitive, on peut affirmer que la loi a favorisé la concentration de la grande distribution et un fonctionnement oligarchique du marché97. Dominé par les acteurs les plus anciens — et les plus capables de supporter les coûts liés à l’immobilisation foncière, au montage de dossiers et aux procédures de recours — le marché ainsi régulé donne alors un accès restreint aux nouveaux entrants, et aux acteurs les plus petits et les plus faibles économiquement. Cette réduction de la concurrence aura pour conséquence de renforcer l’inégalité du rapport de force qui liait les fournisseurs aux distributeurs — que la loi Galland essayait pourtant de rectifier.

De ce point de vue, la loi Raffarin fut considérée comme un échec. L’administration croissante du commerce a été plutôt mal accueillie par les acteurs du commerce, en témoigne le discours de J.

Bédier, président de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) :

« Il est dangereux de croire ou de faire croire que des décisions administratives peuvent régler des problèmes économiques »98.

Et outre la créativité dont ont fait preuve les acteurs économiques pour contourner la règlementation mise en place, les élus locaux — qui constituent rappelons-le la moitié de l’effectif des commissions départementales — n’avaient pas les mêmes motivations que l’État. Ils ont continué à encourager l’implantation d’équipements commerciaux dans les CDEC, ces dernières étant sources de revenus fiscaux et d’emplois pour leurs communes. Certaines municipalités se montrent aussi favorables à l’arrivée des hard-discount car ces magasins sont volontaires pour s’installer dans les zones urbaines sensibles, là où les acteurs classiques de la distribution rechignent à aller99. Enfin, il faut ajouter à cela la « professionnalisation » des acteurs économiques face aux demandes d’autorisation : ceux-ci n’hésitent pas à confier le montage des dossiers de CDEC à des sociétés spécialisées dans l’urbanisme commercial pour augmenter leurs chances de voir leurs projets autorisés (Monino et Turolla, 2008).

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