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Les prémices de l’urbanisme commercial : une vocation urbaine oubliée

3.3. La réforme de la loi Royer : foisonnement des préoccupations et diversification des instruments

3.3.1.3. L’émergence de nouvelles préoccupations ?

À première vue, le changement de vocable opéré par la loi Sapin semble témoigner de l’échec de la loi Royer à faire véritablement de « l’urbanisme » commercial. Si les CDUC ont réussi à ralentir

97 « En 1993, les cinq premiers groupes de distribution détenaient 59,7% de ce marché, à comparer au 78,3% pour l’année 2006 » (Monino et Turolla, 2008 : 166).

98 Source : « Chirac sévère contre les grandes surfaces. Le projet de loi limitant les ouvertures a été adopté hier en Conseil des ministres. », Libération, publié le 30/04/1996 [en ligne] : http://www.liberation.fr/futurs/1996/04/30/chirac-severe-contre-les-grandes-surfacesle-projet-de-loi-limitant-les-ouvertures-a-ete-adopte-hier-_170048 (consulté le 30/09/19)

99 Source : « Le hard-discount fait sa mue », LSA Conso, publié 24/04/2008 [en ligne] : https://www.lsa-conso.fr/le-hard-discount-fait-sa-mue,66716 (consulté le 30/09/19)

l’expansion des grandes surfaces commerciales, elles ont délaissé la fonction urbaine des équipements commerciaux et leur pouvoir structurant sur le tissu urbain (Desse et al, 2008 ; Metton, 1986b). De fait, il serait logique de penser que le changement d’intitulé des commissions départementales de

« l’urbanisme commercial » vers « l’équipement commercial » atteste de l’abandon des prérogatives d’aménagement du territoire au sein des outils d’urbanisme commercial. Au contraire, l’État a plutôt confirmé le rôle d’arbitre de la concurrence des ces commissions (Desse, 2013).

Pourtant, l’intensification de la régulation du jeu économique semble s’accompagner de l’arrivée de nouvelles préoccupations. Sous le régime de la loi Royer, l’appréciation d’un projet en commission départementale reposait essentiellement des critères économiques, c’est-à-dire sur le fait de garantir une concurrence claire et loyale, de maintenir un équilibre entre grande et petite entreprises, de lutter contre le gaspillage des équipements commerciaux, de subvenir aux besoins du consommateur, d’accroître la compétitivité de l’économie nationale et enfin, de veiller à l’animation de la vie urbaine et rurale. À cette multitude de préoccupations instaurée par la loi Royer, les lois Sapin et Raffarin ajoutent de nouveaux critères telles que la promotion de l’emploi, l’aménagement du territoire, la protection de l’environnement et la qualité de l’urbanisme et des paysages urbains. Cette multitude de critères susceptibles de justifier les décisions des CDEC introduit un flou que les distributeurs ont su exploiter à leur profit (Monino et Turolla, 2008).

Pourquoi un tel foisonnement de critères ? Donnons des précisions sur ce qui a motivé leur insertion. Pour commencer, l’emploi a fait l’objet de nombreux débats parlementaires et médiatiques lors de la préparation de la loi Raffarin. Le gouvernement voit d’un mauvais œil le mouvement de concentration du commerce qu’elle considère comme un danger pour l’emploi :

« Le développement du commerce de proximité est davantage créateur d’emplois que la grande distribution. Il représente surtout un élément de stabilité sociale et territoriale ».

Jacques Chirac dénonce un bilan « extrêmement négatif » sur l’emploi pour la grande distribution.

De son côté, Jean-Pierre Raffarin, ministre du Commerce et de l’Artisanat affirme que « le critère de l’emploi doit devenir prioritaire lors de l’examen des dossiers ». Pour cette raison, la loi Raffarin prévoit la présence d’une nouvelle personnalité qualifiée dans la commission nationale d’équipement commercial (réformée par la loi Sapin trois ans plus tôt) qui sera choisie pour ses compétences en matière d’emploi.

Si le gouvernement semble convaincu de l’impact négatif de la grande distribution sur l’emploi, la source de cette inquiétude laisse perplexe certains experts dans la mesure où aucune étude étayée

ne semble venir soutenir les arguments du gouvernement. En 1995, l’Insee publie un bilan sur le commerce qui semble même démentir les propos du gouvernement : les emplois créés par la grande distribution seraient plus nombreux que les emplois perdus dans le commerce traditionnel. Le faux procès étatique de la grande distribution est dénoncé par la presse. Les journalistes questionnent les motivations réelles du gouvernement100. L’impossibilité de démontrer scientifiquement l’hypothèse du gouvernement crée polémique. Toutefois, l’opinion publique semble s’accorder sur un argument majeur contre la grande distribution : la déqualification des emplois101. En outre, le développement des NTIC au sein des commerces et la délégation d’une partie du travail au consommateur (Dujarier, 2014) inquiète les parlementaires, qui se positionnent contre la grande distribution.

Outre l’emploi, l’aménagement du territoire devient également un sujet de préoccupations. Au rétrécissement présumé du champ de compétence des commissions semblent s’opposer des éléments prouvant au contraire un retour timide des préoccupations urbanistiques dans le régime d’urbanisme commercial. Dans les travaux parlementaires menés en amont de la loi Raffarin, de nombreuses voix s’étaient élevées contre l’enlaidissement des entrées de ville. Une vague politique et médiatique s’était levée dans les années 1990 contre l’esthétique des « boîtes à vendre » et des « hangars à acheter », et par la même occasion, contre l’urbanisme à l’américaine (Péron, 2004). À l’État « protectionniste » des années 1970 soucieux de protéger les petits commerces de la modernisation se substitue petit à petit un État « paysagiste » chargé de protéger l’environnement et les activités de proximité (Monnet, 2008). L’enjeu de la protection du « petit commerce » se déplace vers « la sauvegarde des activités de proximité ». L’activité commerciale est fragilisée dans les espaces ruraux et dans les espaces urbains de voisinage, sauf dans les espaces d’habitat les plus solvables où ils sont appréciés pour la convivialité et la sécurité qu’ils participent à créer (Péron, 1998). À l’inverse, certains quartiers touchés par la paupérisation et composés des habitants les plus captifs ne disposent plus d’aucun commerce, ce qui pose la question du rôle de la puissance publique face à ce manque de commodités quasi-vital (Péron, 1998).

Pourtant, l’analyse que René Péron effectue à propos des débats sur les lois Royer (1973) et Raffarin (1996) montre que les attaques contre les modalités de localisation de commerce, bien qu’elles empruntent à un vocable différent et semblent dénoncer les conséquences urbanistiques des

100 Source : « Oui, ils créent plus d’emplois qu’ils n’en détruisent mais… », l’Expansion, publié le 15/05/1996 (en ligne) :

http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/oui-ils-creent-plus-d-emplois-qu-ils-n-en-detruisent-mais_1422466.html (consulté le 30/09/2019)

101 Emplois précaires et peu qualifiés, temps partiels imposés, turn-over important, recours aux prud’hommes fréquents, etc.

implantations commerciales, renvoient en réalité aux mêmes arguments que la loi Royer (Péron, 2004). Dans les débats de 1973, les termes de paysage, patrimoine, environnement sont rarement invoqués ou quand ils le sont, c’est dans le sens de cette accusation (les petits commerçants comme patrimoine sociologique de la France) ou dans un sens différent (l’environnement comme contexte et non comme entité à défendre). Ce n’est plus le cas en 1996 où René Péron relève 16 occurrences du terme « paysage » et une vingtaine de celui « d’environnement » (au sens d’une entité). La notion de patrimoine urbain et l’image du centre-ville historique prennent de l’importance dans les discours.

Ces nouvelles rhétoriques semblent consacrer la formation d’une nouvelle thématique dans la loi de 1996 : celle de la localisation des activités et de la dimension esthétique du commerce. Les modèles du centre commercial de périphérie, des « zones commerciales bardées de tôle » et de leurs parkings bétonnés sont réprouvés par les parlementaires : « nous ne pouvons accepter l’installation de cités-parkings où gravitent l’hypermarché, le fast-food et le multiplexe » (Mr. Saint-Ellier, député UDF-PR).

Mais comme le souligne René Péron, l’émergence de préoccupations spatiales et esthétiques ne vient pas remplacer les condamnations socio-économiques ; elles les complètent en se basant sur le même modèle d’opposition binaire : le couple centre-ville/périphérie remplace le couple petit/gros.

De plus, il note que les catégories de « petit commerçant indépendant » et de « commerçants du centre-ville » renvoient à la même construction idéelle, au point de se confondre dans les discours.

Les deux sont parés des mêmes vertus : ils incarnent la convivialité, le lien social, l’harmonie, la face humaine du commerce, l’animation et la vitalité de la ville, la beauté du travail bien fait, la beauté du centre-ville. À l’inverse, les périphéries, assimilées aux grandes surfaces, renvoient au chaos et à l’anarchie, à l’uniformisation et à l’anonymat, à l’absence d’âme et d’identité. Malgré un changement de vocable, ce sont deux constructions idéelles similaires qui sont en jeu : les mêmes phénomènes, le même rapport de force décrit et la priorité donnée aux centres-villes et à leurs commerces. Les centres représentent le monde humain, l’esprit, l’âme, la beauté tandis que les périphéries renvoient au monde matérialiste, aux objets, à la matière et à la laideur. Dans de tels discours, la guerre entre centre-ville et périphérie s’annonce comme la bataille de la vie contre la mort (Péron, 2004).

Conclusion

L’histoire des premiers temps de l’urbanisme commercial semble marquée par un rapide abandon des considérations urbanistiques au profit d’une régulation du commerce motivée par la nécessité de

pallier les effets socioéconomiques liés à la croissance rapide de la grande distribution en périphérie des villes. Les premières grilles d’équipement commercial ont en effet mises en place avec l’espoir de pallier le sous-équipement commercial des nouveaux quartiers. La mobilité croissante des ménages, couplée à l’installation des grandes surfaces en périphérie de la ville, ont rapidement rendu ces grilles inutiles. La création d’un dispositif de contrôle des implantations commerciales devait permettre de freiner l’essor de la grande distribution et de protéger les petits commerçants. Ce dispositif fut perçu comme un échec par bon nombre de contemporains. De notre côté, nous pensons qu’il a rempli le rôle que l’État (et les grands distributeurs, investis dans la conception de ces outils) souhaitaient lui donner à l’époque, c’est-à-dire d’adoucir le processus de modernisation du commerce et de contenir la colère des commerçants indépendants. Sur ce point, les décisions prises en CDUC et CNUC, souvent favorables à l’installation des nouveaux projets commerciaux, semblent confirmer le fait que l’État et certains élus locaux ne voulaient pas entraver trop fortement le développement des grandes surfaces. Pour limiter la dimension controversée de cet agencement marchand, le soutien aux centres-villes et au commerce indépendant fut perçu par les acteurs politiques comme une solution propice à contenir les effets néfastes du renforcement de la concurrence sur les acteurs les plus faibles du marché. La mise en place du FISAC à la fin des années 1980 et le déploiement de politiques locales (peu institutionnalisées) de soutien aux commerçants de centre-ville sont à appréhender comme des mesures politiques de compensation censées rétablir un certain équilibre dans la concurrence entre gros et petits commerces.

Force est de constater qu’avec l’essor de cet urbanisme commercial régulateur, les préoccupations urbanistiques ont relativement disparu du travail d’agencing de l’État. Il faut attendre les années 1990 pour voir revenir ce type de considérations dans les débats sur l’urbanisme commercial. La mise à l’agenda de préoccupations urbanistiques est en partie la résultante des débordements provoqués par l’application des mesures d’urbanisme commercial. En soumettant les grandes surfaces commerciales (de plus de 1 000 m²) au passage devant la CDUC, l’État a indirectement encouragé le morcellement des grandes surfaces en magasins plus petits. L’archipelisation du commerce en entrée de ville forme une conséquence directe de la loi Royer et des stratégies d’évitement des distributeurs qui ont résulté de l’application de la loi. On observe un phénomène similaire dans les années 1990 : les lois Sapin (1993) et Raffarin (1996), censées renforcer le régime d’autorisation préalable, ont consolidé le poids des distributeurs en place, créant alors une situation oligopolistique sur le marché. Une telle situation est préjudiciable pour les commerces indépendants dans la mesure où le renforcement des géants de

la distribution aura eu pour effet d’inverser le rapport de force avec les fournisseurs et de favoriser l’inflation des prix du commerce de détail (Monino et Turolla, 2008).

Ainsi, le travail d’agencing mené par l’État a produit des débordements imprévus : il n’a pas réussi à anticiper les réactions des acteurs économiques ou les effets de la régulation sur le fonctionnement du marché. Il est difficile de savoir si ces effets sont voulus ou non, mais en tout cas, ils sont contraires aux ambitions affichées par les gouvernements ayant mis en place les instruments coupables de ces travers. Force est de constater que le travail d’agencing mené par l’État au début des années 1990 se caractérise par le désir de repenser les agencements marchands afin de permettre une meilleure prise en charge des débordements relatifs au fonctionnement des commissions d’urbanisme commercial, sans pour autant remettre en question ni le mode d’instrumentation adopté, ni le bien-fondé d’une régulation de la concurrence. Au contraire, l’État renforce le poids des commissions d’équipement commercial et durcit le contrôle des implantations commerciales. Néanmoins, il multiplie les motifs susceptibles de justifier la régulation de la concurrence pour y intégrer la protection de l’emploi et l’aménagement du territoire. Par conséquent, la régulation de la concurrence ne s’opère plus sur des motifs strictement économiques. Si l’invocation de motifs extérieurs ne change pas profondément les arbitrages opérés pour le moment, le retour des préoccupations urbaines dans le travail d’agencing de l’État ouvre la voie à d’autres formes d’instrumentation : l’intégration de mesures commerces dans le droit de l’urbanisme et dans la planification urbaine.

Chapitre 4.

Intégrer le commerce dans l’urbanisme, un

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