• Aucun résultat trouvé

Passages et grands magasins : de nouveaux espaces marchands qui reconfigurent le rapport à la ville

L’émergence de la société de consommation : reconfigurations des usages marchands dans

1.2. Passages et grands magasins : de nouveaux espaces marchands qui reconfigurent le rapport à la ville

C’est dans ce contexte de mutations que de nouveaux formats de vente au détail voient le jour dans la capitale. Les mœurs de l’Ancien Régime laissent petit à petit la place à un nouvel ordre social basé sur la consommation et sur l’échange de marchandises, que le commerce vient accompagner et refléter. Le commerce de détail est en plein essor suite à la Révolution : le nombre de boutiques croît considérablement (Péron, 1993), associé à la montée en puissance de la bourgeoisie — sans pour autant que le monde du commerce se résume à cette population (Faure, 1989). Cet élan s’explique par le contexte législatif postrévolutionnaire qui délivre le commerce des contraintes imposées par les corporations. Sous l’Ancien Régime, l’activité des boutiquiers était placée sous le contrôle de maîtres-artisans. Elle restait souvent confinée dans une extrême spécialisation. Chaque profession n’ayant le droit de vendre que des objets qu’elle fabriquait elle-même, la vente non spécialisée restait peu développée à quelques exceptions près. Suite à la Révolution, le décret d’Allarde (1971) et la loi Le Chapelier (1973) proclament la liberté de chacun à s’installer et à exercer n’importe quelle activité, sous seules conditions de se déclarer aux municipalités et de payer un droit de patente. Cette refonte du cadre législatif et fiscal facilitera l’émergence de nouvelles formes de commerce de détail tels que les passages, les grands bazars et les magasins de nouveautés (Péron, 1993).

1.2.1. L

ES PASSAGES

,

UNE PRATIQUE CONFIDENTIELLE DU COMMERCE

Au début du XIXème siècle apparaissent les premiers passages couverts. Situés à proximité des Grands boulevards, au sein des quartiers aisés de la rive droite de Paris, ces galeries marchandes s’immiscent dans le cœur des immeubles parisiens (cf. figure 7). Recouvertes de grandes verrières de fer et de verre, elles offrent un bel aperçu d’une architecture moderne, inspirée des arts décoratifs.

Une myriade de commerces élégants investit ces passages : on y trouve des orfèvres, des gantiers, des bottiers et des tailleurs, des libraires et des vendeurs de jouets, des coiffeurs, des décrotteurs, des pâtissiers et des tabagiers ou encore des marchands de bibelots (Lemoine 1983). Les produits vendus sont surtout des produits luxueux (les passages forment en quelque sorte l’avant-garde du commerce de luxe), des bibelots ou des chinoiseries, très prisées par les classes bourgeoises. Ces passages accueillent aussi des cafés, des théâtres, des restaurants, des panoramas optiques et autres attractions propices au loisir et au spectacle. Au milieu des années 1850 (période où le succès des passages

commence à s’essouffler), c’est près de 150 passages couverts qui parsèment le territoire, y compris en province dans des villes telles que Niort, Bordeaux ou Nantes. Avec la fréquentation des théâtres, des salons et des cafés littéraires, ces passages deviennent des éléments constitutifs de l’identité de la ville moderne émergente (Lenoir et Gribaudi, 2013).

Figure 7. Passage Choisel (Paris) en 1908 (Lemoine, 1983)

Ce qui captive à propos de ces passages couverts, c’est justement la fascination qu’ils semblent exercer sur les témoins de l’époque. Décrits comme des lieux secrets et mystérieux, à l’atmosphère feutrée, les passages envoutent leurs visiteurs par leur architecture savante et par leurs décors somptueux. On évoque, non sans une certaine poésie, les sensations d’évasion et de rêverie éprouvées lors de leur traversée, les multiples tentations que ces passages alimentent ou encore l’étonnement ressenti face à ces lieux magiques. Walter Benjamin, qui s’est attaché à dépeindre les passages parisiens dans son œuvre Paris, capitale du XIXème siècle (Benjamin, 1989), parle de fantasmagorie43 pour désigner ces lieux propices à l’achat, à la flânerie, à la distraction et à la jouissance. Selon Benjamin, pénétrer dans un passage, c’est oublier tout le reste et entrer dans un « espac[e]

paradisiaqu[e], coup[é] des questions d’argent » (Berdet, 2013 : 67) et dans un imaginaire sociétal qui occulte et esthétise la réalité sociale du capitalisme naissant :

« Même si ils sont privés, ces espaces naissent dans le nouvel espace public formé par la ville moderne. Ils ont pour fonction de refouler la présence du capital et de l’industrie dans la cité, même s’ils sont construits avec eux » (Berdet, 2015 : 13).

43 La fantasmagorie regroupe les lieux « magiques » qui embellissent l’environnement urbain du capitalisme naissant (Berdet, 2015)

Il dénoncera avec virulence le caractère féérique, hypnotisant et aliénant de ces passages, auquel s’adosse selon lui, le fétichisme de la marchandise (Benjamin, 1989).

Avec les passages, c’est donc un nouveau rapport aux marchandises et à la consommation qui se met en place. L’achat se mêle à la promenade et à l’oisiveté ; l’art et l’architecture se mettent au service du commerçant et de son activité. La marchandise, ainsi mise en valeur dans un univers esthétisé propice à l’ostentation, devient support à l’affirmation d’une différence sociale. Cette mise en scène trouve écho dans les expositions universelles organisées à l’époque dans la ville de Paris. Les produits y sont exposés mais on ne peut y toucher, leur valeur d’usage passe ainsi au second plan. La consommation y revêt une dimension identitaire (Veblen, 1899). Les passages deviennent le lieu de promenade et de rencontre de « la belle société », formée par la nouvelle bourgeoisie commerçante.

Ils encouragent, dans une atmosphère d’entre-soi, la pratique confidentielle du commerce (Gaillard, 1997), qui se mêle volontiers au loisir et à l’art. Cette forme de consommation tranche avec les pratiques commerciales en usage à cette époque.

Face aux passages esthétisés des beaux quartiers de Paris dédiés à la promenade bourgeoise (Péron, 1989), des passages ouvriers verront le jour au sein de quartiers plus populaires. Des espaces vides de la ville (cimetières, cloîtres, cul-de-sac, etc.) sont saisis et transformés en ateliers et autres lieux de commerce pour les populations moins aisées. Moins connus que leurs homologues bourgeois (que l’on pourrait plutôt désigner comme leurs contraires), ces passages ouverts accueillent l’activité industrielle du quartier et incarnent l’autre pendant de la société moderne : l’industrialisation de la production (Lenoir et Gribaudi, 2013). Se développent alors à Paris deux catégories de passages, correspondant aux deux évolutions majeures qui caractérisent la ville du XIXème siècle : « ces deux ensembles de passages s’opposent par le projet de modernité dont ils sont porteurs : d’une part, la modernité qui s’identifie peu à peu à l’image de la ville-lumière, centre d’une culture de loisir et de consommation de luxe ; d’autre part, la modernité du monde de la fabrique parisienne, avec ses formes nouvelles d’organisation du travail et ses modèles inédits d’organisation de l’espace urbain » (Lenoir et Gribaudi, 2013 : 75).

Les commerces traditionnels ne manqueront pas de réagir à l’arrivée des passages. La pièce de théâtre Les Passages et les Rues, ou la guerre déclarée, jouée en 1827, offre une belle représentation des conflits commerciaux qui émergent à l’époque entre les commerces de rue et ces nouveaux passages (Terni, 2001). Elle illustre particulièrement bien les tensions existantes entre l’ancien et le nouveau, mais surtout elle montre l’importance croissante que prend la consommation dans la société

moderne. Dans cette pièce, les commerces traditionnels de rue font un procès aux passages couverts qui absorbent leur meilleure clientèle et génèrent une rude concurrence par leur éclat et leurs décors somptueux. En effet, les Rues craignent de voir les « bouches béantes » des Passages « avaler leurs habitués » et que disparaisse ainsi le mode de vie parisien associé aux Rues. Dans ce procès, le juge est incarné tantôt par une vieille femme vêtue de noir, représentant Lutèce et le passé de Paris ; tantôt par Paris, une déesse richement vêtue incarnant parfaitement la ville moderne. En dernier lieu, cette juge hybride implorera les Rues et les Passages de faire la paix au nom de la santé commerciale de Paris :

« Laissons embellir et construire, Paris encore s’agrandira,

Plus il étendra son empire, Plus le commerce y gagnera »

(in Brazier, Gabriel et Dumersan, 1827).

Ce conflit, mis en scène dans la cette pièce de MM. Brazier, Gabriel et Dumersan, permet de prendre la mesure des ruptures instaurées par les passages. Contrairement aux commerces de rues, les passages usent de méthodes modernes de promotion et accordent une importance particulière à l’esthétique des boutiques et celle de leur environnement. Pour reprendre les termes de Bertrand Lemoine, ils

« transcendent le commerce en phénomène élégant, presqu’intellectuel, proche du gratuit, dans la mesure où, à tout niveau, il devient une quête artistique » (Lemoine, 1983 : 8). Leur diffusion impactera significativement les pratiques des commerces traditionnels, les poussant à soigner de plus en plus la présentation de leur boutique et de leurs produits.

En outre, les passages proposent une modalité singulière de rencontre entre la ville et le commerce. De prime abord, le passage semble se nourrir pleinement de la ville en s’installant directement dans ses « entrailles ». Avec les passages,

« le commerce donnait à la ville une architecture nouvelle (…). La ville, quant à elle, accueillait le commerce dans le dédale de ses artères et la chair de ses tissus, au plus intime de son histoire ; et ces lieux étaient habités par tout un chacun » (Péron, 1993 : 49).

Pourtant, le passage tourne le dos à la ville en offrant une solution alternative à la vie des rues, une sorte d’artefact d’urbanité. Comme le décrit Walter Benjamin, le passage incarne à lui seul une petite ville : « des deux côtés de ces galeries, éclairées par en haut se succèdent les plus élégantes boutiques, en sorte qu’un pareil passage est une ville, voire un monde en miniature » (Benjamin, 1989 : 35).

Cependant, contrairement à la rue, le commerce n’est plus ouvert sur l’espace public. Il est rassemblé

dans un espace spécialisé, coupé du linéaire ouvert de la rue avec lequel il tranche nettement en ce qui concerne les usages et les formes d’occupation qu’il suggère. Ces « temples » de la consommation introduisent en effet de nouvelles pratiques dans l’espace urbain telles que flâner, se promener ou fumer en public (Terni, 2001). Mais surtout, il apparaît comme un lieu de promenade apaisé et harmonieux, une sorte de « ville dans la ville » (Lemoine, 1983) épurée et fréquentée essentiellement par « la belle société », qui contraste avec l’univers chaotique des rues que l’on a pu décrire plus haut :

« Ne sont-ils pas en effet les seuls, à l’aube du XIXème siècle, à méconnaître la saleté et les dangers des rues, étroites et tortueuses de Paris ? N’évitent-ils pas les bousculades et les bagarres des ivrognes qui, sur des chaussées, sans pavés ni trottoirs, maltraitent les passants, quand ils n’en abusent pas ? » (Lemoine, 1983 : 8)

En définitive, les passages marquent une double rupture avec le commerce du XVIIIème siècle.

Premièrement, ils constituent une forme de privatisation de l’espace public (Berdet, 2013) et servent d’enclave pour les classes les plus aisées, sécurisée et coupée de la vie populaire et débordante de la rue parisienne. Les passages amorcent aussi le processus d’autonomisation des dispositifs de vente de la ville (Péron, 1993), qui voit le commerce petit à petit désinvestir la rue pour se loger dans des espaces spécialisés, dédiés à la fonction marchande. Nous verrons que cette monofonctionnalité des espaces marchands sera au cœur des critiques adressées aux centres commerciaux un siècle et demi plus tard. De ce point de vue, les passages forment un échelon intermédiaire entre l’échoppe traditionnelle et les grands magasins qui verront le jour quelques décennies plus tard. Les grands magasins vont transformer le rapport entre consommation et vie urbaine : le culte de la marchandise n’est plus borné à l’espace privé et intimiste du passage, il se déploie aussi au dehors sur l’espace public des paysages urbains nés de l’haussmannisation.

1.2.2. L

ES GRANDS MAGASINS

,

ERIGER LA CONSOMMATION EN PRATIQUE URBAINE Comment ne pas évoquer le roman d’Émile Zola quand il s’agit des grands magasins ? Dans le Bonheur des Dames (Zola, 1880), É. Zola conte en effet la naissance d’un grand magasin parisien « Au Bonheur de Dames ». Pour ce faire, l’écrivain s’inspire directement de l’histoire réelle du Bon Marché d’Aristide Boucicaut. Conformément au souci réaliste de l’époque, il offre une description fine des conséquences sociales et économiques de l’arrivée de ces machines à vendre dans la capitale française.

Il y dépeint notamment le déclin progressif des boutiques traditionnelles, écrasées par la concurrence du grand magasin qu’il qualifie volontiers « d’ogre dévorant le quartier ». Si les répercussions

économiques des grands magasins sur les commerces environnants ont été en réalité moins dramatiques que voudrait nous le faire croire la plume d’É. Zola, les grands magasins marquent tout de même deux changements significatifs du point de vue de l’inscription du commerce dans le tissu urbain. Commençons par le changement d’échelle évident en ce qui concerne la taille des magasins et l’emprise au sol : la surface au sol du Bon Marché avoisinait les 50 000 m2 (cf. figure 8), ce qui contraste nettement avec la taille des boutiques de l’époque, y compris les magasins de nouveautés.

Ces surfaces laissent présager de l’autre changement important : l’ampleur de la valeur foncière acquise par les commerçants-spéculateurs, inédite pour l’époque (Péron, 1993). L’avènement des grands magasins montre et accompagne une emprise de plus en plus forte du commerce sur l’espace central des villes (Gaillard, 1997).

Si le succès des grands magasins tient en partie à leur politique commerciale44 et à un contexte favorable45, il est aussi largement soutenu par les grands travaux entrepris dans Paris à cette époque.

C’est au milieu du XIXème siècle que se développe avec force l’urbanisme haussmannien, caractérisé par la construction de larges boulevards et de grandes places dégagées qui viendront encourager la vocation commerciale des parties de la ville concernées (Chessel, 2012). Les grands magasins majoritairement installés sur les boulevards haussmanniens, profitent de ces nouveaux lieux de flux tandis que des petits commerçants éloignés des axes passants périclitent, faute de clientèle. En retour, l’engouement pour ces grands boulevards ne saurait s’expliquer sans la présence des activités commerciales qui y fleurissent alors : cafés, restaurants et magasins forment un « ensemble panoramique » qui vient refléter la force de l’industrie française (Hazel Hahn, 2006). L’animation produite par ces commerces attire les flâneurs et crée l’intérêt de la promenade. Par ailleurs,

44 Les grands magasins transforment les méthodes de vente et proposent de nouvelles manières de faire les achats (Chessel, 2012). Ils appliquent avec méthode l’ensemble des évolutions apparues durant le XIXème siècle : prix fixes et bon marché, échanges et rendus, publicité, catalogues, entrée libre, promotions, etc. Les techniques de gestion utilisées dans ces grands magasins (gestion du personnel, gestion des stocks, paiement des salaires) (Péron, 1989). Ce faisant, les grands magasins ont pris le contre-pied des pratiques commerciales de l’époque (Du Closel, 1989) sans en être totalement les précurseurs car plusieurs de ces innovations avaient déjà été testées auparavant. Sur plusieurs aspects tels que l’aménagement intérieur des magasins, les techniques de vente ou encore les procédés de captation de la clientèle, les magasins de nouveautés et les grands bazars apparaissent comme les précurseurs des grands magasins (Péron, 1993). Marie-Emmanuelle Chessel dans son histoire de la consommation (2012) invite d’ailleurs à relativiser l’importance des grands magasins et à ne pas tomber dans l’idéalisation de la modernité de ces nouveaux formats commerciaux en dressant un portait archaïque des petits boutiquiers. Les petits boutiquiers transforment aussi leurs intérieurs et leurs vitrines, adoptent petit à petit le libre service, mettent en scène leurs produits et participent de fait à la modernisation des points de vente (Chessel, 2012 ; Cochoy, 2014).

45 L’essor des grands magasins se comprend au regard d’une poussée démographique en milieu urbain, surtout dans la région parisienne où le nombre d’habitants atteint presque 2 500 000 (Du Closel, 1989). Ils naissent dans un contexte économique propice (croissance forte) et suite à des évolutions technologiques qui favorisent leur développement (Péron, 1993).

l’architecture des grands magasins privilégie des matériaux modernes tels que le verre ou le fer (Boucicaut a fait appel à Eiffel pour construire le Bon Marché) qui leur confèrent un caractère spectaculaire (cf. figure 8). La fantasmagorie observable au cœur des passages l’est désormais en extérieur. La mode, la consommation et le spectacle sont parties prenantes de la vie urbaine moderne (Hazel Hahn, 2006). On vient sur ces grands boulevards pour se donner en spectacle, flâner, faire le curieux, observer les passants et les marchandises en vitrine. Ces boulevards offrent l’image d’une société apaisée et « panachée » pour reprendre les termes d’Albert Wolff (1866 : in Hazel Hahn, 2006) : ils paraissent réunir la société dans son ensemble dans un contexte où se met en place la nouvelle société de classe (Goffette, 2006).

Figure 8. Emprise foncière des grands magasins : la Belle Jardinière et la Samaritaine (Marrey, 1979) / Grand magasin : vue de l’intérieur de « Au Bon Marché » (Gravure in "L’Univers illustré", 187246).

De ce fait, l’installation des grands magasins transforme le rapport entre consommation et l’espace urbain. Ils offrent un espace dans la ville où peut s’afficher librement la consommation ostentatoire théorisée par T. Veblen (1970). Jeanne Gaillard (1997) analyse cette évolution comme un passage de l’introverti à l’extroverti. Avant, la pratique du commerce était confidentielle, maintenue dans l’étroitesse du marché de la consommation, dans le tissu social des relations privilégiées entre vendeurs et acheteurs, prise dans le cloisonnement des quartiers. L’échange était pratiqué dans des lieux fermés (boutiques, cafés, passages) caractérisés par l’entre-soi et l’évitement des classes populaires. L’urbanisme haussmannien et les grands magasins changent ici la donne : la relation marchande est mise en vitrine, voire exhibée dans ces nouvelles rues, tout comme l’est Paris dans les

46 Source : https://www.citeco.fr/10000-ans-histoire-economie/revolutions-industrielles/le-bon-marche-premier-grand-magasin-en-france

multiples expositions universelles de l’époque. René Péron (1993) nuance les propos de J. Gaillard.

Selon lui, on assiste moins à l’extroversion de l’échange qu’à une « rénovation de ses manifestations », permise par des formes de réappropriation de l’espace urbain : destruction des ilots tortueux, mise en place d’éclairages sur la voie, réglementation plus stricte du commerce de plein air, présence policière continue, etc. Alors que les petites rues étaient fréquentées par le peuple et investies par une foule d’activités marchandes plus ou moins formelles, les grandes artères haussmanniennes forment le territoire de la bourgeoisie, elles donnent à voir un nouvel ordre urbain, plus policé que l’était celui des anciennes rues.

Dans ces lieux, la consommation est érigée en pratique urbaine à part entière, mais elle reste un privilège social réservé à une frange particulière de la population, celle ayant les moyens de participer

« à la course aux apparences » (Péron, 1993). Véritables institutions sociétales, les grands magasins participent à la diffusion du style de vie bourgeois et d’un autre rapport à la dépense. Par exemple, les catalogues délivrés par les grands magasins ne sont pas seulement des guides d’achats : ils proposent aussi des conseils sur l’art de vivre bourgeois, sur l’éducation des enfants, les loisirs à pratiquer ou encore les voyages à faire, etc. (Miller, 1987). Des critiques émergeront et viendront dénoncer l’omniprésence commerciale sur ces boulevards, considérés à l’instar des passages quelques années plus tôt, comme autant de lieux de promotion de valeurs superficielles, consuméristes et hédonistes (Hazel Hahn, 2006 ; Goffette, 2006). Cette critique rejoint celle qui concerne le mépris de l’histoire que porte en lui l’urbanisme haussmannien, qui fait table rase du vieux Paris47 (Berdet, 2015) pour reconstruire de nouvelles rues aseptisées, vides de vie et d’animation (Gaillard, 1997).

De leur côté, les boutiquiers dénoncent les appétits capitalistes des gestionnaires des grands magasins, la concurrence déloyale, l’abus de monopole, le gigantisme de ces magasins et l’immoralité de leurs pratiques (Péron, 1993). Si bon nombre de petits commerces des quartiers centraux périclitent avec l’arrivée de ces grands commerces, ceux des faubourgs continuent de prospérer loin de la concurrence (Faure, 1979). Il faut dire que les ménages populaires fréquentent peu les grands magasins à l’époque, faute de moyens, ils continuent de s’approvisionner dans leurs circuits de distributions traditionnels.

47 Haussmann fut perçu par ses contemporains comme un « artiste démolisseur ». L’urbanisme haussmannien, qui détruit le vieux Paris, cherche à oublier le souvenir des populations inquiétantes, celui des révolutions et des contre-révolutions.

47 Haussmann fut perçu par ses contemporains comme un « artiste démolisseur ». L’urbanisme haussmannien, qui détruit le vieux Paris, cherche à oublier le souvenir des populations inquiétantes, celui des révolutions et des contre-révolutions.

Outline

Documents relatifs