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Les premières mesures de planification commerciale : équiper les nouvelles zones urbaines ou encourager la modernisation du

Les prémices de l’urbanisme commercial : une vocation urbaine oubliée

3.1. Les premières mesures de planification commerciale : équiper les nouvelles zones urbaines ou encourager la modernisation du

commerce ?

Les premières mesures d’urbanisme commercial remontent aux années 1960, suite aux opérations de reconstruction du pays dans un contexte post-guerre. Celles-ci avaient pour vocation d’orienter le développement commercial dans les nouvelles zones urbaines, sous équipées d’un point de vue commercial. Alors que les banlieues se peuplaient et que les grands ensembles sortaient peu à peu de terre, la desserte commerciale de ces quartiers restait insuffisante, inégale en comparaison du centre de la ville où se concentraient encore la majorité des points de vente (Péron, 1993). La thèse du géographe Alain Metton (1980) sur le commerce dans la banlieue parisienne montre bien le sous-équipement commercial dont ont souffert les banlieues à la veille de l’essor de la grande distribution.

L’explosion démographique couplée à l’incapacité des acteurs privés à remplir rapidement les besoins des nouvelles populations avaient créé un décalage qui ne cessait d’empirer au vu de la rapidité des mutations urbaines. En 1964, Claude Quin notait :

« Si le rythme de développement de la construction doit se maintenir, nous avons pu estimer à 7 millions de personnes, la population amenée à vivre dans de nouveaux ensembles d’habitation entre 1960 et 1970. Suivant les normes retenues, il y a lieu d’envisager un équipement commercial qui comporte au minimum la création de 25 000 magasins groupés en 1 500 centres commerciaux à construire en dix ans » (Quin, 1964 in Madry, 2016).

L’urbanisme planificateur instauré au début des années 1960 n’a pas su pallier ce sous-équipement (Péron, 1993). Il faut dire que lzs premières mesures étatiques restaient surtout au stade d’incitations et d’orientations. Ce sont les sociétés HLM, les SEM et quelques promoteurs privés qui avaient mis au point les premières grilles d’équipement commercial que le Ministère de la construction a ensuite repris et codifié pour donner lieu à la circulaire de 1961 (Péron, 1993).

La circulaire interministérielle n°61-43 du 25 août 1961 opère un changement puisqu’elle donne pour la première fois, des directives normatives en termes d’équipement commercial en imposant un niveau d’équipement commercial minimum aux constructions immobilières dans les nouvelles zones urbaines. Néanmoins, les directives énoncées furent très vite critiquées en raison de leur incapacité à assurer cette fonction. En effet, en se basant sur la trame commerciale existante et non sur les besoins réels en équipement (Metton, 1978), force est de constater que ces grilles d’équipement ont plutôt reproduit le sous-équipement commercial des banlieues. Et pour cause : les revendications politiques à l’aube des années 1960 allaient plutôt dans le sens d’un maintien des équilibres existants.

Les acteurs politiques ne souhaitaient pas bouleverser la hiérarchie urbaine établie. Michel Coquery dans son étude des commissions préparatoires au IVème Plan (1963) montre que les recommandations de programmation commerciale du début des années 1960 visaient surtout à garantir le monopole commercial du centre de la ville en évitant la dispersion d’éléments commerciaux attractifs en dehors de ce périmètre.

Dans un contexte où l’État encourageait la modernisation commerciale (cf. chapitre 2), de telles directives urbanistiques peuvent paraître étonnantes. Mais René Péron (1993) invite à voir dans ces réserves le compromis nécessaire entre le besoin d’équipement des nouveaux quartiers et la volonté étatique de ne pas froisser les commerçants traditionnels, en raison du mouvement poujadiste qui avait marqué les esprits quelques années plus tôt. En parallèle de cela, les commerçants du centre-ville bénéficiaient fréquemment de l’appui des municipalités dans leur résistance : plusieurs études monographiques soulignent leur capacité à s’opposer aux projets de nouvelles zones commerciales ou à investir les instances de décision locales. Pour finir, notons que les directives de l’État n’avaient pas été pleinement suivies par les acteurs économiques : l’équipement commercial se cantonnait à un rôle de proximité dans les quartiers périphériques car les candidats étaient peu nombreux à l’installation (Péron, 1993).

C’est ainsi qu’au milieu des années 1960, Roger Bataille, rapporteur du groupe « urbanisme commercial » au cinquième plan, dresse le constat de l’échec de la planification étatique :

« La majorité des 550 centres commerciaux construits dans les nouveaux ensembles d’habitation depuis 15 ans donnent des résultats très décevants » (in Thil, 1966).

En effet, selon les experts, la plupart des centres commerciaux sont trop petits, peu attractifs et ne possèdent pas de parkings (Péron, 1993). Les études de consommation montrent quant à elles que les clients continuent de s’approvisionner en dehors du quartier, en raison du manque d’attractivité de l’offre présente. Comme l’explique Pascal Madry (2016), la logique marchande n’avait pas du tout été prise en compte dans la planification étatique :

« Dans la plupart des cas, les besoins en commerces des nouveaux quartiers de grands ensembles ont été appréciés à partir de ratios de population, indépendamment des caractéristiques de la demande de consommation des habitants et de l’environnement concurrentiel des quartiers. La logique d’équipement a primé sur celle d’aménagement » (Madry, 2016 : 87)

Quelques années plus tard, c’est un virage à 180 degrés que l’on observe. Le travail de René Péron (1993) qui compare les orientations du IVème Plan et du Vème Plan offre une vue saisissante du

changement de doctrine (cf. table 1). En effet, la planification étatique de l’équipement commercial, qui était jusqu’ici motivée par des nécessités d’équipement des nouveaux quartiers se trouve remise en cause par le groupe 3 chargé de l’urbanisme commercial et du commerce rural. Selon les rapporteurs de ce groupe, limiter le développement des centres commerciaux dans le but de respecter la hiérarchie urbaine conduit à restreindre leur modernisation, leur attractivité et les possibilités d’extension. L’arrivée d’acteurs de la grande distribution émergente dans le groupe 3 — que M.

Fournier (fondateur de Carrefour) présidait — y est évidemment pour beaucoup dans ce changement d’orientation. Le lobbying effectué par ces acteurs explique en effet la posture plus libérale adoptée par la commission et le choix de placer en priorité les nouveaux équipements commerciaux près des axes routiers (au détriment des grands ensembles comme c’était le cas avant), dans la mesure où les commerçants pourraient bénéficier de charges foncières réduites. La capacité des acteurs économiques à intégrer les instances de décision joue significativement dans la forme future que prennent les instruments d’action publique.

IVème Plan (1963) Vème Plan (1965)

« La question se pose de savoir s’il faut laisser jouer les différentes forces de l’économie ou s’il est préférable de préserver un certain équilibre. »

« Ce qu’enseigne l’exemple américain c’est l’avantage qu’il y a de laisser librement jouer la concurrence entre les différentes formes de distribution »

« Il faut établir des normes. La création de centres commerciaux doit obéir à une certaine planification, et en conséquence devrait entraîner une restriction du droit d’établissement ».

« Il semble que l’urbanisme soit en France d’inspiration dirigiste. On ferait erreur en leur absence il soit facile de susciter la vie dans ces nouveaux ensembles ».

« Le groupe 3 estime que l’animation des cités nouvelles par le commerce a fortement été exagéré. En effet le commerce a essentiellement un rôle économique »

Table 1. Comparaison des orientations du IVème Plan et du Vème Plan (source : Péron, 1993, p.212)

En 1969, une nouvelle circulaire interministérielle vient remplacer celle de 1961 et consacrer ces transformations (Péron, 1993). Les grilles d’équipement mises en place au début des années 1960 s’étaient révélées obsolètes face à l’arrivée de nouveaux formats de commerce et face au changement des habitudes de consommation. En définissant un seuil minimum d’équipement, elles avaient été incapables d’encadrer l’essor des grandes surfaces. Abandonnant alors l’idée d’édicter des normes d’équipement commercial, la nouvelle circulaire tente plutôt d’organiser et d’encadrer la

concertation entre pouvoirs publics et professionnels de la distribution, à qui reviendront la charge de statuer sur la manière d’intégrer leurs nouveaux centres commerciaux dans le développement urbain. Comme Alain Metton (1980) l’explique bien, la posture de l’époque n’est plus la même :

« Il n’est plus question d’équipements commerciaux de première nécessité, mais au contraire de créer de toute pièce des équipements importants dispensateurs de biens anomaux et ainsi capables de retenir sur place une partie de la clientèle jusqu’alors tributaire des centres-villes pour tous les besoins occasionnels » (Metton, 1980 : 602).

Pour accompagner au mieux cette concertation entre acteurs publics et privés, cette circulaire instaure des comités consultatifs départementaux réunissant des représentants du commerc e et des représentants des administrations de l’équipement et du commerce intérieur et des prix.

Ces comités devaient donner leur avis sur les dossiers litigieux et les gros projets d’implantation (dont la surface excédait 10000m2) (Péron, 1993). La circulaire de 1969 constitue, pour ainsi dire, un préambule à la loi Royer qui verra le jour quelques années plus tard.

Pascal Madry (2016) souligne que c’est à ce moment précis que se développera une géographie de l’action, destinée à accompagner les décideurs dans leurs politiques publiques. Suite à l’échec de ses premières mesures d’urbanisme commercial, l’État promeut l’essor d’une ingénierie d’étude au sein de ses composantes. Petit à petit, des géographes rejoignent les services d’État pour aider à la mise en œuvre des politiques urbaines. Comme témoigne Alain Fournié (1974 in Madry, 2016) à propos de cette démarche :

« Face à ces nouvelles formes d’implantations commerciales, les planificateurs et les aménageurs français se sont trouvés forts démunis, ignorant quelles étaient leurs stratégies d’implantation, leurs contraintes de fonctionnement tant techniques que financières, les effets qu’elles pouvaient engendrer sur le plan de l’urbanisme, les moyens dont on pouvait disposer pour sauvegarder la cohérence entre implantations commerciales et planification urbaine, les stratégies qu’il était possible de tenir. »

Selon lui, il était nécessaire de faire le point sur les connaissances disponibles afin de fournir aux responsables de l’aménagement urbain les informations nécessaires « à une meilleure prise en compte des aspects commerciaux dans la programmation et la planification urbaine ». On ne saurait étudier les politiques publiques d’urbanisme commercial sans suivre également l’histoire des experts et des savoirs ayant accompagné leur conception et leur mise en œuvre. Nous y reviendrons par la suite.

3.2. Protéger le commerce indépendant de la modernisation :

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