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De la boutique à l’hypermarché : la lente évolution vers la distribution de masse (1945-1963)

Vers la consommation de masse : dynamiques marchandes et mutations

2.1. De la boutique à l’hypermarché : la lente évolution vers la distribution de masse (1945-1963)

2.1.1. U

N PAYSAGE COMMERCIAL ATOMISE ET SCLEROSE

Dans les années 1950, l’essentiel de l’activité commerciale des villes françaises se concentre dans les espaces centraux de la ville et dans les campagnes (Villermet, 1993). La figure du petit commerce indépendant traditionnel domine largement le paysage commercial français. Suite au recouvrement de la liberté d’entreprise en 1945, le nombre de boutiques est en pleine hausse. La pénurie entraîne un contexte de spéculation qui pousse des entrepreneurs motivés par le profit à se lancer dans une activité commerciale (Vin Detiche, 1998). Le statut d’indépendant attire, il est perçu comme un vecteur de mobilité sociale, voire comme un accomplissement personnel. L’entrée dans la profession est d’ailleurs relativement facile au vu de la faiblesse des capitaux économiques et culturels nécessaires à une installation. Dans de telles conditions, les inscriptions au registre du commerce explosent sur la période 1940-1954 : c’est près de 100 000 boutiques qui sont créées chaque année (Vin Detiche, 1998), essentiellement dans les secteurs les plus rentables : le textile et l’alimentaire (Rives, 1958).

Ainsi, en 1950, on comptabilise 795 827 commerces sur le territoire français, dont 375 850 dans l’alimentation (Quin, 1964). Le commerce prospère, y compris les grands magasins qui retrouvent leur vigueur originale.

Pour autant, les structures commerciales n’ont pas connu de transformations fulgurantes depuis la fin du XIXème siècle. La majorité des commerçants sont toujours des indépendants : ils possèdent et gèrent leurs entreprises familiales, et sont généralement peu qualifiés. Les boutiques sont petites et étroites, et n’emploient, pour la plupart, aucun salarié. Du côté des techniques de vente, elles sont encore archaïques : les assortiments sont restreints, le libre-service et le discount ne sont pas encore généralisés, la règle est de vendre peu et cher (Daumas, 2006a). Cette cherté des produits est en grande partie due à l’atomisation de l’appareil de distribution qui pousse les fabricants à prévoir des marges de risque face à l’incertitude du nombre de commandes à venir. La longueur des circuits de distribution, qui comptabilisent encore 6 intermédiaires en moyenne, est une seconde explication au prix élevé des produits (Daumas, 2006b).

Certes, un processus de concentration du commerce s’amorce timidement tout au long des années 1950 (Quin, 1964) : le salariat prend de l’ampleur au sein des établissements commerciaux, les surfaces de vente augmentent sensiblement et les collaborations entre détaillants se multiplient. Mais en 1960, le poids du commerce concentré reste encore limité sur le territoire français : les commerces concentrés (grands magasins, magasins populaires) ne réalisent que 11,19 % du chiffre d’affaire global du commerce de détail et ne s’implantent que dans les grandes villes. À l’inverse, les magasins à succursales (Casino, Docks de France) se situent principalement dans les communes de 1 500 à 5 000 habitants (Daumas, 2006b). Ils introduisent timidement le libre-service mais leurs tentatives se limitent souvent à des essais sporadiques, sans compter que les prix pratiqués restent les mêmes que ceux des commerces traditionnels. Les groupements d’achat en commun se développent chez les détaillants (Leclerc, Codec, Una, Unico) mais ne représentent que 6% du marché du commerce de détail en 1960 (Daumas, 2006a). Ainsi, pour résumer la situation à l’aube des années 1960, l’appareil commercial français reste largement atomisé et « sclérosé » (Daumas, 2006b). L’usage de techniques de vente « modernes » est encore très limité en comparaison aux autres pays européens50 (Jefferys, Knee, 1963 cité par Moati, 2011).

50 En 1959, on comptabilise 1 663 magasins en libre-service en France contre 17 132 en Allemagne, 6 350 au Royaume-Uni et 4 754 en Suède (Costes, 1961).

2.1.2. L

A NECESSAIRE REFORME DU COMMERCE

,

ENTRE INSPIRATION AMERICAINE ET RESISTANCES DU COMMERCE TRADITIONNEL

Conscients du retard de la France en matière de distribution, l’État français et les spécialistes de la vente vont encourager la modernisation de l’appareil commercial, malgré un certain scepticisme quant à la capacité du pays à évoluer vers la consommation de masse (Daumas, 2006b). Les acteurs de la planification économique vont déléguer aux États-Unis ces missions de productivité. De ce fait, l’inspiration américaine a joué un rôle particulièrement important dans la refonte des structures commerciales françaises. Bernardo Trujillo — connu comme le « gourou de la distribution » — et la National Cash Register Company (NCRC), premier fabricant mondial de caisses enregistreuses, ont très largement participé à la diffusion du libre-service en France par le biais de leurs séminaires (Daumas, 2006b ; Jacques, 2017). En effet, de nombreux spécialistes français du commerce51 se déplacent aux États-Unis pour découvrir les méthodes de distribution américaines — notamment le libre-service et le supermarché — dans le cadre de missions organisées à la faveur du Plan Marshall. À la suite de ces voyages, plusieurs congrès, journées d’étude et salons sont organisés en France pour promouvoir ces innovations et réfléchir aux difficultés concrètes de leur mise en œuvre dans le contexte français52. La presse spécialisée se structure et alimente les débats sur les progrès de la distribution (Daumas, 2006b). Les experts n’hésitent pas à dénoncer les obstacles à la productivité (Leymonerie, 2006). En parallèle, l’État encourage la réalisation d’enquêtes sur la consommation, avec la création en 1953 du Centre de Recherches pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie (Leymonerie, 2006).

Peu à peu se répand l’idée d’une nécessaire modernisation du commerce inspirée des pratiques américaines. Néanmoins, le commerce traditionnel va s’opposer à cette réforme avec virulence (Roy, 1971). Celle-ci incarne en effet un changement d’orientation radical de la part du gouvernement qui vantait jusqu’alors les vertus de la boutique et du petit commerce (Vin Datiche, 2011). Il faut aussi rappeler à quel point le contexte précédant l’arrivée des grandes surfaces est source de tensions. Suite à la pénurie, la France connaît une période d’inflation importante dans les années 1950 : la cherté

51 Plus exactement, c’est 2347 français, dont toutes les figures marquantes de la distribution, qui ont participé à ces séminaires entre 1957 et 1965 (Daumas, 2006b).

52 « C’est ainsi que, en 1948, le Centre d’Etudes du Commerce organise une journée d’études sur la thème « La vente visuelle : le supermarché et le libre-service » qui est l’occasion pour M. Zimmerman, fondateur en 1938 du Super Market Institute, de présenter les expériences américaine et belge et de réfléchir sur les difficultés rencontrées par les premières tentatives françaises de libre-service. En 1950, le même Zimmerman organise à Paris le premier congrès de l’Association internationale de distribution alimentaire (AIDA). En 1952, le Salon de l’alimentation présente le matériel indispensable à l’équipement d’un supermarché, alors que dans les années suivantes des sociétés spécialisées dans la vente de ce matériel installent à l’occasion de salons ou de congrès, tel celui de l’AIDA à Rome en 1956, des magasins-modèles afin de convaincre les commerçants de la supériorité des méthodes américaines (Walker, 2002) » (Daumas, 2006b : 66-67)

de la vie est source de mécontentement collectif et encourage les petits trafics. Cette situation incite les pouvoirs publics à multiplier les procédures de surveillance pour enrayer le marché noir (Grenard, 2008). Les marges excessives pratiquées par les commerçants attisent la méfiance des consommateurs, qui voient alors les marchands comme responsables du coût élevé de la vie (Leymonerie, 1950). En parallèle, les contrôles fiscaux se multiplient dans les boutiques et provoquent des manifestations qui ne manquent pas d’être relayées dans la presse en raison de leur violence (Grenard, 2010). La fin de l’inflation, l’augmentation agressive des impôts au début des années 195053 couplée au durcissement des procédures de contrôle fiscal (Perrin, 2001) poussent les artisans et les commerçants à se révolter.

L’actualité des années 1950 est profondément marquée par l’émergence du mouvement antifiscal de Pierre Poujade et de l’Union de Défense des Commerçants et des Artisans (UCDA). Ce mouvement s’est opposé aux contrôles fiscaux en organisant des grèves de l’impôt. Il gagna 52 sièges aux élections législatives de 1956 (Souillac, 2007). Si le mouvement poujadiste s’est éteint aussi rapidement qu’il est apparu, il marqua durablement les esprits. Encore aujourd’hui, le poujadisme incarne la colère réactionnaire et corporatiste à laquelle l’État risque de se confronter s’il n’écoute pas « les petits commerçants ».

Dans une telle atmosphère, il est peu étonnant que la petite distribution ait été réfractaire au renforcement de la concurrence occasionné par la diffusion de nouvelles techniques commerciales.

Néanmoins, elle ne restera pas passive face à la modernisation. Les écrits de Claire Leymonerie (2006) sur les pratiques commerciales des boutiquiers dans les années 1950 sont éclairants à ce propos, et d’autant plus appréciables au vu de la rareté des études disponibles dans le domaine. Elle montre les efforts de modernisation déployés par les commerçants pour faire face à la concurrence : ils refont leurs assortiments, embellissent leurs vitrines, affichent les prix de leurs produits et instaurent de nouveaux rapports entre clients et vendeurs dans l’espoir de restaurer la confiance perdue durant l’inflation. La presse professionnelle tente de soutenir ces efforts en prodiguant des conseils sur les techniques de vente et sur l’agencement des boutiques54. Claire Leymonerie souligne l’importance des vitrines dans la modernisation des boutiques. Dispositifs intermédiaires entre l’espace urbain et commercial, les vitrines doivent « assouplir la transition entre la rue et le magasin » et « introduire la rencontre » du chaland avec le commerçant (Leymonerie, 2006), en suscitant la curiosité des passants (Cochoy, 2011). Avec l’ouverture et l’embellissement des vitrines commerciales, les fonctions urbaine

53 F. Tristam (2005) estime la hausse de la charge fiscale moyenne par contribuable à 40% sur une période de deux ans (1952-1953).

54 Voir les travaux de Franck Cochoy (2014) sur l’histoire de la revue nord-américaine Progressive Grocer pour avoir un aperçu du rôle de la presse spécialisée dans le mouvement de modernisation du petit commerce aux États-Unis.

et architecturale de la boutique s’affirment. Cette dernière tisse une relation particulière avec la ville et les personnes qui la pratiquent. Le promeneur devient un consommateur potentiel à séduire. Ses motivations à fréquenter la ville sont plurielles, d’où l’importance de la vitrine comme dispositif de captation et de transition :

« Si la vitrine doit provoquer un arrêt, une bifurcation, c’est que l’espace de la ville n’est pas exclusivement dévolu au commerce et que les déplacements des citadins n’ont pas d’emblée une vocation d’achat et de consommation. Ce n’est donc pas seulement la trajectoire du piéton que la vitrine modifie, mais aussi le but, le sens de son parcours dans la ville » (Leymonerie, 2006 : 97).

La vitrine captivante ne prend sens que dans un espace qui n’est pas uniquement affecté à l’activité commerciale. Cette représentation du lien entre commerce et ville est importante à souligner car nous verrons qu’elle impactera tangiblement les politiques urbaines menées dans les années 1980. À titre d’exemple, la construction de plateaux piétonniers propices à la déambulation constitue une illustration du rapport particulier que suggère la boutique entre une présence urbaine multiforme et les pratiques d’achat. L’essor des grandes surfaces — et avec elles, la disparition des vitrines remplacées par la tôle et de grandes enseignes publicitaires — bousculera cette relation établie, dans la mesure où l’implantation en périphérie urbaine implique de nouveaux liens entre mobilité et consommation.

Effectivement, la mobilité périphérique est pleinement motivée par une volonté d’achat à bas prix : la raison du parcours est définie à l’avance, ce qui tranche avec la vision plus « sérendipitaire » de la consommation dans un cadre urbain combinant déambulation urbaine et vitrines. Nous reviendrons sur ce point plus tard.

2.1.3. L

E DISCOUNT ET LE LIBRE

-

SERVICE

,

DEUX INNOVATIONS PREALABLES AUX HYPERMARCHES

Malgré les résistances que suscite la consommation de masse chez les commerçants en place (Daumas, 2006b ; Roy, 1971), il devient nécessaire que la distribution emboîte le pas à la production de masse. Pour reprendre l’heureuse formule d’A. Detoeuf : « Que sert de produire au rythme de la locomotive si l’on distribue au rythme de la brouette ? » (in Moati, 2001). Si le contexte des années 1940 n’était guère favorable à une évolution des pratiques55, la conjoncture des années 1960 s’avère

55 Les acteurs de la grande distribution contemporaine apparaissent dès les années 1940 : Leclerc (1949), Carrefour (1959), Auchan (1961), Promodès (1961) et Intermarché (1970) (Chatriot et Chessel, 2006).

plus propice aux mutations de l’appareil commercial (du Closel, 1989 ; Daumas, 2006b ; Moati, 2001) :

une croissance démographique rapide après la guerre (près de 1 % par an entre 1946 et 1968),

un taux d’urbanisation croissant puisque celui-ci passe de 54% à près de 80% en trente ans (1946-1976),

une forte croissance économique stimulée par l’entrée dans le fordisme, par la salarisation croissante de la population active et par une hausse générale des revenus des ménages (+2,53% par an entre 1949 et 1974),

enfin, la démocratisation du réfrigérateur et de l’automobile chez les ménages français.

C’est dans cette configuration qu’apparaissent deux innovations majeures à la fin des années 1950 : les supermarchés et les magasins discount. Les supermarchés vont systématiser le libre-service comme système de vente. La formule, bien que simple (on laisse le client se servir lui-même) connaît des obstacles dans son application concrète56. Ce sont d’abord les succursalistes qui tenteront de diffuser ce système par le biais de magasins-laboratoires, mais c’est globalement grâce aux supermarchés que le libre-service remporte l’adhésion des clients (à tel point qu’ils en viendront à bouder les systèmes traditionnels de vente au comptoir). Importés des États-Unis, ces nouveaux magasins proposent une vente en libre-service sur des surfaces de vente importantes, comprises entre 400 et 2 500m2. Sur ce point, les premiers supermarchés ne possédaient pas de parking. Ils étaient situés en centre-ville et leurs prix proposés restaient relativement identiques à ceux du commerce classique. Au début de leur aventure, les supermarchés offraient moins une rupture qu’un prolongement des formes existantes de commerce intégré. D’ailleurs, le premier commerce de ce type, créé en 1957 à Paris, résultait de la transformation d’une épicerie fine (Daumas, 2006b).

Contrairement au supermarché importé des États-Unis, la guerre des prix initiée par l’épicier Édouard Leclerc semble déconnectée des influences nord-américaines. É. Leclerc ouvre le premier

« centre distributeur » discount en 1949 dans le Finistère. C’est dans une pièce de 16m2 sans rayons, ni comptoir que É. Leclerc entame son activité de détaillant. Il ne vend alors qu’un seul produit, des

56 Paul Du Gay résume bien le défi que représente l’acceptation du libre-service par la clientèle : « Comment obtenir d’une population rompue au service au comptoir, voire à la livraison à domicile, qu’elle accepte de prendre en charge le travail que des employés de magasins réalisaient auparavant pour son compte ? Et comment lui faire admettre, par-dessus le marché, d’y voir un regain de liberté économique et personnelle ? » (Du Gay, 2006). Plusieurs articles (Daumas, 2006b ; Du Gay, 2006 ; Grandclément et Cochoy, 2006) viennent souligner à quel point le succès du libre-service ne fut pas mécanique mais nécessita des investissements de la part des commerçants. Il fallait en effet faire accepter aux clients de se mettre au travail (Dujarier, 2009), plus qu’un défi économique et technique, l’avènement du libre-service relève du défi culturel.

biscuits, mais 25 à 30% moins cher que ses concurrents. Le succès initial d’É. Leclerc réside dans le fait de vendre à marge réduite en allant se fournir directement auprès du producteur et en évitant les coûts supplémentaires liés aux nombreux intermédiaires. Cette expérience menée par Édouard Leclerc introduira une rupture dans les représentations de l’époque car elle semble prouver, malgré les croyances ancrées, que le succès d’un commerce est indépendant de sa localisation. Effectivement, quand il ouvre son premier magasin, c’est dans le séjour de sa maison située dans une voie peu passante et loin des artères commerçantes. Ce faisant, il démontre que les bas prix et la notoriété sont des raisons suffisantes pour que le consommateur se déplace. De cette initiative, découleront de futures implantations plus audacieuses, en périphérie des villes, même si É. Leclerc n’en sera pas à l’origine (Péron, 1993).

En réduisant au maximum les services proposés au consommateur et l’esthétique de son magasin pour contracter les frais généraux et ainsi baisser ses prix, É. Leclerc rompt avec le rapport bourgeois à la consommation instauré par les grands magasins. Il promeut au contraire, un rapport purement utilitariste aux marchandises (Péron, 1993). Les commerçants déjà installés, notamment les grands magasins, ont vivement rejeté ces nouveaux centres en raison leur apparence misérabiliste. Les locaux choisis par Leclerc s’avéraient en effet inadaptés à l’activité commerciale. Ils étaient sélectionnés en fonction des opportunités foncières qui se présentaient et ressemblaient plutôt à des entrepôts qu’à des magasins, même si avec le temps É. Leclerc améliorera l’esthétique de ces commerces. Ces centres distributeurs étaient encombrés car les cartons s’entassaient partout dans ces « anti-magasins » :

« Ce discount (« simple résurgence de la vente au déballage ») tournait le dos au vrai plaisir de la consommation, qui ne pouvait naitre dans l’univers désolé de ces antres de laideur, de pauvreté et de servitude (au lieu que l’acheteur désire être servi), de ces hangars sans lumière et sans hygiène encombrés de caisses d’emballages et de bousculades » (Péron, 1993 : 91).

É. Leclerc se moquait des critiques qui lui étaient adressées dans la mesure où ce qui l’intéressait était de répondre au souhait des consommateurs de réduire leurs dépenses courantes pour investir dans des biens durables ou dans les loisirs. Il n’hésite pas à ironiser de la situation et à retourner les arguments de ses détracteurs contre eux-mêmes :

« À lire le Commerce Moderne, on peut croire que ceux qui ont la vocation de moderniser la distribution ne sont ni des hommes d’affaires ni des économistes, mais des architectes, des décorateurs et des marchands de meubles pour magasins » (Thil, 1964 : 77-89)

Comme le souligne René Péron dans l’analyse qu’il livre de ces confrontations (Péron, 1993), ce sont deux cultures entrepreneuriales et sociales qui s’opposent : la culture bourgeoise héritée des passages

et des grands magasins contre la culture populaire d’É. Leclerc, positionné en faveur d’une réforme de la distribution allant dans le sens d’une meilleure justice sociale.

Les bénéfices réalisés par É. Leclerc grâce à son premier magasin lui ont ensuite permis d’élargir son assortiment et d’ouvrir de nouveaux magasins en Bretagne. Il exportera son concept au reste de la France, y compris dans la ville de Paris où il séduira les nouvelles classes moyennes en quête d’économies (Daumas, 2006b). Les centres Leclerc forment alors un large réseau de boutiques de centre-ville liées par une politique commune innovante de prix discount (Carluer-Lossouarn, 2008).

Cette guerre des prix initiée par Leclerc aura un impact considérable sur le commerce traditionnel.

Beaucoup de boutiquiers seront en effet incapables de concurrencer les prix pratiqués par Leclerc et par ses concurrents57 (Villermet, 1991). De leur côté, les succursalistes et les magasins populaires répliqueront en faisant pression sur les fournisseurs, mais ils finiront par capituler en voyant que les ménagères sont plus attentives aux économies réalisées qu’aux services rendus (Péron, 1993). Dans cette lutte ouverte entre commerces installés et discounteurs, l’État prendra position en faveur d’É.

Leclerc qu’il perçoit alors comme un allié dans sa lutte contre l’inflation.

Si É. Leclerc introduit le principe du discount dans le paysage commercial, il n’applique pas pour autant le principe du libre-service dans ses centres. C’est Roger Berthier, son concurrent moins connu (ou du moins oublié), créateur des magasins Saveco, qui réunira pour la première fois le libre-service et le discount au sein d’un même magasin (Tristan, 2015). Néanmoins, ces deux innovations réunies n’ont eu qu’un impact restreint sur le petit commerce indépendant. Les implantations en milieu intra-urbain limitaient fortement le développement de ces commerces. Les surfaces de vente étaient encore trop petites (elles dépassaient rarement les 100 m2) pour permettre d’augmenter le chiffre d’affaires en offrant des gammes de produits plus larges. Ni Leclerc ni Berthier ne furent assez audacieux pour tenter des implantations périphériques. De son côté, R. Berthier estimait encore que

« les supermarchés [devaient] être placés au cœur des cités » pour être « directement en concurrence avec la distribution traditionnelle afin de peser sur les prix et la qualité du service » (Thil, 1975, in Tristan, 2015 : 11). Aucun d’entre eux n’avait anticipé les impacts des transformations de la mobilité des consommateurs.

57 Sur ce point, il est tout à fait stimulant d’aller consulter l’histoire de Roger Berthier et des magasins Saveco, et de sa

57 Sur ce point, il est tout à fait stimulant d’aller consulter l’histoire de Roger Berthier et des magasins Saveco, et de sa

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