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Aux portes de la ville : évolutions de l’appareil commercial périphérique (1969-2000)

Vers la consommation de masse : dynamiques marchandes et mutations

2.2. Aux portes de la ville : évolutions de l’appareil commercial périphérique (1969-2000)

Le départ des activités commerciales en marge des villes transforme les contours de la concurrence en leur adjoignant une dimension spatiale. À la concurrence entre petit et gros commerces s’ajoute une concurrence entre centre-ville et périphérie, dont nous allons dépeindre les dynamiques. En effet, le commerce périphérique a connu de multiples mutations durant la seconde partie du XXème siècle qui impactent en retour la morphologie du commerce central. Trois transformations attirent particulièrement notre attention61, dans la mesure où elles bouleversent la répartition spatiale des

60 Il faut préciser que cette stratégie est spécifiquement française car les autres pays européens n’ont pas privilégié des surfaces de vente aussi grandes (Ducrocq, 1991).

61 Arnaud Gasnier évoque quatre étapes dans un article de 2007, similaires aux nôtres (Gasnier, 2007).

activités établie au cours des années 1960 : la naissance des premiers centres commerciaux dans les années 1970, la multiplication des « boîtes » au cours des années 1980 et l’arrivée d’une seconde génération de centres commerciaux dans les années 1990-2000. L’essor de chacun de ces dispositifs commerciaux est souvent révélateur de logiques plus profondes qui touchent le commerce et plus généralement la consommation. En effet, les trois phases que nous allons décrire dans cette partie renvoient à des formes de plus en plus complexes de spatialisation des activités commerciales dans la ville, qui traduisent selon nous, le passage progressif d’une consommation de masse à des marchés de plus en plus segmentés (Moati, 2011).

2.2.1. L

ES ANNEES

1970 :

LA PREMIERE GENERATION DE CENTRES COMMERCIAUX

.

À l’aube des années 1970, les zones commerciales périphériques se composent principalement de supermarchés et d’hypermarchés, de magasins de meubles et de centres de bricolages. Dès la fin des années 1960, des boutiques viennent s’ajouter aux hypermarchés, qui s’entourent progressivement de galeries marchandes et forment les premiers centres commerciaux (Metton, 1980). Ce ne sont pas les premiers regroupements commerciaux qu’on observe en France : déjà dans les années 1950, des petites copropriétés réunissaient des commerçants au pied des grands ensembles d’habitations (Quin, 1964). Mais les complexes commerciaux les plus célèbres sont certainement les centres commerciaux régionaux (CCR) inspirés des shopping malls américains. Ils apparaissent en France à la fin des années 1960. L’exemple le plus emblématique est certainement Parly 2, ouvert en 1969 près de Versailles (cf. figure 11). Ce centre fut perçu comme l’importation directe de l’AmÉrican Way of Life en France.

Par la suite, ce n’est pas moins de 138 centres commerciaux qui seront construits en France entre 1972 et 1974 (Koehl, 1990).

Il faut savoir que le concept original de centre commercial vient des urbanistes américains. Leur idée originelle de regrouper sur une même dalle, un department store (grand magasin), des commerces et des services publics et privés, a évolué pour devenir le shopping mall couvert et climatisé que l’on connaît aujourd’hui (Howard, 2015 ; Péron, 2004). Néanmoins, tous les centres commerciaux ne se ressemblent pas. Certains émergent de l’adjonction de galeries marchandes aux hypermarchés et sont pilotés par les groupes de la distribution ; d’autres relèvent plutôt d’opérations planifiées par les autorités publiques et/ou sont portés par des promoteurs commerciaux62 puis gérés par des sociétés

62 Cf. la thèse d’Alexandre Coulondre sur le travail des promoteurs de centres commerciaux (Coulondre, 2015).

spécialisées (Desse, 2001). Dès les années 1960, les urbanistes français s’intéressent de près au concept de CCR dans le cadre de leurs réflexions concernant la planification de l’équipement commercial des banlieues intermédiaires et des villes nouvelles63. Mais leur désir de voir s’implanter ces complexes dans les espaces urbains émergents s’est très vite heurté aux stratégies des investisseurs (qui préféraient cibler des zones plus riches) et aux difficultés des grands magasins (censés jouer le rôle de « locomotives »64) à s’implanter dans ces zones. Malgré quelques essais d’implantation en CCR, la concurrence des hypermarchés poussera les grands magasins à rester dans leur giron initial : les centres-villes (Péron, 2004). Ce faisant, le modèle français va rapidement se distinguer de son homologue américain en intégrant les hypermarchés et les supermarchés comme « locomotives » à la place des grands magasins.

Figure 11. Parly 2 en 1969 (source : site internet d’Ingrid Nappi-Choulet65).

2.2.2. L

ES ANNEES

1980 : «

BOITES

»

ET DIVERSIFICATION DU COMMERCE PERIPHERIQUE

.

La deuxième transformation que nous allons évoquer concerne l’arrivée massive de grandes et moyennes surfaces spécialisées (les GMSS ou les fameuses « boîtes ») et la diversification des activités qui en résulte. Jusqu’au début des années 1980, l’activité commerciale périphérique concernait principalement les secteurs de l’alimentaire (hypermarchés) et l’équipement de la maison (meubles,

63 Pour en savoir plus sur l’origine des centres commerciaux, nous invitons le lecteur à lire la thèse d’Alexandre Coulondre sur les centres commerciaux (Coulondre, 2015).

64 Une locomotive désigne une enseigne, qui par sa capacité d’attraction et sa notoriété, garantit un certain flux et joue un rôle moteur dans l’animation de la zone commerciale.

65 « Parly 2, l’histoire immobilière d’un des centres commerciaux régionaux les plus performants », site internet d’Isabelle Nappi-Choulet (en ligne) : https://ingridnappichoulet.com/2013/06/12/parly-2-lhistoire-immobiliere-dun-des-centres-commerciaux-regionaux-les-plus-performants/ (consulté le 23/06/2017).

bricolage). Mais les nombreuses moyennes et grandes surfaces qui voient le jour au cours de la décennie se déploient dans des secteurs de plus en plus variés tels que l’habillement (la Halle aux Chaussures, la Halle aux Vêtements), les biens culturels, le loisir, l’électroménager (Darty, Boulanger), le sport (Décathlon), l’alimentation spécialisée ou encore le bricolage (Bricomarché, Castorama, Leroy Merlin). On peut voir dans ce développement, le résultat de stratégies de diversification menées par des succursalistes déjà présents en centre-ville comme le groupe André, qui souhaitent tester de nouveaux formats de vente localisés en périphérie basés sur le discount (la Halle aux Chaussures et la Halle aux Vêtements). Certains groupes de la grande distribution tirent leur épingle du jeu en se positionnant à l’initiative de la création de ces parcs commerciaux. M.

Mulliez (Auchan) fut pionnier dans ces pratiques : dès les années 1960, il acquiert de grandes réserves foncières pour y installer ses hypermarchés et y développer ses propres filiales non-alimentaires.

Enfin, les consommateurs encouragent ce mouvement de leur côté : habitués au libre-service par le biais de l’hypermarché, ils supportent de moins en moins la présence des vendeurs dans les magasins spécialisés traditionnels (Péron, 1993).

La présence croissante des GMSS aura deux conséquences majeures. D’une part, on observe un renforcement de la concurrence pour les établissements existants, qu’ils soient situés dans le centre-ville ou en périphérie. La prolifération de moyennes et grandes surfaces spécialisées naît en effet d’une segmentation du marché croissante. L’émergence de nouveaux spécialistes, notamment dans le secteur de l’ameublement et de l’électroménager, vient fragiliser les généralistes existants et les hypermarchés qui commercialisent le même type de produits mais qui ne bénéficient pas de l’image de spécialistes dont se targuent ces nouvelles grandes surfaces spécialisées. On observe alors le même phénomène que pour l’alimentaire dans les années 1960. L’arrivée de l’hypermarché avait fragilisé le commerce alimentaire de centre-ville, sans provoquer nécessairement le déclin des autres types de commerces. Mais l’existence de discounts sur des secteurs qui étaient jusque dans les années 1980 exclusivement présents dans les centres-villes (les loisirs, la culture, le sport, etc.) inquiète et fragilise les petits distributeurs traditionnels spécialisés (Desse, 2001).

En dehors de ces considérations économiques, on assiste à une transformation du paysage des entrées de ville, marqué par la prolifération anarchique de ces « boîtes » (Péron, 1993, 2004) :

« Entrer en ville, c’est effectivement d’abord franchir une zone plus ou moins vaste où les espaces commerçants s’ajoutent aux surfaces marchandes, dans un agglomérat, souvent disgracieux, de tôles, d’enseignes lumineuses et de cubes dites encore boîtes à chaussures » (Gibout, 1998 : 109).

Les boîtes sont posées les unes à côté des autres, chacune possède son propre parking sans cheminements piétonniers, ni espaces verts entre les différentes entités dont les abords sont pour la plupart laissés à l’abandon. Pour assurer leurs chances de survie dans un univers toujours plus concurrentiel, les entrepreneurs multiplient les publicités, les pancartes et les enseignes. Ces artefacts saturent le paysage et gênent la lisibilité générale de la zone (Péron, 2004). Même l’intérieur des magasins est réduit à une décoration sommaire et un aménagement sobre. On est loin de la fantasmagorie des passages ou des grands magasins. L’architecture des boîtes et leur esthétique minimaliste traduit bien le nouveau rapport à la marchandise induit par le discount. En effet, la laideur et la sobriété des hangars n’est pas seulement le résultat de la crise économique : elle permet directement la formulation du prix bas en réduisant les coûts liés à la recherche architecturale. Elle laisse de côté le confort d’achat pour se concentrer sur l’économie (Péron, 2004). Pour reprendre la formule de René Péron, « le discount produit ses formes » (2004 : 120) : la sobriété des nouveaux commerces appelle autant qu’elle révèle le rapport utilitariste à la marchandise. Elle exhale la démocratisation de la consommation en abandonnant tout ce qui était capable d’être support de pratiques de distinction sociale : l’architecture sophistiquée, la mise en scène des produits, les services au consommateur, etc. Le choix d’une architecture rudimentaire est en symbiose avec la banalisation des produits et leur distribution en masse auprès de toutes les catégories sociales. Alors qu’on a longtemps critiqué l’esthétique des boîtes, il faut se dire que la population de l’époque ne repoussait pas cette architecture. Au contraire, elle y adhérait car celle-ci incarnait la modernité, la science, le progrès et l’extension de la consommation à tous (Péron, 2004).

Ces formes commerciales se bonifieront durant la décennie suivante pour se distinguer des hard-discounters et répondre aux critiques sur leur laideur. L’embellissement des boîtes s’inscrit d’ailleurs dans la mouvance d’une troisième génération de zones périphériques plus esthétique, renouant avec la vision bourgeoise de la consommation (Péron, 2004).

2.2.3. L

ES ANNEES

1990 :

VERS LE RE

-

ENCHANTEMENT DE LA CONSOMMATION

?

Le dernier élément sur lequel nous souhaiterions revenir dans cette partie concerne l’arrivée d’une deuxième génération de centres commerciaux dans les années 1990. Au début des années 1990, la plupart des grands centres commerciaux font l’objet de projets de restructuration. Le nombre de centres a considérablement augmenté en trente ans. La concurrence est rude et les points d’implantation stratégiques deviennent rares à l’entrée des villes (Desse, 2002). Les gestionnaires de

centres commerciaux se lancent dans des opérations de restructuration pour se démarquer de la concurrence. Les concepteurs de cette nouvelle vague de centres parient sur une montée en gamme de leurs établissements dans l’optique de se distinguer des hard-discounts et répondre à une nouvelle demande sociale. Ils cherchent aussi à diversifier les usages dans ces zones commerciales en implantant des activités ludiques autour des centres commerciaux.

Pour ce faire, les promoteurs français s’inspirent des megamalls américains pour revisiter leurs concepts. Ils proposent des complexes commerciaux à mi-chemin entre le mall commercial et l’espace de loisirs et d’attraction, dans des proportions plus petites et raisonnables qu’aux États-Unis. Les centres commerciaux français mêlent de plus en plus activités de shopping et activités de loisirs (fast-food, piscine, cinéma, bowling, discothèque, etc.). Malgré des débuts compliqués dans les années 1990, les pôles régionaux de commerces et de loisirs vont connaître un certain succès au cours des années 2000. Leur essor vient marquer l’avènement à plus large échelle, de la synergie entre loisir et commerce (que l’on trouvait déjà dans les passages) qu’incarneront les néologismes de fun shopping, de retail-tainment ou de magasinage ludique (Desse, 2002). La concentration de diverses activités autorise de nouveaux usages dans ces lieux exclusivement dédiés au shopping (Desse, 2001).

En parallèle, les parcs d’activités commerciales développent de nouvelles identités visuelles. Les constructeurs optent pour des paysages visuellement plus homogènes et plus ouverts. Ils favorisent la déambulation piétonnière au sein des zones commerciales, créent des espaces de promenade à ciel ouvert et des espaces verts. Cette évolution peut s’expliquer par les nouveaux modèles de gestion des parcs d’activités commerciales. À l’instar des centres commerciaux, ils sont de plus en plus gérés par des opérateurs uniques, ce qui facilite l’établissement d’un plan d’aménagement général du site, la création d’une unité paysagère et l’adoption d’une gestion commune à l’ensemble du parc. Dans la même mouvance, les centres commerciaux vont aussi transformer leurs intérieurs : des portes automatiques sont mises en place, de grandes verrières laissent passer la lumière naturelle et remplacent l’éclairage au néon, le sol se couvre de marbre.

Figure 12. l’Avenue 83, un centre commercial nouvelle génération66

René Péron livre dans son ouvrage sur les boîtes, une analyse stimulante pour expliquer le retour de l’esthétisme dans le commerce (Péron, 2004). Alors que la banalisation des produits et la distribution de masse avaient créé dans les années 1980 les conditions du brassage social dans les centres commerciaux et les discount, la croissance des inégalités sociales dans les années 1990 est venue réactiver l’intérêt des consommateurs pour des commerces de standing. Les classes moyennes boudent les hypermarchés pour chercher des preuves d’affiliation sociale dans la fréquentation de galeries commerciales plus soignées. De leur côté, les classes aisées, motivées par leur enrichissement, réactivent des conduites ostentatoires (Péron, 2004). Ces facteurs favorisent selon René Péron,

« l’éclatement social des conduites et des lieux d’achats » (Péron, 2004). La mixité sociale tend à régresser dans les lieux de commerce, tout cela en corrélation avec la mise en œuvre de nouvelles stratégies marketing au sein des enseignes, de plus en plus dirigées vers la conquête et la segmentation des clientèles. Ces nouvelles stratégies auront un impact non négligeable sur la fréquentation des espaces de la ville. Elles produisent des espaces commerciaux diversifiés, adaptés à certaines clientèles, moins à d’autres, et contribuent de fait à l’éclatement des pratiques d’achat au sein et autour de la ville.

66 Source : « L’avenue 83, le nouveau centre commercial de La-Valette-du-Var », site internet Agorabiz (en ligne) : http://edito.agorabiz.com/locaux-pros/dossiers/l-avenue-83-le-nouveau-centre-commercial-de-la-valette-du-var-article-8595.html (consulté le 14/08/2017)

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