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Les deux centrales et les deux projets que nous avons choisis pour notre étude ont la particularité de ne pas entrer dans le cadre des obligations légales de sécurité et de protection de l’environnement auxquelles sont soumises les sites industriels en règle générale, et les sites nucléaires en particulier.161 Elles sont plus des mesures de promotion de l’environnement que de protection de l’environnement.

Pourtant derrière cette forme promotionnelle de l’environnement semble présider des logiques de renforcement de la protection de l’environnement. Le rappel qu’Alain Gras faisait concernant la pollution inhérente à toute production électrique et que nous avons évoqué plus haut vient souligner ce que nous avions pointé concernant les énergies renouvelables dans l’exemple de la centrale houlomotrice d’Islay. Pour ce qui de l’énergie nucléaire, son mode de

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SECHAN, L., op.cit., p.8 : parmi tous les oiseaux [...] l’aigle seul, croyait-on pouvait regarder

le soleil en face, et la puissance de son vol le désignait comme le plus capable d’approcher l’astre flamboyant d’où il eût pris la semence du feu, Salomon Reinach.

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PETIT, J.-P., La nature prospère au pied de la centrale, 22 août 2007. 161

Voir à ce sujet, DUCLOS, D., Les industriels et les risques pour l'environnement, L'Harmattan, 1991.

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fonctionnement est le suivant : « Le cœur primaire du réacteur chauffe de l’eau, qui par la vapeur dégagée, fait tourner une turbine et un générateur électromagnétique. »162

a) Le nucléaire propre

La question du nucléaire propre voit s’affronter écologistes et nucléaristes. Les premiers cherchent à décrédibiliser le travail de communication opéré autour des atouts environnementaux de l’énergie nucléaire en matière d’émission de CO2. Ainsi Alain Gras parle de manœuvre symbolique autour de la question environnementale engagée par les « apôtres de l’électricité thermonucléaire ». Elle consiste selon lui à réduire le problème de la pollution à celui du gaz carbonique pour faire un peu oublier celui des déchets nucléaires. La photographie suivante du centre d’accueil du public d’une des centrales étudiées en serait un exemple.

Au-dessus des portes d’entrée du bâtiment du centre d’information du public de la centrale de Chooz, on peut lire « Pas d’effet de serre avec le nucléaire ». Ce message a été utilisé par EDF pendant une courte période, entre 2002 et 2004, jusqu’à ce que les pressions exercées sur le caractère équivoque de ce message obligent EDF à l’abandonner et à recourir à d’autres modes de promotion.

Aujourd’hui le nucléaire est présenté par les politiques comme nécessaire et obligatoire au vu de la situation économique, mais il est également considéré comme contraignant en terme de risques pour l’homme, l’environnement et l’avenir.

Pour faire court, les deux craintes qui s’expriment vis-à-vis du nucléaire sont d’abord la peur de l’accident avec la vision apocalyptique du réacteur de Tchernobyl, puis la gestion des déchets qui soulève des problèmes de pollutions millénaires de la planète. Le discours majeur qui s’est développé en parallèle de ces critiques du nucléaire s’est appuyé sur deux points également : le premier plus ancien est d’ordre économique. Il s’agit d’un argument de rationalité qui repose sur le fait que seule l’énergie nucléaire constitue un moyen de production électrique industriellement viable et rentable.

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Le second argument, plus récent, s’attache à montrer que le nucléaire participe de la réduction globale des gaz à effet de serre (pour le CEA, l’arrêt du nucléaire provoquerait une augmentation de 12% des productions de Co2). Le 3 juillet 2002, Jean-Pierre Raffarin déclarait dans son discours de politique générale que « Le projet de loi d’orientation (sur l’énergie) consacrera un rôle accru pour les énergies renouvelables, mais aussi une place reconnue pour l’énergie nucléaire. » Roselyne Bachelot-Narquin avait affirmé peu auparavant et avec les conséquences que l’on connaît, que le nucléaire était l’énergie la plus propre. Le nucléaire français est donc dans une tension plus ou moins vivante qui l’oblige à recouvrir ses objectifs premiers de productivité énergétique d’un voile de conscience écologique et de mesures environnementales.

L’ensemble de ces données pointe une problématique énergético- environnementale qui a justifié le choix des terrains français exposés ci-dessus. Que des centrales nucléaires travaillent en faveur de l’environnement, que ce soit dans un partenariat industriel ou associatif, voilà ce qui a suscité mon intérêt pour le sujet. Comment des professionnels du nucléaire se retrouvent à réfléchir sur des politiques environnementales sous la forme de discours environnementaux qu’ils seraient en mesure de tenir sur le lieu de leur expertise, tel est le point de départ de ma réflexion. Ce point de départ nous renvoie à des considérations plus large concernant les développements de ce que plusieurs auteurs ont qualifié d’écologie industrielle.

b) Ecologie industrielle et durabilité symbolique

Dans un numéro de Futuribles163, Cyril Adoue et Arnaud Ansart rappellent la typologie fabriquée par Marian Chertow pour les Etats-Unis.164 Cette chercheuse distingue cinq formes de parcs éco-industrielles que les auteurs résument de la façon suivante :

- 1. les systèmes de recyclage classiques de produits en fin de vie,

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ADOUE, C. ANSART, A. « L’essor de l’écologie industrielle », Futuribles, n°291, novembre 2003

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CHERTOW, M., « Industrial Symbiosis : literature and Taxonomy », Annual Review of Energy

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qui impliquent une interface entre collecteur et vendeur (système de recyclage des ordures ménagères, Armée du Salut …) ;

- 2. les systèmes de bouclage des flux de matière et d’énergie au sein d’une usine ou d’une entreprise (comme l’EBarA Corporation au Japon) ;

- 3. les systèmes d’échanges de matière et d’énergie entre entreprises voisines sur une zone définie ;

- 4. les systèmes d’échanges de matière et d’énergie entre entreprises locales mais non voisines (Kalundborg) ;

- 5. les systèmes d’échanges de matière et d’énergie entre entreprises organisées virtuellement à l’échelle d’une région.

C’est la proposition n°3 qui nous intéresse pour la centrale nucléaire de Bugey, car pour Chooz, il s’agit d’un autre type de système écologico-industriel, fondé sur l’environnement écologiquement favorable créé de facto par l’absence d’habitation autour de la centrale, dans une configuration écologique spécifique (boucle formée par la rivière autour de la centrale dans une vallée que les locaux appellent « le trou du diable »). Pour Bugey, le site a étendu en quelque sorte son activité industrielle en en faisant bénéficier la société Roozen. Mais pour Chooz, le site s’intègre dans une politique environnementale de protection de la nature.

Fabrice Flipo évoque les développements de l’écologie industrielle en insistant sur l’intégration dans celle-ci de critères environnementaux au même titre que les critères technico économiques. Nous verrons dans les paragraphes qui suivent comment cet aspect du traitement de la question environnementale s’est manifesté sur nos terrains français. L’outil roi que ce chercheur mobilise pour comprendre les mécanismes à l’œuvre n’est pas forcément visible, mais il n’en est pas moins prégnant. Il s’agit de l’analyse des cycles de vie. L’écologie industrielle à son sens prend en compte l’ensemble de l’activité industrielle, « en essayant de boucler les cycles de matières et d’énergie, sur le modèle des écosystèmes naturels ». Des chercheurs comme ceux de Sortir du nucléaire déclarent même que le bilan énergétique avec ce calcul de cycle de vie serait nul.

« S’il en était ainsi, le mythe de la non-pollution, du point de vue de l’effet de serre, s’effondrerait car cela voudrait dire que l’énergie « saine » (sur le plan CO2 ) produite par

112 le réacteur est compensée par une dépense de calories d’origine essentiellement fossile : machine pour l’extraction, le raffinage, transports, matériaux de construction, travail de génie civil, puis traitement des déchets et, de nouveau, traitement, transports, génie civil, etc. »165

Au-delà des spécificités liées à la technologie nucléaire en terme de représentations apocalyptiques des conséquences de l’Accident, les sites nucléaires récupèrent sur le plan symbolique de vieilles animosités développées entre nature et ville, et les exacerbent de façon paradoxale. En effet, les sites nucléaires sont à la fois des petites villes et en même temps des sites « naturels » du fait de l’isolement qui leur est caractéristique pour des raisons de sécurité nationale. Les sites nucléaires jouent sur cette dualité incarnant d’un côté, dans la mouvance des pensées rousseauistes de la Nouvelle Héloïse et des écrits romantiques du 19ème un lieu de perdition social et spirituel par l’asservissement de l’homme à la technologie, mais dans le même temps une forme presque insulaire pour reprendre la formule de Françoise Zonabend166, héritant de vertus liées à l’autogestion, à la préservation et l’isolement du reste de l’infrastructure. Ce qui voudrait dire que le macro-système que constitue la centrale nucléaire pourrait être compris à la fois comme infrastructure et supra structure du système politique français.

Cette jonction symbolique est à mettre en lien avec les réflexions portées en architecture sur les liens entre villes et nature, qui se rattachent directement à l’idéologie anti-urbaine précédemment évoquée. Pour réunir, il faut avoir séparé. La figure de proue de cette mouvance était Ebenezer Howard167 qui à la fin du XIXe développait l’idée de marier la campagne et la ville en rapprochant cette dernière de la nature. Les cités-jardins du XXe s’inscrivent dans cet ordre d’idée. Mais comme l’espace vert se comprend comme une volonté d’aménagement de la ville qui illustre à la fois une conception urbaine et une représentation spécifique à la nature, les actions environnementales des sites nucléaires étudiés au cours de ma recherche participent de la même façon

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GRAS, A., op. cit., p.85 166

ZONABEND, F., La Presqu'île nucléaire, Paris, Éditions Odile Jacob, 1989. 167

HOWARD, E., Tomorrow, A peaceful path to real reform, Swann Sonnenschein, 1898. Voir également, P. GEDDES, Cities in evolution, London, Williams and Norgate, 1949.

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à renvoyer une conception industrielle et une représentation spécifique de l’environnement.

Reprenons le tableau que Cyria Emelianoff168 a dégagé dans sa thèse en géographie concernant l’évolution de la durabilité en matière d’urbanisme. Les éléments qu’il dégage de la comparaison entre la charte d’urbanisme d’Athènes de 1933 et celle d’Aalborg de 1994 peuvent être symptomatique de phénomènes que nous avons retrouvé aussi sur les sites nucléaires et leurs conditions d’inscription dans leur environnement.

Table 5 : Comparaison des chartes d’urbanisme de 1933 et 1994 (Source : C. Emelianoff)

168

EMELIANOFF, C., La ville durable, un modèle émergent: géoscopie du réseau européen

des villes durables (Porto, Strasbourg, Gdansk), 1999

LA VILLE DURABLE / UN URBANISME NOVATEUR ?

CHARTE D’ATHENES (1933) CHARTE D’AALBORG (1994)

Principe de la table rase Attitude patrimoniale ; partir de l’existant et le mettre en valeur Abstraction de l’architecture par

rapport au contexte environnant (historique, géographique, culturel,

écologique)

Insertion du bâti dans un environnement multidimensionnel

Zonage Mixité fonctionnelle et politiques

transversales Fluidification de la circulation.

Séparation des circulations

Réduction de la mobilité contrainte. Reconquête de la voirie par tous les

modes de transport Urbanisme d’experts.

Géométrisation et rationalisation de la ville

Urbanisme participatif. Singularité des réponses

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L’analyse de ce tableau à la lumière de notre sujet est riche d’enseignements, parce que cette idée de durabilité de la ville a des conséquences proches de l’idée de durabilité d’un site industriel ici de type nucléaire. Dans une conférence récente, l’auteur rappelait « que ce soit en matière de transports, d’énergie, d’agro-industrie ou de conditionnement des produits, des infléchissements économiques conditionnent en amont la cohérence des politiques locales qui ne peuvent agir seules »169.

Les centrales nucléaires inscrivent cette durabilité au nombre des actions et principes auxquelles elles souscrivent dans leur environnement et leur mode de fonctionnement.

* * *

Au terme de ce premier chapitre, nous avons présenté les coopérations entre Nature et Technique des deux types d’énergies que nous avons choisi d’étudier, à savoir, le renouvelable et le nucléaire, dans les deux pays que sont le Royaume-Uni et la France. Cette présentation nous a permis de comprendre comment le projet de centrale houlomotrice sur Islay s’inscrivait dans une politique de diversification énergétique mettant en concurrence Technique et Nature dans les représentations étudiées. Tandis que la présentation des deux actions environnementales en France dans les centrales de Bugey et de Chooz a souligné la façon dont l’industrie nucléaire cherchait à communiquer sur l’environnement dans une vision davantage coopérative de la Technique et de la Nature.

169

EMELIANOFF, C., « Les villes durables : un point de vue urbanistique », Conférence de

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II - CHAPITRE 2

Des représentations et des visions de la Nature

et de la Technique en concurrence et en

coopération

Dans ce deuxième chapitre, nous allons examiner successivement les caractéristiques des représentations de la Nature et de la Technique en concurrence, puis en coopération. Si les caractéristiques en concurrence des représentations de la Nature et de la Technique se rencontrent davantage au Royaume-Uni qu’en France, et à l’inverse si les caractéristiques des représentations en coopération se retrouvent davantage en France qu’au Royaume-uni, il semblerait que les unes comme les autres sont aussi repérables, même si elles sont moins significatives dans l’autre pays.

Cet exposé va donc nous permettre de comprendre dans quelle mesure les concurrences et les coopérations de la Nature et de la Technique à travers les discours et les pratiques étudiés de nos cas traduisent le passage d’une relation de consommation de la Nature par la Technique avec une logique socio-économique de type concurrentiel à une rationalisation de cette relation dans une logique coopérative.

A / Caractéristiques des représentations de la Nature et

de la Technique en concurrence : une relation de

consommation

Nous allons d’abord exposer les éléments permettant de saisir les concurrences établies dans les discours et dans les pratiques entre Nature et Technologie. Les représentations de la Nature et de la Technologie sont en concurrence, parce qu’elles prennent place dans une société de consommation des ressources naturelles au moyen de la Technologie. L’intégration de cette concurrence entre Nature et Technologie se manifeste d’une part par la référence régulière dans le discours aux logiques économiques qui président

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les choix énergétiques ; et d’autre part l’intégration de cette concurrence se repère dans les représentations grâce aux opérations de présentation de soi qui diffèrent en fonction des lieux et des moments dans lesquels se tiennent ces discours. Quand et où est-il plus ou moins légitime de rappeler la prédominance de cette concurrence sur les manifestions plus coopératives des relations entre la Nature et la Technologie.

1) Justification socio-historique de l’affrontement