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technique : des représentations bricolées

Nous avons choisi d’emprunter à Lévi-Strauss197 son concept de bricolage

194 Ibid 195

Directrice du Bureau de développement local d’ALIenergy, Bowmore, septembre 2005 196

The Ileach, vol.26, n°15, 05.06.1999 197

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en évoquant ici l’idée d’une boîte à outil qui permettrait de comprendre les modalités de déploiements des représentations rencontrées sur nos terrains d’études. Le premier constat que l’on peut faire de l’analyse des données de notre recherche réside dans ce bricolage entre différentes conceptions de la Nature et de la Technologie. Ainsi, parmi les acteurs étudiés, ce sont les ingénieurs qui reprennent le plus la figure de la rationalité en se référant à deux concepts bricolés : l’expérience et la maturité. Nous allons voir ce qu’il en est exactement dans les deux paragraphes suivants.

a) Le bricolage de l’expérience: valeur phare des représentations de la technique

L’expérience se présente comme la valeur carrefour pour la posture des acteurs de la Technologie interrogés. Ils peuvent à partir de celle-là se poser en tant que référent quel que soit le type d’expertise qu’ils aient à accomplir : expertise d’arbitrage, expertise de compétence technique ou économique, expertise d’autorité scientifique. Les jeux de concurrences professionnelles se dissimulent derrière la figure des exigences économiques et environnementales françaises, mais n’en sont pas pour autant existants.

Pour comprendre l’importance de l’expérience pour notre démonstration, rappelons ce qu’écrit Philippe Breton à cet égard :

L'argument de l'expérience s'appuie moins sur une compétence, toujours suspecte d'être théorique, que sur une pratique effective dans le domaine où l'orateur s'exprime « Moi-même, j'ai été mis sur écoute », dit Me Vergès dans un exemple cité plus loin, pour défendre quelqu'un qui pose, justement, des dispositifs d'écoute téléphonique. Il a donc l'expérience des écoutes (mais pas la compétence) et peut arguer d'un réel sur lequel il a une sorte d'autorité.198

La formation professionnelle agit comme un cadre contraignant plus ou moins visible pour les représentations des acteurs de la Technologie énergétique. La prégnance du nucléaire se fait par exemple et entre autre ressentir tant dans l’investissement de départ en ce qui concerne le type de formation des ingénieurs, que dans les investissements économiques et financiers à moyen et long terme. Ce cadre est également présent dans la différence de formation remarquée chez les ingénieurs britanniques. J’entends

198

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par valeur le référent à la fois moral et social sur lequel les argumentaires d’experts se déploient. Au Royaume-Uni, la valeur « expérience » apparaît d’abord à maintes reprises dans différents entretiens, mais elle ne se cantonne pas au champ des énergies renouvelables. Les enquêtés évoquent aussi cette figure d’expérience pour d’autres formes d’énergies avec un sens plus proche de celui d’expérimentation. Par exemple, le chef de projet de Wavegen expliquait que lors de ses années passées dans le secteur pétrolier, tout était déjà acquis et connu, il n’y avait pas de place pour la découverte de nouveaux procédés, « plus de place pour l’expérience ».199 Un ingénieur de l’Agence de l’Environnement et de Maîtrise de l’Energie (ADEME) reprend le même argument en évoquant les idées de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Par exemple pour lui, les experts de l’ADEME regorgent d’idées créatives qui n’attendent que de pouvoir être expérimentées.200

Cette insistance sur l’expérience est à mettre en rapport avec la formation initiale d’une majorité des acteurs de l’énergie nucléaire ou renouvelable. Nous avons vu comment Colin Divall201

, spécialiste de la question de la formation des ingénieurs britanniques, montrait le rôle des différences de conceptions entre universitaires, ingénieurs et industriels dans la construction de représentations différenciées de ce que doit connaître un ingénieur. Nous évoquerons dans un chapitre ultérieur l’analyse selon laquelle l’obligation de stages dans les formations d’ingénieurs permettait de penser une forme de perméabilité des futurs experts aux conceptions de sens commun. Le sens commun auquel nous nous référons est celui de la conception bachelardienne, comme nous le développerons donc dans le deuxième chapitre de cette première partie. Dans ce chapitre, nous reviendrons sur la perméabilité entre représentations de sens commun de la Nature et la Technologie et représentations de sens scientifique. Dans l’ordre d’idée qui nous préoccupe ici, les points de contact entre profanes et scientifiques tels que ceux occasionnés lors de stages ou d’emploi en alternance contribuent à favoriser la superposition de différents types de

199

Entretien avec l’ingénieur chargé des aspects économiques de Wavegen, juillet 2005 200

Entretien avec un ingénieur de l’ADEME, octobre 2006. 201

DIVALL, C., « Professional Organisation, Employers and the Education of Engineers for Management: a comparison of Mechanical, Electrical and Chemical Engineers in Britain »,

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représentations.

Notre réflexion sur la continuité et la rupture des expériences professionnelles des experts, que nous évoquions lors des problèmes méthodologiques posés par l’approche comparative semble indiquer que le projet était plus important que celui qui le mène, dans l’analyse des discours des ingénieurs. Cette idée induit que les discours et la vision du projet sont plus importants que ceux de son manager. L’expérience manifeste l’attention portée par les ingénieurs plus sur ce qu’ils font pour définir ce qu’ils sont. Cet aspect montre une forme de bricolage dans la représentation que les ingénieurs se font de leurs activités ingénieurales. Ils se pensent bricoleurs, alors qu’ils peuvent se définir lorsque leur mode de fonctionnement est examiné de plus près, comme vecteur d’un certain nombre de représentations et de visions du monde idéologiquement situées. Nous verrons en deuxième partie que ce registre de l’expérience alimente pour partie les débats démocratiques, plaçant l’ingénieur non plus dans une position d’expérimentateur, mais dans une position expérimentateur, beaucoup plus confortable en terme de contestation potentielle, de réfutabilité au sens poppérien de ces activités que dans un positionnement de savant dans une acception plus doctrinale.

b) Le bricolage du concept de maturité ou les représentations de la connaissance plutôt que les représentations de l’arbitrage

Ce qui est notable dans les entretiens conduits auprès des acteurs de la Technologie énergétique se situe dans la polysémie de l’usage des figures d’expérience et de maturité. Elles sont parfois utilisées comme référents scientifiques dans les contextes politiques et sociaux et comme référents politiques et sociaux à l’inverse dans des contextes plus scientifiques. Avec la centrale houlomotrice d’Islay, les représentations des experts oscillent d’un discours promotionnel sur la technologie à un discours sur la valeur expérimentale du projet. Les débats sur l’interprétation des projets ne relèvent pas seulement d’impératifs économiques mais aussi politiques qui sont cruciaux pour les habitants et les entreprises énergétiques étudiés (EDF pour le nucléaire et Wavegen pour le renouvelable). Au niveau national, il y a aussi des enjeux à légitimer les projets énergétiques locaux sur des grilles de références « expérience » ou « maturité ». Expliquer les résultats du LIMPET sur un plan

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économique et social (une production plafonnant à 15% maximum de l’objectif annoncé sans contrepartie d’emploi local stable) et non sur un plan scientifique aurait été désastreux pour justifier le bon usage des fonds publics. C’est ici l’enjeu majeur de l’étude sur les représentations de la science et de la technologie des « experts » de l’énergie car elles sont sous l’emprise d’une vision politique de l’environnement dont nous traiterons dans notre troisième partie. C’est une contradiction à l’idéal d’un expert objectif jugeant d’une situation énergétique complexe en utilisant uniquement des technologies neutres. Ce constat va dans le sens de la distinction que nous opérerons en deuxième partie entre expert comme catégorie professionnelle et expert comme catégorie de pensée.

La seconde récurrence que nous souhaitons analyser est celle de la maîtrise des processus qui s’appuie à de nombreuses reprises sur le concept de maturité technologique. Elle dissimule sous une forme spécifique l’idée de progrès technique. Nous avons relevé cette figure de la technique dans les deux pays avec une insistance toutefois plus marquée jusqu’à présent au Royaume-Uni. Nous pensons en fait que la nuance se fait sur l’axe suivant : l’immaturité des technologies renouvelables excuse provisoirement la poursuite de la technologie nucléaire au Royaume-Uni, mais justifie sur un plan rationnel son utilisation en France. La nécessité d’une « maturité » peut soutenir les choix technologiques lorsque les experts prônent de préférence un certain type de dispositif houlomotrice plutôt qu’un autre. Cette maturité peut être aussi utilisée a contrario. Ainsi les limites de cette maturité peuvent excuser plus tard les faibles résultats de ce même dispositif. Lors de mon enquêtes à la centrale de Bugey, au moment du déjeuner, plusieurs ingénieurs avaient développé un argumentaire très appuyé sur la nécessité de la poursuite du nucléaire pour les besoins énergétiques industriels, les technologies renouvelables n’ayant pas atteint un stade de maturité suffisant et ce stade n’étant pas nécessairement sur le point d’être atteint. Les techniques d’économies d’énergie étaient pour eux bien plus susceptibles de contribuer à la sauvegarde de l’environnement que les nouvelles énergies renouvelables, car beaucoup mieux maîtrisées et applicables à une grande échelle auprès des modes de consommation énergétiques des particuliers.

La présence de cette idée de maturité technologique tient aussi à la catégorie d’experts-ingénieurs que nous avons choisi, ou plutôt à la situation

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d’expertise qui nous a intéressé, à savoir celle de l’expert en action et non de l’expert-juge en consultation et chargé de remettre un rapport scientifique visant à trancher tels ou tels conflits d’intérêts. Dans notre recherche, les experts sont ceux qui connaissent mieux que les autres les choix et/ou les politiques plus ou moins « promotionnelles » en matière environnementales et technologiques, qui sont mises en œuvre dans les systèmes d’énergies étudiés, et non ceux qui doivent arbitrer ou rendre un avis « objectif » sur une situation particulièrement épineuse. Leurs jugements performatifs font sens dans le champ des représentations de la connaissance et non dans celui des représentations de l’arbitrage qu’ils n’ont pas à effectuer. Il s’agit d’experts qui sont des ingénieurs dans la majorité des cas (Bugey et Islay), mais qui peuvent obtenir ce statut par la connaissance de l’historique et des enjeux des domaines concernés (Chooz).

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* * *

Ce chapitre nous a permis d’établir les caractéristiques des représentations de la Nature et de la Technique en concurrence et en coopération au Royaume-Uni et en France. Nous avons vu qu’en France les représentations de la Nature et de la Technique manifestent plus une vision coopérative des relations entre l’Homme et la Nature qu’au Royaume-Uni. Cette coopération est favorisée par une forme de rationalisation des relations entre l’Homme et la Nature qui prédomine dans les cas des sites énergétiques nucléaires étudiés. La Technologie nucléaire, dominante dans le bouquet énergétique français, rend nécessaire une prise en compte des problématiques environnementales par les sites nucléaires. A l’inverse le bouquet énergétique britannique, en étant dans une certaine mesure plus diversifié, mais aussi dominée par les énergies fossiles provenant des ressources naturelles nationales, offre une toute autre perspective aux représentations de la Technique et de la Nature et aux relations entre l’Homme et la Nature qu’il induit. En effet, cette importance des énergies fossiles dans le bouquet énergétique britannique suscite d’une part une réflexion sur l’utilisation des ressources naturelles nationales et leur impact sur l’environnement dans nos cas d’études. Et d’autre part, les représentations professionnelles de la Technique et de la Nature semblent davantage perméables aux représentations personnelles au Royaume-Uni qu’en France, car les choix énergétiques y apparaissent comme davantage ouverts que dans le paysage énergétique Français, dominé par le nucléaire.

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III - CHAPITRE 3

La légitimation démocratique de la coopération

entre Nature et Technologie

Nous avons vu dans le chapitre précédent que les caractéristiques des représentations de la Technique et de la Nature en coopération à l’oeuvre sur nos terrains passaient par un renouvellement de la conception de la Nature comme utile à la Technologie, comme nourricière de celle-ci. L’analyse des représentations collectées indiquent un passage vers une rationalisation de la relation de consommation entre la Nature et la Technique, . Avec les références à l’expérience et à la maturité dans les discours des acteurs étudiés, la Nature n’est plus envisagée comme un bien à consommer, mais comme un “partenaire” de la Technique. Les expériences au sens d’expérimentations des sites énergétiques français et écossais et l’idée de maturité utilisée pour raconter les relations entre Nature et Technologie ouvrent la voie à ces représentations en coopération de la Nature et de la Technologie.

Cette conception d’une Nature partenaire de la Technologie, servie par des arguments de rationalité dans l’appréhension des ressources naturelles permet de légitimer les projets étudiés en France, mais aussi à certains égards au Royaume-Uni. La Nature sert les besoins technologiques de l’Homme, manifestés ici par ces besoins énergétiques avec l’utilisation des eaux chaudes de Bugey par la société Roozen. Dans le cas de Chooz, la Nature sert sur un plan communicationnel l’image de la technologie nucléaire incarnée par la centrale. Pour le Royaume-Uni, cette Nature offre l’énergie des vagues aux besoins énergétiques de l’Homme.

Dans notre analyse des concurrences et des représentations de l’environnement et de la technologie à l’œuvre dans les terrains étudiés, nous allons voir que l’attribution de vertus et de caractéristiques démocratiques à l’environnement participent au processus de légitimation de cette coopération entre Nature et Technique. Car au-delà des arguments économiques ou des rationalités évoqués dans le chapitre précédent, les représentations de la Nature à l’oeuvre sur nos terrains d’études s’appuient sur une vision démocratique de l’environnement. Cette vision démocratique de

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l’environnement se manifeste à la fois dans l’analyse des entretiens avec les porteurs des projets (ingénieurs, communicants, scientifiques) et dans celle des acteurs de la médiatisation de ces projets (journal local d’Islay, couverture médiatique des partenariats des projets de centrales nucléaires).

La vision de la Nature à l’oeuvre est celle avant d’une Nature comme appartennant à tous, comme bien commun. Cette interprétation des valeurs démocratiques de la Nature se retrouve lorsque les acteurs parlent par exemple dans nos terrains de « démocatie participative », « d’intérêts locaux » ou encore de « vision esthétique de la nature». Ainsi les références aux valeurs démocratiques dans le cadre des représentations de l’environnement sur le terrain énergétique, intimement liées aux représentations de la technologie, sont repérables à deux niveaux. Le premier niveau correspond aux références faites de façon plus ou moins appuyée à la caractéristique démocratique de l’environnement que beaucoup de discours et de les utilisent. Le second correspond à l’utilisation d’arguments de distinction et d’arbitrage entre les différents intérêts en jeu dans les cas énergétiques qui nous intéressent.

Pour comprendre ce que ce second paramètre induit dans les jeux d’alliances ou d’incompatibilités des représentations de l’environnement et de la technologie à l’œuvre, nous nous attacherons à mettre en relief l’interprétation « démocratique » de l’environnement sur les sites énergétiques étudiés et ce que cette interprétation implique comme conséquence.

Nous verrons également dans quelle mesure les normes de développement participatif autour des choix énergétiques se propagent parce qu’elles sont imposées ou parce qu’elles sont en voie de devenir des valeurs, des règles légitimes aux yeux des individus ? Si c’est le cas, comment ce processus d’internalisation au niveau du champ énergétique a-t-il eu lieu ? « Démocratie et énergie » est un argument de plus en plus mis en avant pour légitimer les choix : pourquoi ? D’autant qu’il s’agit d’un phénomène totalement nouveau dans le cas du nucléaire : l’histoire du nucléaire français a montré que le processus choisi était celui de la vulgarisation et de la pédagogie ; les décideurs présentaient la légitimité de leur décision aux électeurs, sans leur demander leur avis, comme si le caractère démocratique de l’énergie ne posait pas problème. Ce changement progressif des registres de discours légitimes peut être en partie rattaché à l’évolution du marché de l’énergie passant, comme nous le verrons en deuxième partie, d’une société d’abondance

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énergétique à une société dans laquelle l’énergie devient plus rare et plus onéreuse. Il peut également être rattaché à ce que démontre Yannick Barthe en terme d’irréversibilité/réversibilité des questions énergétiques. Dans son chapitre intitulé « Rendre discutable », il fait l’analyse suivante des logiques à l’œuvre dans la consultation publique lancée en 1990 par l’Office parlementaires d’évaluation des choix scientifiques et technologiques sur la gestion des déchets nucléaires :

En stigmatisant la gestion technocratique du problème, le rapporteur impute la responsabilité de l’échec du programme aux seuls techniciens et, du même coup, contribue à « blanchir » les autorités politiques : il ouvre ainsi la voie à la possibilité d’une reprise en charge politique du problème. 202

On peut faire l’hypothèse que les « débats démocratiques » autour des énergies renouvelables soient influencés et favorisés dans une certaine mesure par la mise en réversibilité de l’irréversibilité de la gestion des déchets nucléaires. Les questions énergétiques se voient ainsi plus largement perçues par les différents acteurs comme matière à débat démocratique.

Les modes de discussion sur les énergies renouvelables tels que ceux présents sur Islay pour les projets de champs d’éoliennes sont aussi à mettre en rapport avec la réalité de ceux qui en ont été les promoteurs, c’est-à-dire des partisans de l’autogestion écologique et in extenso politique. Les associations environnementales institutionnalisées telles que Greenpeace, mais aussi celles reconnues plus localement telles que Symbiose, peuvent jouer dans une certaine mesure un rôle sur les prises de décision et le fonctionnement selon lesquels les choix énergétiques se font désormais. L’influence de ces associations d’échelle internationale à locale et la multiplicité/multiplication des experts mobilisés constituent à cet égard deux phénomènes à prendre en compte. Mais que la décision soit supposée rationnelle ou consensuelle, c’est bien de technicisation des décisions portant sur la nature dont il s’agit de comprendre les tenants et les aboutissants.

202

BARTHE, Y. Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires, Paris : Economica, coll. Etudes politiques, 2006, p. 115.

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A/ Le renforcement de la valeur « en partage » accordé à

l’environnement

Cette légitimité démocratique accordée à l’environnement et qui soutient les formes de coopération entre Nature et Technologie dans les représentations se retrouve à la fois dans des discours et dans des pratiques sur nos terrains d’études, même s’il s’agit de manifestations différentes en France et au Royaume-Uni.