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En France, l’objet de mon enquête porte sur deux centrales nucléaires d’Electricité de France (EDF), qui revendiquent une politique environnementale active.

Dans les années 80, l’ouvrage Histoire de l’EDF147 caractérisait pour la première fois la difficulté pour l’entreprise publique de trouver l’équlibre entre sa mission de service public et les contraintes financières qui s’imposent aux grandes entreprises, nationales ou privées. Pour certains

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Responsable communication, Centrale de Chooz, 24/01/2006 147

PICARD, J.-F, BELTRAN, A., BUNGENER M., Histoire (s)de l’EDF. Comment se sont

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auteurs des années 90, EDF était « une maison gérée par les ingénieurs, dirigées par les économistes et contrôlée par les comptables. »148

EDF, ancien établissement public industriel et commercial depuis la loi de nationalisation de l’électricité et du gaz du 8 avril 1946, passe le 19 novembre 2004 au statut de société anonyme à capitaux publics.

Traditionnellement, on parle de privatisation lorsqu’une entreprise publique passe sous contrôle de capitaux privés, en d’autres termes lorsque moins de 50% de son capital social appartient à une collectivité publique. A l’issue de l’opération planifiée par le gouvernement, l’Etat a continué à contrôler 85% du capital social d’EDF. Il n’est donc pas possible de parler de réelle privatisation, au sens exact du terme.

Il était important de rappeler ces quelques éléments historiques pour mettre en perspective l’opération de mise en visibilité sur le site Internet d’EDF des actions environnementales locales des centrales nucléaires, qui a constitué le point de départ en France de notre interrogation sur les relations entre Nature et Technique dans l’énergie nucléaire.

Au début de notre recherche, nous avons dû arbitrer entre un certain nombre d’actions environnementales locales déployées sur les sites des centrales nucléaires et mises en avant par EDF. Avant de fixer notre choix sur les centrales de Chooz et de Bugey, quatre autres centrales avaient attiré notre attention.

D’abord, depuis 1997, la centrale nucléaire de Belleville/Loire (Cher) organise, avec l’Association pour la Qualité de Vie du Val-de-Loire, l’opération « les piles s’empilent ». L’objectif était de collecter les piles usagées dans les établissements scolaires situés à proximité du site. Cette opération était réalisée dans le cadre du parrainage de la centrale, pour sensibiliser les plus jeunes au respect de l’environnement, pour qu’ils deviennent les citoyens écologues de demain. Au fil des années, le succès de cette manifestation est allé grandissant et les élèves ont été de

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REYNAUD, C., Le Mythe EDF, Naissance et résistance d’une bureaucratie, Ed. L’Harmattan, 1992.

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plus en plus nombreux à participer au concours. Les quelques centaines de kilos récoltés la première année ont fait place à des volumes beaucoup plus importants : 1,8 tonnes en 1998, 5 tonnes en 2002 et près de 6 tonnes en 2003. Depuis le début de l’opération, 3900 élèves en moyenne participent chaque année aux « Piles s’empilent » pour un total récolté, depuis 1997, de 19,5 tonnes de piles. Après la collecte, celles-ci sont triées puis valorisées ou recyclées. Pour la centrale, cette opération permet de valoriser sa responsabilité environnementale et sociale :

Autant de piles que l’on ne retrouvera pas dans l’environnement et qui suivront la bonne filière de retraitement. Chaque année, la remise des prix se déroule au Centre d’Information du public de la centrale de Belleville/Loire. Cette dernière, sensible aux actions tournées vers le respect et la valorisation de l’environnement, marque son engagement dans le développement durable, prôné par le groupe EDF comme une valeur essentielle d’un industriel responsable.149

Ensuite, nous avions identifié la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux. Chaque trimestre, cette centrale accueille sur une demi-journée un petit groupe de visiteurs composé d'élus, de professionnels de la santé, de représentants des associations de protection de la nature et de l'environnement. Les visiteurs découvrent les trois stations situées en amont, en aval et au point de rejet de la centrale mais aussi le local météo "L'Ile aux Mouettes" et la passe à poissons. La centrale présentait ces visites comme une occasion unique de rencontrer les techniciens Environnement et d’observer leur travail : mesures sur les rejets, contrôle systématique des milieux aquatique et atmosphérique, etc. Au fil de la visite, des thèmes très variés sont abordés : le suivi des effluents, la surveillance des rejets thermiques et chimiques, la migration des poissons, le contrôle du Conseil supérieur de la pêche, etc. L’objectif présenté sur le site de la centrale est celui de susciter un débat sur de nombreux sujets, l'environnement, mais aussi la gestion des déchets radioactifs, la sûreté des installations, et notamment la maîtrise des situations accidentelles. Ce débat, étant à l’initiative de la centrale, est préparé et encadré.

La centrale de Paluel (Seine-Maritime), qui se situe sur la côte normande, présente également son engagement dans la protection de la

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fauvette Pitchou. Paluel est son seul site de nidification en Haute- Normandie, notamment grâce à la tranquilité des lieux. L’idée consiste à créer une réserve ornithologique sur le site de Paluel. En mai 2003, EDF et le Groupe Ornithologique Normand signe une convention qui définit le rôle de chacun dans la gestion de cette réserve, pour concrétiser cette initiative

Enfin à Flamanville, la centrale soutient les actions du Groupe d'Etudes des Cétacés du Cotentin (GECC) depuis 2000. Les missions de ce groupe d’études consistent en l’observation des mammifères marins, avec l’objectif de sensibiliser habitants et touristes à la nécessité de les protéger et d’étudier les fonds marins. Outre un appui financier et promotionnel, EDF-Flamanville transmet régulièrement au GECC des données sur les courants, les fonds marins et les ressources piscicoles du site. Cela permet au GECC de mieux connaître le territoire des grands dauphins sédentaires.

102 Figure 7 : Carte des centrales nucléaires en France (Source EDF, 2009)

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Notre choix s’est porté sur les centrales de Bugey et de Chooz, car les quatres autres centrales précédemment évoquées ne mettaient pas autant en avant l’énergie nucléaire comme étant susceptibles de favoriser directement l’environnement comme dans les cas retenus de Chooz et de Bugey. A Chooz, c’est la situation géographique et la désertification d’habitation autour de la centrale qui contribue à la biodiversité environnante et au partenariat avec l’association Symbiose. A Bugey, l’activité nucléaire produit des eaux chaudes qu’il est possible de recycler pour une activité industrielle telle que celle réalisée par la société d’horticulture Roozen.

a) Le site de Bugey : d’un partenariat industriel dans le cadre de la sécurité à un nucléaire vert

Implanté sur la commune de Saint-Vulbas dans l’Ain, le site occupe une superficie de 100 hectares sur la rive droite du Rhône à une trentaine de kilomètres de Lyon. Les 4 réacteurs en fonctionnement, tous de filière REP, ont produit 24,51 milliards de kWh en 2003. A titre indicatif, cette production représente 40% de la consommation électrique en région Rhône-Alpes. Ces réacteurs sont refroidis soit par l'eau du Rhône (pour les unités d'une puissance de 925 MW) soit par des aéro-réfrigérants de 128 mètres de haut (pour les unités d'une puissance 905 MW). Un cinquième réacteur, de filière UNGG, est arrêté depuis 1994.

Depuis 1989, la centrale nucléaire du Bugey fournit de l'eau tiède à des serres, situées à proximité du site. Ces serres appartiennent à la société d’horticulture néerlandaise Roozen et sont reliées à deux unités de production de la centrale nucléaire. Celles-ci leur délivrent l'eau du Rhône après son passage dans le condenseur, circuit indépendant de la partie nucléaire. Cette eau tiède permet à la société Roozen de réaliser une économie d'énergie correspondant à une réduction de 20 % par an en moyenne de sa consommation de propane. 50 000 mètres carrés de serres sont installées sur une zone horticole de 29 hectares. Alimentées en circuit fermé par l'eau tiède des condenseurs des réacteurs, elles abritent des plantes vertes exploitées par la société Roozen.

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Ces serres vitrées, d'une superficie de 7 hectares, sont reliées aux unités de production n°4 et 5 de la centrale nucléaire. Plus précisément, elles reçoivent l'eau du Rhône après son passage dans le condenseur* (circuit indépendant de la partie nucléaire).

La société Roozen compte une vingtaine de salariés et plus de 3 millions de plantes sont produites tous les ans : plantes vertes exotiques principalement des variétés de palmiers, mais aussi d'immenses cactus. Certaines espèces moins connues proviennent du Japon, de Madagascar ou d'Amérique du Sud. L'ensemble de la production est vendu sur les marchés de gros, principalement en Allemagne et aux Pays-Bas.

Le condenseur est un appareil qui assure les condensations de la vapeur après détente dans la turbine. Cette condensation est obtenue au contact des tubes contenant l'eau froide provenant du réfrigérant atmosphérique (pour les unités de production n°4 et 5).

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Dans une étude sur quatre centrales nucléaires américaines et françaises parmi lesquelles figure celle de Bugey, Mathilde Bourrier150 dégage quatre «régimes de fiabilité organisationnelle. Elle cherche à « identifier les ressorts sur lesquels s'appuie chaque organisation»

« Bugey peut être typé, parmi ces organisations à haut risque, comme « un gouvernement dans l'implicite », c'est-à-dire une série d'improvisations et d'adaptations fondant «une stratégie de contournement» : les exécutants n'étant pas admis à modifier les règles, privés d'intervention officielle, gèrent l'écart entre le prescrit et le réel par « une virtuosité inventive » non reconnue officiellement. Il s'agit là du fonctionnement dans l'informel privilégié par les sociologues du travail. Le modèle repose à la fois sur l'opacité et sur l'autonomie de réseaux ad hoc. Les inconvénients sont la dilution des responsabilités et la routinisation de la déviance. Diablo Canyon (une des centrales américaines étudiées) représente le modèle inverse de « gouvernement dans les règles » : formalisation à outrance, organisation codifiée, bureaucratique, extrêmement détaillée, dans le cadre d'une division du travail entre les exécutants et des services de préparations coûteux et pléthoriques. »151

Une autre remarque que le responsable du partenariat industriel de Bugey avec la société Roozen indique une forme de glissement dans les stratégies de communication à l’œuvre152 :

« … le champ de nos soucis a tendance à se déplacer vers des domaines qui sont…(un peu plus que les entreprises d’ailleurs), qui s’éloignent un petit peu, je vais pas dire du cœur du métier, mais c’est ça quoi.»153

Dès le début de l’entretien, alors qu’aucune question n’a encore été posée, ce professionnel trahit par ces mots le glissement qu’il ressent sur ce dont il doit maintenant parler (à moi enquêtrice, mais peut-être aussi à toutes les structures avec lesquelles la centrale est amenée à travailler). Le cœur de métier reste ce qu’il est, mais la communication n’est plus axée sur ces aspects là.

b) La centrale de Chooz : des relations houleuses du nucléaire et de l’environnement à une technologie protectrice de la nature

La centrale de Chooz est une des plus anciennes centrales nucléaires

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BOURRIER, M., Le nucléaire à l'épreuve de l'organisation, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.

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DURAND, C., BOURRIER, M., Le nucléaire à l'épreuve de l'organisation, Revue française

de sociologie, 2000, vol. 41, n° 3, p. 559.

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Chef de mission environnement, Centrale de Bugey, 12/05/2006 153

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françaises. Un de ses réacteurs fait l’objet d’un démantèlement depuis 1999. Quant au réacteur à eau sous pression de Chooz A, mis en service en 1966, il devrait finir sa déconstruction complète entre 2015 et 2020154. La centrale est située dans une petite enclave française des Ardennes belges, fragile économiquement, comme cet extrait d’entretien avec le responsable de la communication de la centrale en témoigne :

« Bon, c’est vrai que c’est un département…qui a des industries qui sont pas florissantes… »155

Le responsable de la communication de la centrale, en charge du partenariat avec l’association Symbiose, rappelle que l’appellation locale désigne le lieu sous le nom de « Trou du Diable ». Avec ses 19,4 TWh (un TWh : un milliard de kilowattheures) produits en 2002, Chooz B représente environ 3 % de la production française annuelle. Le site emploie 715 salariés.

La centrale a établi depuis 1991 un partenariat avec l’association d’étude et de protection de la nature Symbiose. Ce partenariat a pris la forme de manifestations écologiques depuis 1997 et qui sont du type défrichage, déboisement ou encore baguages d'oiseaux... Un parcours ludique et pédagogique a ainsi été baptisé le « sentier de la loutre » qui s’étend sur 3,5km et comprend sur 20 hectares une faune et une flore rare et protégée dans la région. Les espaces à proximité des installations électro-nucléaires n’étant pas occupés par des habitations ou des infrastructures de loisirs, ils donnent à l’environnement immédiat de la centrale un aspect sauvage et naturel. Ils constituent à cet égard une opportunité pour cette association de protection de la nature de mener des actions en faveur de la biodiversité et qui sont financées par la centrale nucléaire. La centrale EDF parle à cette époque d'engagement éco-citoyen en titrant sur sa page d’accueil de l’époque :

« La loutre est revenue à Chooz ! » Disparue depuis 40 ans, elle s'est à nouveau installée dans ce bras de Meuse qui lui offre l'eau de qualité indispensable à son développement. Un parcours ludique et pédagogique a ainsi été créé : sur 3,5 km en bord de Meuse, le « sentier de la loutre » vous fait découvrir un espace de 20 hectares où se développent une flore et une faune rares. Vous ne verrez peut-être pas la timide loutre, mais des castors louvoyant entre les iris des marais, une famille de faucons

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Site EDF : http://energies.edf.com/edf-fr-accueil/la-production-d-electricite-edf/-nucleaire/la- deconstruction/les-centrales-en-deconstruction/chooz-a/presentation-122067.html, page consultée le 8 octobre 2011

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pèlerins, des aigles pêcheurs… Sites d'affût, frayères et autres curiosités permettent de faire connaissance avec toutes ces espèces protégées. Sur le Sentier de la loutre de nombreuses manifestations se déroulent tout au long de l'année. »156

Car le site qui borde l'infrastructure fait l'objet de toutes les attentions écologiques. La centrale de Chooz entend respecter ce milieu naturel très riche, tant au niveau de la flore que de la faune. EDF CNPE de Chooz explique que ce partenariat vise à valoriser cet environnement. Les terrains de la centrale ont été défrichés et valorisés. Le responsable de la communication et des relations publiques qui s’occupe de ce partenariat (l’association assurant la partie « scientifique ») m’explique en 2005 que ce partenariat est un peu à l’arrêt, car le président de l’association est recherché par les autorités, pour avoir disparu avec la caisse de l’association… L’entretien que j’aurais souhaité avoir avec le président de Symbiose n’est donc pas possible. Néanmoins le responsable de la communication explique qu’il est en cours de pourparlers pour établir un nouveau partenariat avec une association belge de naturalistes qui reprendrait le travail entamé autour du sentier de la loutre. Ces discussions ont porté leur fruit, comme en témoigne entre autre le dossier de presse 2010 de la centrale ou encore la lettre d’information locale de Chooz de 2007 :

« Depuis mars 2007, la centrale a noué un partenariat avec la société royale "le Cercle des Naturalistes de Belgique" proposant un sentier nature dénommé "Sentier de la Loutre" aux écosystèmes très variés. Ces visites guidées par des naturalistes de l’association ont sensibilisé à la conservation de la nature, 500 scolaires français et belges et des familles les week-ends de juillet et août; le tout dans un écrin privilégié, à savoir un méandre de la Meuse non navigable donc préservé et favorisant des espèces floristiques et faunistiques très rares. »157

« Grâce à un partenariat entre la centrale nucléaire et une association de Vierves sur Viroin, le cercle de naturalistes de Belgique, le sentier de la loutre, en sommeil depuis 2004, va pouvoir être de nouveau fréquenté. 4 visites guidées sont programmées cet été pour le grand public.»158

Deux anecdotes environnementales reviennent particulièrement dans l’entretien avec le responsable de ce partenariat associatif. Le premier concerne le retour de la loutre, qui en fait n’a été « prouvée que par la présence de traces relevées par des naturalistes en 1995 et le second concerne le retour

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Cette page web a disparu depuis 2006… Mais il se pourrait qu’elle réapparaisse dans la mesure où un nouveau partenariat avec une nouvelle association a été conclu.

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La centrale nucléaire de Chooz au service d’une production d’électricité sûre, compétitive et

sans CO2, au cœur de la région Champagne-Ardenne, dossier de presse, mars 2010.

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des faucons pèlerins159, qui se sont nichés sur les rebords d’une des tours de refroidissement. Nous y reviendrons plus loin dans notre analyse.

Ce nouveau partenariat associatif avec le Cercle des amis de la Nature récupère de fait un ensemble d’arguments précédemment déployés avec l’association Symbiose, ainsi qu’en témoigne cet extrait de journal belge le Soir :

« C’est un site remarquable, confirme Léon Woué, président du Cercle des naturalistes de Belgique. Il est non seulement très beau sur le plan paysager, mais aussi

très étonnant sur le plan de la biodiversité. » Et ce fait seul justifie l’intervention de

l’association belge, au-delà de la polémique « pour ou contre le nucléaire ». « Quand

nous guidons des groupes, en particulier des écoles à travers une telle variété de biotopes, en une heure et demie, on peut leur faire passer plusieurs messages en faveur de la nature ».160

2) Réflexions sur les enjeux industriels et symboliques