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Nous jugeons donc nécessaire à cet état de la réflexion sur les portes d’entrées circonscrivant notre thèse de faire un détour anthropologique à la question de la Nature et de la Culture. En effet, cette Nature en France et au Royaume-Uni se déploie sur une articulation entre Nature et Culture, que Philippe Descola interroge dans son dernier ouvrage, Par-delà nature et culture.55

Le couple Nature/Culture est le plus connu sans doute des questionnements scientifiques et philosophiques. Notre sujet qui porte sur l’environnement et l’énergie à la fois se place au cœur de cette interrogation sur leur relation et leur articulation. La relation entre Nature et Culture se manifeste à travers ces deux entités qui sont l’environnement et l’énergie. Chacune incarne avec sa propre socio- histoire du concept les deux pans de ce couple et son rapport à l’autre dans le même temps. L’environnement incarne d’une certaine manière la Nature et l’énergie la Culture. Chacune n’est pas l’expression complète de la Nature et de la Culture, mais un des signes de Celles-ci. Ces signes sont intrinsèquement liés dans la mesure où environnement et énergie forment deux manifestations, deux expressions « politisées » de la dialectique Nature/Culture. Dans Nature et culture56, il écrit :

« Dans l’homme comme dans aucune autre créature se comprend la part maudite qu’est l’excès d’énergie à dilapider. Cette part est frappée d’une malédiction variable dans la mesure où la perte de l’énergie excédentaire est toujours l’occasion ou l’anticipation de la perte totale de soi, le retour à la matière première dont la nature a besoin pour créer de nouvelles formes. Le vrai problème de la culture n’est donc pas l’accumulation, la prévoyance et la soumission à l’utile, il est la recherche d’un exutoire constructif pour la part explosive d’énergie surabondant qu’elle hérite de la nature. On admet que la civilisation est née du loisir, mais on ne voit pas que son destin et son essence se trouvent tous entiers dans la direction qui sera donnée à ce loisir qui n’est autre qu’un surplus d’énergie à dépenser. Toute civilisation se révèle dans sa façon de consumer ses excédents [...] Enfin l’essor des sociétés capitalistes occidentales se caractérise par le réemploi systématique des surplus dans l’optimisation d’une production techno- industrielle massive, dans l’utopie d’une abondance et d’une satisfaction totales. L’incapacité de consumer ses excédents dans autre chose qu’un nouveau travail

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DESCOLA, P., Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005. 56

49 de production conduit à la surproduction, au constat que l’abondance matérielle ne guérit pas de l’excédent universel. »57

Selon lui, seul l'Occident moderne s'est attaché à classer les êtres selon qu'ils relèvent des lois de la matière ou des aléas des conventions.Il défend l’idée selon laquelle la séparation Nature/Culture serait une construction occidentale remontant à la Renaissance.

« Comme le dit Merleau-Ponty, « ce ne sont pas les découvertes scientifiques qui ont provoqué le changement de l’idée de Nature. C’est le changement de l’idée de Nature qui a permis ces découvertes ». La révolution scientifique du XVIIe siècle a légitimé l’idée d’une nature mécanique où le comportement de chaque élément est explicable par des lois, à l’intérieur d’une totalité envisagée comme la somme des parties et des interactions de ces éléments. »58

Plus loin, Descola rappelle l’apport de Michel Foucault à l’articulation de ces deux concepts de Nature et de Culture. Celui-ci montre comment

« …ces deux concepts fonctionnent en couplage pour assurer le fonctionnement réciproque des deux dimensions de la représentation à cette époque : l’imagination, comme pouvoir attribué à l’esprit de reconstituer l’ordre à partir des impressions subjectives, et la ressemblance, cette propriété qu’ont les choses d’offrir à la pensée tout un champ de similitudes à peine ébauchées sur fond de quoi la connaissance peut imposer son travail de mise en forme ».59

Pour Descola, l’idée de Culture est bien plus récente que celle de Nature. Après avoir pointé les différences fondamentales de sa formation dans l’anthropologie allemande et in extenso dans l’anthropologie américaine60, il explique comment l’anthropologie française et anglaise soutiennent les mêmes fondamentaux :

« …la culture va continuer d’exister comme attribut distinctif de l’humanité tout entière, quoique d’une façon presque souterraine en raison du magistère de l’école durkheimienne et de la prééminence qu’elle accorde à la notion de société pour remplir cette même fonction. »61

57 Ibid, p.157. 58 Ibid, p.106 59 Ibid, p.107 60

Notamment de par les correspondances philosophiques et scientifiques établies par Franz Boas, avec sa décision de rester à New–York à l’âge de vingt-neuf ans au lieu de repartir en Allemagne, décision lié à la fois à la montée de l’anti-sémitisme en Allemagne et à la rencontre de sa femme, Marie Krackowizer.

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Descola attribue l’origine de cette distinction Nature/Culture aux débats allemands de la fin du XIXe siècle au sein de l’école de Bade. Heinrich Rickert mène une réflexion dans Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft62 pour singulariser les sciences de la nature des sciences de la culture, ou selon ses termes des « sciences de l’esprit ». Rickert démontre dans cet ouvrage que la distinction entre approche nomothétique (études des individus en les comparant les uns aux autres) et approche idiographique (étude d’un individu dans son unicité, sa singularité et sa globalité) n’est pas pertinente dans la démarche scientifique quelle qu’elle soit. Pour lui,

« …il convient donc, de considérer l’approche scientifique comme une seule et même démarche, visant un objet lui-même unique, mais au moyen de deux méthodes différentes : la généralisation, typique des sciences de la nature, et l’individualisation dont les sciences de la culture ont acquis l’apanage. [...] Autrement dit, du point de vue de leur traitement scientifique, c’est dans leur rapport à la valeur que les processus culturels se différencient des processus naturels. »63

En datant l’origine de l’institutionnalisation scientifique de la distinction Nature/Culture à la fin du XIXème siècle et aux débats qui allaient précéder les travaux de Max Weber (qui a fortement subi les travaux de Rickert64), Philippe Descola met à jour un phénomène crucial pour penser notre sujet et son rapport à l’objectivation des questions environnementales et énergétiques. En effet, Descola souligne la consolidation d’une construction de la réalité dans laquelle l’opposition n’est pas dans les choses. Pour lui, la différence opérée entre le rapport au valeur des processus culturels et celui des processus naturels conduit les sciences humaines à partir de la fin du XIXème siècle à se tourner vers l’accumulation de connaissances positives sur leur objet de recherche car la recherche des origines n’est plus à prendre en compte en dehors des sciences de la nature.

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RICKERT, H., Science de la culture et science de la nature traduit par Anne-Hélène Nicolas, Paris, Gallimard, 1997. 1ère édition, 1899.

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DESCOLA, P., op. cit., p.116 64

OAKES, G., Weber and Rickert : Concept Formation in the Social Sciences,

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Néanmoins, cette forme de singularisation que caractérise Descola en exposant l’importance épistémologique de Rickert dans cette histoire de distinction Nature/Culture n’est pas sans trace de l’interpénétration de ces deux catégories de pensées qui prévalaient auparavant. Mais elles ont commencé à s’étioler à partir de la première moitié du XVIIIème siècle, ainsi que le montre Jean Ehrard dans L’idée de Nature en France dans la première moitié du XVIIIème siècle65 et elle s’est consolidée à la fin du XIXème siècle comme nous venons de l’expliquer. La perméabilité de ces catégories de pensée peut ainsi se repérer par exemple encore récemment dans les travaux menés par Virginie Tournay66. Sa démarche vise à identifier les processus d’institutionnalisation de l’innovation médicale. Elle caractérise dans ses recherches une forme de standardisation qui se déploie en cinq étapes : collecter, centraliser, circuler, contraindre et répéter. Sa description de ce phénomène d’institutionnalisation par la standardisation renvoie au processus d’accumulation de connaissances positives dans les sciences humaines auquel a conduit Rickert. En l’espèce, cette accumulation toucherait à l’innovation médicale, qui ne serait plus comprise comme processus naturel, au sens où son institutionnalisation serait elle aussi soumise au rapport aux valeurs, si on reprend la distinction de Rickert. Il faut donc se garder de penser que cette distinction entre rapport aux valeurs des processus naturels et rapport aux valeurs des processus culturels est pertinente à tous les égards. Au contraire, il semblerait qu’elle soit à remettre en cause dans plusieurs domaines, dès lors qu’elle est confrontée à l’analyse précise des représentations des acteurs aux prises avec l’objet Nature /Culture, que ce soit dans leur discours ou dans leurs pratiques.

Si les développements précédents permettent de penser que ce travail de distinction entre Nature/Culture est le résultat de différents

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EHRARD, J. L’idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Albin

Michel, 1994 66

TOURNAY, V. “Collecter, centraliser, circuler, contraindre et répéter : cinq modalités pour standardiser les connaissances et les pratiques en matière d'innovation médicale” in

Politique culturelle de la France : héritages, réalités, récits, Quaderni, n°58, Automne

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paramètres philosophiques et socio-historiques dont quelques-uns ont pu être déjà évoqués, les frontières de ce travail de distinction, pour aussi solides qu’elles soient, ne se révèlent pas pour autant toujours hermétiques dans un sens où dans l’autre. Nous venons d’évoquer le cas de la standardisation dans le domaine de l’innovation médicale, mais cette perméabilité des rapports aux valeurs peut s’effectuer dans l’autre sens.

Le choix des modes de production et de consommation énergétique appartient aux processus culturels si l’on conserve la distinction que Descola reprend à Dickert. Ces processus culturels sont dans ce schéma de pensée à confronter au rapport aux valeurs des acteurs et des phénomènes sociaux observés.

Pourtant, les choix énergétiques ne se justifient pas seulement dans les besoins particuliers (locaux ou nationaux par exemple) mais dans la préservation universelle de l’origine, qui s’incarne dans la préservation de la planète. Peut-être que cette limite est une exception et ne remet pas en cause le système de pensée permettant de singulariser l’étude des processus naturels et des processus culturels. Mais peut-être que le champ énergétique cristallise les incohérences de cette différence qui serait, selon Descola, propre aux sociétés occidentales. Celles-ci ne seraient ainsi pas si dichotomiques à l’égard de ce qui relève de la Nature et de la Culture. Les sociétés occidentales n’obéiraient pas de façons rigoureuses à des cadres de pensées utiles à l’abstraction, mais mises à l’épreuve selon lui dans l’examen précis des représentations du monde de ces sociétés.

2) Spécificités françaises : de Descartes à