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a) L’équilibre des représentations contre l’équivalence des argumentations

La légitimation démocratique de cette coopération entre Nature et Technique se heurte à la mise en concurrence de représentations parfois différentes de la Nature et de la Technologie, comme nous l’avons exposé dans le chapitre précédent.

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En effet, les représentations « démocratiquement légitimes » des cas étudiés cherchent à être imposées par les porteurs de ces projets lors des moments saillants d’implantations de systèmes énergétiques à pan environnemental.

Ainsi le projet d’implantation d’éoliennes sur Islay, qui avait précédé l’implantation de la centrale d’énergie houlomotrice, faisait l’objet d’un affrontement entre deux représentations de la technique d’experts véhiculées par les représentations de la nature qu’ils présentaient. Les experts issus d’un côté des antennes locales des associations nationales de protection du patrimoine écossais et de protection des oiseaux et de l’autre des entreprises d’énergie éolienne se sont affrontés, tout en mobilisant une vision commune de la nature à protéger, par des représentations différentes de la technique (les éoliennes) au nom des règles du débat démocratique local.

Les inégalités quant au rapport aux questions environnementales jouent dans ce phénomène.

Les représentations de la technique et de la nature retraduisent également un rapport différencié à ce pan environnemental des politiques énergétiques du fait de la collaboration et/ou de la concurrence d’universitaires, d’ingénieurs, d’association et/ou d’industriels sur ces politiques. L’exemple de l’île d’Islay montre que la nature pensée comme « à protéger » par les antennes locales d’associations écologiques nationales va rencontrer les volontés d’aménagements de Westminster, les logiques scientifiques de l’Université de Belfast et le visionnarisme d’industries d’énergies renouvelables.

Dans notre étude, deux catégories d’experts peuvent être distinguées. Les traditions de formation des ingénieurs méritent d’être prises en compte, comme d’abord les travaux de Robert Fox et Anna Guagnini231 sur la question. Au Royaume-Uni comme en France, un des points de tension principal dans la construction de la formation des ingénieurs réside dans la place accordée à la pratique. Il éclaire bien souvent la part d’influence des milieux industriels qui dessine cet enjeu. Au Royaume-Uni, l’introduction de machines au sein des cursus d’ingénierie visait non seulement à expliquer les principes de leur

231

FOX, R., & GUAGNINI, A., Education, technology, and industrial performance in Europe,

1850-1939, Cambridge University Press, Maison des Sciences de l'Homme, Cambridge, New

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construction, « mais aussi à instruire les étudiants de la pratique réelle de leur construction»232. En France, le système des écoles s’est plus développé que celui de l’université en raison du poids de l’Etat et de ses liens avec l’industrie. Il s’est trouvé confronté aux difficultés de la reconnaissance de ses diplômés qui devaient

« démontrer la valeur de ses qualifications en pratique. En cela, les dirigeants des entreprises dessinaient une distinction tranchante entre la théorie, même si bien maîtrisée, et son application industrielle »233

La prépondérance accordée à la pratique déterminera aussi l’approche environnementale dont les experts de formation souvent ingénieriales ont bénéficié. Notre première catégorie provient plutôt d’universités ou de certaines écoles françaises ou britanniques dans lesquelles les enjeux environnementaux ne font pas l’objet de cours généraux sur la philosophie de la science ou l’histoire des sciences. Les cours se composent plus d’exercices et de cas pratiques héritiers de principes de physique et de biologie, qui reposent sur certaines visions implicites, mais construites, de l’histoire des sciences. Ils s’inscrivent en cela dans une tradition empiriste qui soutient plutôt vision expérimentale de la science et de la technique.

La deuxième catégorie d’« experts » détient un savoir plus étendu et plus approfondi des enjeux posés à la fois par la technologie et par l’environnement. Entre des cours d’histoires des sciences et des cours de communication environnementale qui reprennent de manière plus explicite certaines conceptions philosophiques de la technique et de son rapport à la nature, la formation des professionnels chargés des projets étudiés va influer sur la façon dont ils vont affronter les questions environnementales dans leur travail et dont ils conçoivent plus largement le rôle de la technologie dans la société. Certains d’entre eux auront en main les clefs pour comprendre les visions du monde en jeu lors de leur vie professionnelle, d’autres moins, ce qui ne les empêchera pas de les utiliser dans leur discours.

232

Ibid, Traduction D.Guérin, p.20, 1993. 233

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b) Méfiance et suspicion contre confiance et crédit

Les images symboliques du risque en énergie sont celles de Three Miles Island (plus marquante aux Etats-Unis), de Tchernobyl (plus marquante en Europe) et de Fukushima (plus marquante en Asie). Ces accidents/catastrophes sont symboliquement et humainement prégnant dans la perception des relations entre Nature et Technologie dans le secteur énergétique. Dans le premier cas, la technologie occidentale a confiné la radioactivité. Dans le second et le dernier cas, la technologie a montré qu’elle pouvait se transformer en un monstre incontrôlable.

L’énergie qui a rendu l’homme dépendant, l’homme veut s’en libérer. Derrière ces considérations, il faut se souvenir de l’analyse précédemment effectuée sur le mythe de Prométhée et sa mise en perspective qui se laisse deviner en filigrane en fonction des terrains nucléaires ou renouvelables.

Cette difficulté concernant la méfiance et la suspicion par rapport à la légitimité des énergies renouvelables s’était déjà présentée lors des interviews de la population locale sur Islay et notamment avec l‘entretien avec l’élu local de l’île (Local Councillor). Celui-ci avait été très réticent à me rencontrer, prétextant qu’il ne connaissait rien aux énergies renouvelables, alors qu’il avait été et qu’il était impliqué dans de nombreux projets de cet ordre sur Islay. L’interview s’était déroulée tant bien que mal, le conseiller cherchant tout au long de la discussion à écourter l’entretien. Il répondait brièvement, et se contentaient plusieurs fois de me dire qu’il avait déjà donné les éléments de réponses dans la question précédente.

A cette méfiance manifeste chez certains comme pour ce politique local, plus dissimulée chez d’autres (comme le responsable de l’entreprise d’horticulture Roozen, qui s’était montré également très succinct dans cette réponse, expliquant qu’il n’avait rien à cacher, mais qu’il n’avait pas grand chose à dire) correspondent certaines stratégies de reconquête de la confiance. Thiery Libaert revient sur l’enjeu de la confiance pour les entreprisesdans de nombreux travaux, parmi lesquels son ouvrage sur La communication verte.

Une des conséquences de ce rétablissement de la confiance est qu’elle permet de réduire les risques d’agitation idéologique. D’abord, par l’effet attractif que constitue le thème de la protection de l’environnement, ensuite parce qu’il prouve que les grands problèmes mondiaux sont avant tout constitués par une multitude d’actes concrets, quotidiens, individuels et que les grands discours et autres déclarations de principes sont

159 souvent inefficaces. 234

La campagne de communication de la société Shell, qualifiée par les ONG environnementalistes de greenwashing est à cet égard caractéristique.

« SHELL, qui d’après l’ONG belge, Friends of the Earth, est l’une des compagnies les plus sales du monde, dépense son argent pour tromper le public avec des publicités coûteuses et malhonnêtes au lieu de consacrer ces sommes au nettoyage de ses saletés. Pour preuve, cette publicité issue de la campagne «Nature Friendly » qui montre des usines qui rejettent des fleurs à la place de fumées toxiques. »235

Figure 9 : Campagne Shell (Source : Shell, 2007)

« Le slogan littéralement traduit, « ne jetez rien ailleurs, il n’y a pas d’ailleurs » qui, implique que SHELL prétend réaliser des opérations en accord avec ses principes, n’est autre que de la communication mensongère. La compagnie se justifie en affirmant qu’elle recycle son CO2 pour faire pousser des fleurs en le réinjectant dans des serres chaudes. Elle ajoute que si elle ne le faisait pas, les cultivateurs de fleurs continueraient à faire brûler du gaz naturel pour améliorer les conditions de croissance. Une telle situation aurait impliqué, selon elle, des émissions de gaz supplémentaires qu’elle estime à 17.000 tonnes, si elle n’était pas intervenue. Seulement, SHELL ne recycle pas plus de 0,325% de son gaz pour la culture des fleurs… 236

Sur nos terrains, les partenariats conclus sur les sites nucléaires français sont intéressants à titre de compréhension de ces phénomènes de rétablissement de la confiance et du crédit accordé à la possibilité d’une coopération entre Nature et Technologie.

Ces objectifs de coopération à travers ces projets de partenariats ont été

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LIBAERT, T., La communication verte, Liaisons, 1992 235

http://www.knowckers.org/2008/03/shell-ou-la-communication-poetique-comme-ecran-de- fumee/, 20 mars 2008. Knowckers a été créé en 2003 par un collectif de personnes soucieuses de révéler les manipulations de l’information véhiculées sur le web ou plus généralement dans les médias. Nous ne pouvons plus tolérer l’absence de débat sur des sujets vitaux.

236 Ibid

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mis à mal pour Chooz par la fuite du responsable de l’association Symbiose « avec la caisse »237. Pour Bugey, l’affrontement depuis 2010 entre la société Roozen et la centrale de Bugey joua ce rôle. Cet affrontement offre aussi une mise en perspective intéressante de l’équilibre fragile que maintiennent ces partenariats entre Technologie et Nature à travers le partage de l’environnement entre industriels et entreprises. Désignée communément dans la presse sous le nom d’affaire ICEDA, la société Roozen a remis en cause la légitimité et la légalité du projet de construction d’un site d’entreposage des déchets radioactifs issus du démantèlement de 9 centrales, soit 500 tonnes de déchets près de la centrale.238

« C’est un horticulteur, qui chauffe ses serres avec l’eau de refroidissement de la centrale nucléaire de Saint-Vulbas (Ain), à trente kilomètres de Lyon, qui a eu raison de cet énorme chantier.

Le 21 avril 2010 il avait attaqué le permis de construire accordé par le préfet de l’Ain le 22 février 2010, refusant « que ses palmiers poussent sur une poubelle nucléaire». »239

Ces représentations en coopération de la Nature et de la Technique créent une confusion entre une vision équlibrée des relations entre la Nature et la Technique et une vision postulant l’équivalence entre Nature et Technique. Cette confusion génère de la méfiance pour les acteurs des sites énergétiques étudiés et cela autant au Royaume-Uni qu’en France, comme nous venons de l’exposer. Cette légitimation démocratique n’est donc pas aisée, car les acteurs se méfient à certains endroits de ces représentations en coopération de la Technique et de la Nature. Nous allons voir dans la dernière partie de ce chapitre comment les acteurs répondent aux difficultés que peut poser la légitimation démocratique de cette coopération entre Nature et Technique.

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Responsable communication, Centrale de Chooz, 24/01/2006 238

FRANCE 3 RHONE-ALPES, ICEDA à l’arrêt depuis le 13 décembre : réactions, 22 juin 2012 ; FRANCE 3 RHONE-ALPES, Projet ICEDA : rappel des faits, 20 juillet 2012.

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BOUDOURESQUE, F., avec NEZRI, J., “La construction du site de stockage de déchets nucléaires du Bugey à l’arrêt”, Le Progrès, 07/01/2012

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