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La démocratie directe comme piège et comme chance pour l’Union européenne

B. Les référendums d’intégration

Un deuxième groupe de référendums européens porte sur l’intensification du processus d’intégration à travers la révision formelle des traités fonda-teurs : l’Acte unique européen de 1986, le traité de Maastricht de 1992, celui d’Amsterdam de 1998, celui de Nice de 2001 et le Traité Constitutionnel de 2004. Ici, la question n’est pas celle d’adhérer ou non, mais celle de poursuivre

38 Andreas Auer,La démocratie directe : prison ou garantie de la liberté politique ?, Rivista di diritto amministrativo ticinese, Bellinzone 1994 II 239-253.

39 Körkemeyer (note 3) 55-85.

ensemble le processus d’intégration en l’approfondissant, ou alors d’en rester au statu quo.

C’est le Danemark qui a ouvert la voie aux référendums d’intégration lorsque son parlement a suggéré en février 1986 l’organisation d’un référen-dum consultatif sur l’Acte unique européen, tous les partis ayant promis de respecter la volonté populaire40. Le résultat était serré : 56% des électeurs ont accepté le paquet. L’Irlande a suivi en mai 1987, parce la Cour constitution-nelle avait jugé que l’Acte unique européen risquait d’affecter la politique étrangère du pays : une majorité de 70% a voté oui41.

Puis vint le Traité de Maastricht, soumis en 1992 aux électeurs irlandais qui l’ont plébiscité, aux citoyens français qui l’ont accepté à une courte ma-jorité de 51% et aux électeurs danois qui l’ont repoussé à 52%. Ce premier résultat négatif d’un référendum d’intégration a d’emblée montré ses effets dramatiques : si Maastricht allait devenir loi, les électeurs danois devaient changer d’avis, ce qu’ils ont fait fort heureusement en mai 1993 sur la base de l’Accord d’Edimbourg. En 1998, le Traité d’Amsterdam a été soumis à un ré-férendum au Danemark et en Irlande dont le résultat fut positif. En juin 2001, les Irlandais ont rejeté de Traité de Nice, principalement parce qu’ils n’étaient pas favorables à l’élargissement qu’il rendait possible, de sorte qu’ils ont été obligés de revoter, en octobre 2002, renversant leur premier verdict.

Finalement, le Traité constitutionnel a été soumis en 2005 à un référen-dum en Espagne et au Luxembourg où il a passé, en France et dans les Pays- Bas où il n’a pas passé, créant ainsi une crise institutionnelle et politique ma-jeure qui n’a pas été résolue à ce jour.

En tout et pour tout, pas moins de quatorze référendums d’intégration ont été organisés au cours des deux dernières décennies, avec dix résultats positifs et quatre échecs.

Le référendum d’intégration est d’une toute autre nature que le référen-dum d’adhésion. Alors qu’un résultat négatif du second ne concerne que le pays en question, qui reste en dehors de l’Union, un non lors du premier déploie des effets contraignants pour le peuple et les gouvernements de tous les Etats membres et pour l’UE en tant que telle. Le refus norvégien de 1994 a eu pour conséquence que ce pays est resté en dehors de l’UE ; celle-ci en est certes affectée, mais elle n’en est pas morte. Les refus français et hollandais de 2005 en revanche signifient bel et bien, en droit, la mort du Traité consti-tutionnel, même si tous les autres Etats devaient le ratifier. On assiste à une

40 Le vote fut organisé sans base constitutionnelle, car les conditions d’application de l’art. 20 de la Constitution danoise n’étaient pas remplies, le Folketing ayant refusé d’approuver l’Acte unique, Körkemeyer (note 3) 106-108.

41 Körkemeyer (note 3) 115/166.

curieuse, sinon perverse inversion de niveaux : les électeurs d’un pays se pro-nonçant selon leur droit national enterrent un projet communautaire. C’est un peu comme si le non des hommes appenzellois au suffrage féminin, lors du scrutin fédéral du 7 février 1971, avait privé toutes les femmes suisses du droit de vote42.

Cette catégorie particulière de référendums européens soulève de sé-rieuses interrogations de principe, non seulement en ce qui concerne son caractère européen, mais aussi et surtout pour ce qui est de sa nature démo-cratique.

Les référendums d’intégration ne sont « européens » que par le fait que leur résultat affecte directement le processus d’intégration : s’il est positif, le processus peut continuer et s’achever éventuellement par une révision des traités ; s’il est négatif, le processus est bloqué et la révision échoue en principe. Il n’en reste pas moins que ces référendums sont et restent des évé-nements nationaux : seuls les électeurs nationaux sont consultés, selon des procédures et des règles qui sont nationales, et dans une perspective qui est également nationale. C’est un fait désormais bien établi que les résultats tant positifs que négatifs des référendums d’intégration sont dictés et dominés principalement par des questions relevant de la politique nationale43. Le oui espagnol du 20 février 2005 exprimait surtout la reconnaissance du rôle po-sitif que l’adhésion à l’UE a joué pour le développement économique et poli-tique spectaculaire du pays. Le non français du 29 mai 2005 était davantage un plaidoyer pour une Europe plus sociale et un vote de méfiance à l’égard du Président de la République (et du chef du parti socialiste) qu’un refus du texte constitutionnel, qui n’était sans doute pas moins « social » que le Traité de Nice. A chaque fois, des thèmes et des personnalités relevant de la poli-tique nationale prennent le dessus sur l’enjeu proprement européen, de telle sorte qu’il n’est pas interdit de penser que, par rapport à cet enjeu, le résultat du référendum est faussé.

Pire : les référendums d’intégration ne peuvent pas être considérés comme des instruments démocratiques dans le vrai sens du terme. On sait en effet que le peuple est le seul organe de l’Etat qui ne peut être tenu pour respon-sable (accountable) de ces actes. Le gouvernement répond de ses actes et omis-sions devant le parlement et face à l’opinion publique : il peut être remanié ou remplacé lorsqu’il a perdu leur confiance. Le parlement répond de ces

42 Le 7 février 1971, la Constitution suisse a été amendée pour introduire le droit de vote des femmes au plan fédéral. La révision fut acceptée par 621 109 oui (66%) contre 323 882 non et par 14 cantons et 3 demi-cantons contre 5 cantons et 3 demi-cantons. Dans le canton d’Appenzell Rhodes Intérieures, par exemple, le projet fut repoussé par 52% des électeurs, FF 1971 I 502-505.

43 « Voters voting on European intergration projects consider both economic conditions and the popularity of government when deciding their vote », Hug (note 2) 51.

actes devant les électeurs, qui peuvent ne pas réélire un député lorsqu’il n’a pas su ou voulu remplir son mandat. Le peuple en revanche prend ses déci-sions, que ce soit en matière électorale, constitutionnelle, législative ou autre, sans jamais pouvoir en assumer la responsabilité, d’une part parce qu’il s’agit d’un organe composé agissant toujours dans une composition incomplète et variable44, d’autre part et surtout parce que le secret et la liberté de vote per-mettent à chaque électeur de voter comme il veut, sans qu’il doive ou puisse même en rendre compte à quiconque. Comme l’a si bien relevé Bertold Brecht, le peuple a cette particularité de ne pas pouvoir être dissous ou changé lors-qu’il a mal voté45.

L’irresponsabilité du peuple comme organe de l’Etat ne porte pas à consé-quence lorsque, comme c’est le plus souvent le cas, les effets des choix qu’il opère et des décisions qu’il prend se limitent à l’ordre juridique dont il relève : une nouvelle majorité parlementaire, un autre Président de la République, une révision constitutionnelle rejetée et une loi confirmée. Elle est com-pensée, même largement, par la force légitimatrice suprême dont jouissent l’ensemble de ses actes, parce qu’ils émanent du plus haut organe de l’Etat dont tous les autres organes dépendent. C’est ce que l’on peut appeler la compensation idéologique. Et finalement, parce que le citoyen est en même temps contribuable, agent économique et acteur social, les conséquences du choix effectué par le premier sont supportées par les seconds, de sorte que la société civile, qui relève toujours du même ordre juridique, assume tant bien que mal ce que le peuple ne peut par définition prendre sur lui. C’est la compensation sociétale. Grâce à ces deux compensations, qui se complètent, la démocratie directe a pu se développer au niveau national et sub-national de façon spectaculaire, malgré l’intrinsèque défaut d’accountability qui carac-térise le peuple.

Avec le référendum d’intégration, tout change. En se prononçant sur une révision des traités, les citoyens d’un Etat prennent une décision dont l’ef-fet principal n’est pas national, mais communautaire, en ce sens que l’échec de la révision que provoque une réponse négative affecte directement tout autre Etat membre et l’Union en tant que telle. Le peuple exerce ainsi une compétence qui dépasse, et de loin, les limites à l’intérieur desquelles son irresponsabilité peut être justifiée et dûment compensée. La compensation idéologique tombe parce que, au niveau de l’Union, un vote positif ou né-gatif des électeurs d’un Etat ne vaut pas plus, en termes de légitimité, qu’un vote correspondant du parlement : le peuple français n’est pas le souverain européen. La compensation sociétale tombe aussi, les acteurs économiques

44 Auer / Malinverni / Hottelier (note 1) 609-623.

45 « Das Volk hat das Vertrauen der Regierung verscherzt. Wäre es da nicht doch einfacher, die Re-gierung löste das Volk auf und wählte ein anderes ? », Bertolt Brecht, Bukower Elegien, 1953.

et sociaux du pays concerné n’étant pas seuls à supporter les conséquences de l’échec. Voici pourquoi la voie du référendum pour ratifier une révision des traités, trop souvent empruntée par les autorités exécutives ou législa-tives pour esquiver une responsabilité et la déléguer à un organe qui ne peut l’assumer, n’est pas vraiment démocratique.

On peut ajouter que les référendums d’intégration violent ou risquent de violer la liberté de vote de chaque citoyen, parce que le résultat du scrutin, étant influencé et potentiellement faussé par les enjeux exclusivement natio-naux, ne traduit pas la volonté librement exprimée de la majorité des votants sur l’enjeu véritable, qui est européen. La jurisprudence du Tribunal fédéral portant sur la liberté de vote dans la démocratie directe cantonale pourrait servir utilement d’exemple46.

Finalement, si les référendums d’intégration doivent être répétés, parce que les citoyens ont mal voté, comme cela a été le cas au Danemark en 1993 et en Irlande en 2001, et comme cela risque de se reproduire en France et aux Pays-Bas, la démocratie directe devient une farce et risque de miner sa propre légitimité. Dire aux électeurs qu’ils doivent approuver la révision et revenir sur leur décision antérieure, en raison des effets politiquement catas-trophiques d’un second refus, porte atteinte à ce que la démocratie a de plus précieux et de plus fragile : la dignité du vote. Les Appenzellois en savent quelque chose, eux qui n’ont cessé de s’opposer au suffrage féminin lorsqu’ils étaient réunis en Landsgemeinde, non pas tant parce qu’ils pensaient que les femmes ne le méritaient pas, mais parce que tous – le gouvernement, le parle-ment, les partis et la société civile, sans compter les médias – les suppliaient de voter enfin oui47. Les référendums de souveraineté, du moins lorsque leur résultat est clair, ne peuvent pas être répétés à l’infini, tant il est vrai qu’il y va de la sécurité du droit et de la dignité du vote, qui sont des éléments essen-tiels d l’Etat fondé sur le droit.

L’expérience de ces vingt dernières années montre ainsi que la démocra-tie directe nationale trouve dans le processus de l’intégration européenne une limite structurelle, qui découle de l’une de ses caractéristiques principales – l’irresponsabilité du peuple comme organe de l’Etat. Il est temps d’admettre que les référendums nationaux sur des questions d’intégration européenne sont contraires à la nature de la démocratie politique.

46 Selon la formule jurisprudentielle, « chaque citoyen a le droit d’exiger qu’aucun résultat de votation ou d’élection ne soit reconnu s’il ne traduit pas la volonté librement exprimé du corps électoral », ATF 130 I 290, 294 Zürcher Anwaltsverband; Auer / Malinverni / Hottelier (note 1) 876-895.

47 ATF 116 Ia 359 Theresa Rohner.