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Le double standard lié à la distinction entre démocraties fragiles et démocraties consolidées 30

Jean-François Flauss

B. Le double standard lié à la distinction entre démocraties fragiles et démocraties consolidées 30

Lors de leur admission au Conseil de l’Europe, les Etats d’Europe centrale et orientale ont, à l’évidence, étaient soumis à des exigences de protection des droits de l’homme qui n’avaient pas, par le passé, été imposées aux Etats d’Europe occidentale31. Toutefois une fois devenus membres, plusieurs de ces Etats ont profité de la mansuétude de l’organisation puisqu’ils ont pu continuer à pratiquer un standard de protection des droits de l’homme ne ré-pondant qu’imparfaitement à celui officiellement opposable à l’ensemble des Etats membres. Les interrogations relatives au double standard connaîtront naturellement un regain d’actualité avec l’adhésion des pays d’Europe cen-trale et orientale à la CEDH et avec le développement d’un contentieux dirigé contre eux. Elles alimenteront une controverse doctrinale qui est loin d’être close, eu égard aux enseignements découlant de la jurisprudence de la Cour.

1o La crainte de voir la Cour de Strasbourg admettre, plus ou moins subrepticement, la soumission des nouvelles démocraties européennes à un standard de protection qui ne serait somme toute que de seconde classe a été assez souvent formulée au cours des années quatre-vingt-dix. C’est ainsi que par exemple qu’un fin connaisseur du droit européen des droits de l’homme a pu écrire : « Le Conseil de l’Europe composé de quarante Etats s’est transformé de ‹ club des démocraties › en ‹ centre d’apprentissage › de la démocratie et il est clair que les nouveaux Etats membres sont incapables de respecter l’engagement fondamental inscrit dans l’article 3 du statut du Conseil. L’abaissement des standards du Conseil de l’Europe est manifeste et la ratification de la Convention européenne des droits de l’homme par les nouveaux Etats semble relever de l’alibi, transformant le standard minimum exigeant en une lointaine ligne d’horizon »32.

Plus récemment, à la lumière des premiers contentieux rendus contre des pays d’Europe centrale et orientale, une partie de la doctrine a eu ten-dance à considérer que le risque du double standard relevait de l’ordre du fantasme, ou qu’à tout le moins les craintes d’un nivellement par le bas étaient

30 Nous empruntons ces deux expressions au juge Tulkens, opinion dissidente sous l’arrêt de Grande Chambre du 10 novembre 2005, Leyla Sahin c./ Turquie, requête n° 44774/98.

31 Pour plus de précisions, voir Jean-François Flauss,Les conditions d’admission des pays d’Europe centrale et orientale au sein du Conseil de l’Europe, Journal européen de droit international, vo-lume 5, 1994, n° 3, pp. 401-422. Florence Benoit-Rohmer et Heinrich Klebes,Le droit du Conseil de l’Europe, Editions du Conseil de l’Europe, 2005, p. 133 (les co-auteurs évoquent deux poids et deux mesures).

32 Frédéric Sudre,La Communauté européenne et les droits fondamentaux après le traité d’Amster-dam : vers un nouveau système européen de protection des droits de l’homme, Semaine juridique, 1998 I 100.

exagérées33. « Il faut, dès l’abord, souligner que les craintes d’un abaissement ou d’une différenciation des standards en matière de protection des droits de l’homme de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg du fait de l’adhé-sion à la Convention européenne des droits de l’homme d’Etats nouvellement acquis à la démocratie n’ont pas lieu d’être. Au contraire, la Cour a fait en sorte que les exigences en matière de droits de l’homme soient les mêmes tant pour les PECO que pour les démocraties occidentales. Elle n’a fait aucune concession qui permettrait d’affirmer l’existence d’un double standard juris-prudentiel. Tout au plus a-t-elle su, lorsque les circonstances le justifiaient, adapter sa jurisprudence au contexte propre aux nouveaux Etats membres, mais sans jamais affaiblir les standards de protection des droits de l’homme.

Elle a d’ailleurs systématiquement fait référence aux principes traditionnels de sa jurisprudence dans les multiples décisions qu’elle a prises concernant les PECO, montrant par là sa volonté de ne pas les traiter différemment et de maintenir à leur égard l’acquis conventionnel »34.

Partant l’homogénéité du standard de protection applicable au titre de la CEDH serait donc sauvegardée, sous réserve cependant d’exceptions restricti-vement tolérées, fondées sur la prise en compte de la transition démocratique35. Le contentieux dirigé contre les pays d’Europe centrale et orientale a même été, à l’occasion, considéré comme illustratif d’un renforcement des exigences européennes36, voire comme assujettissant lesdits pays à des obligations su-périeures à celles opposées à d’anciens Etats membres de la Convention37. Cette dernière assertion repose néanmoins, semble-t-il, sur une apprécia-tion tronquée. En effet le standard plus élevé imposé aux nouvelles démo-craties s’inscrit dans l’évolution d’ensemble de la Cour européenne : il de-vient donc également opposable à tous les Etats membres sans considération d’ancienneté.

33 Patrick Titiun,La Cour européenne des droits de l’homme et les pays d’Europe centrale et orien-tale : premières affaires, Mélanges en hommage à Pierre Lambert, Les droits de l’homme à l’aube du troisième millénaire, Bruylant, 2000, p. 877.

34 Florence Benoit-Rohmer,Le particularisme du contentieux concernant les pays d’Europe centrale et orientale, L’Europe des Libertés, n° 9, 2002, pp. 12-13.

35 Florence Jacquemot,Le standard européen de société démocratique, Thèse ronéo, Université de Montpellier I, 2005, p. 312.

36 En ce sens, Florence Jacquemot,Le standard européen de société démocratique, Thèse ronéo, Université de Montpellier I, 2005, p. 312, précité note 35.

37 Voir les opinions dissidentes des juges Levits et Bonello, sous l’arrêt du 17 juin 2004, Zdanako c./ Lettonie, à propos du contrôle exercé par la Cour sur les mesures de déchéance des droits politiques édictées par une nouvelle démocratie européenne à l’encontre d’une collaboratrice active de l’ancien régime communiste. Les deux juges critiquaient le traitement discriminatoire pratiqué par la Cour. Selon eux, la Cour se montrerait davantage protectrice des droits des an-ciens collaborateurs du régime communiste (dix ans après les faits reprochés) qu’elle ne l’a été (quarante ans après les faits reprochés) des droits des anciens collaborateurs du régime natio-nal socialiste ou de régimes qui étaient liés avec lui.

2o De prime abord la thèse de la sauvegarde de l’unité du standard de protection peut se réclamer de la politique jurisprudentielle suivie par la Cour de Strasbourg. En effet « en apparence, la Cour européenne des droits de l’homme s’est évertuée à sauvegarder le principe d’unité des standards de protection garantis par la CEDH. Aucune distinction n’est formellement établie entre les anciens Etats parties et les nouvelles démocraties : il n’existe pas apparemment de double standard jurisprudentiel »38.

La Cour, elle-même, n’a pas clairement signifié qu’elle n’entendait pas ad-mettre deux poids et deux mesures. En l’occurrence, elle a statué de la sorte dans le contentieux de la réparation : elle a refusé de considérer que les dif-ficultés financières de certains Etats étaient de nature à justifier un standard de protection moindre au profit des victimes39 tout en admettant (application de la justice distributrice) que le montant des compensations allouées au titre de l’article 41 de la Convention soit modulé en fonction du niveau de vie de l’Etat défendeur40. A titre principal, les dérogations apportées au principe de l’homogénéité du standard de protection doivent être reliées aux variations de l’intensité du contrôle exercé par la Cour européenne sur la marge na-tionale d’appréciation. Plus précisément, la Cour est amenée à tenir compte de l’histoire particulière ou des spécificités propres de certains pays pour admettre plus largement l’ingérence des autorités nationales dans l’exercice des droits garantis par la Convention41. Partant le brevet de conventionnalité décerné à la mise en veilleuse de la liberté d’expression politique des forces de l’ordre en Hongrie a pu être compris comme annonciateur d’un standard spécifique aux pays ex-communistes42. De même, la légitimation de l’inter-diction du voile islamique dans les établissements publics d’enseignement en Turquie a pu être considérée comme constitutive d’un dédoublement du standard de protection assuré par l’article 9 de la Convention en matière de port de signes religieux par les usagers des services publics, dès lors que ce standard ne vaudrait que pour la Turquie et le cas échéant pour un ou deux autres Etats parties43.

En s’appuyant sur le contexte de la réunification allemande (qualifié d’unique) comme une grosse éponge pour effacer l’inconventionnalité d’une

38 Jean-François Flauss,Faut-il transformer la Cour européenne des droits de l’homme en juridic-tion constitujuridic-tionnelle ?, Le Dalloz, 2003, n° 25, p. 1632, note 2.

39 Voir par exemple l’arrêt du 7 mai 2002, Burdov c./ Russie, requête n° 59498/00.

40 Voir entre autres les arrêts du 9 avril 2002, Podkolzina c./ Lettonie, requête n° 46726/99, § 51 ; 24 mai 2005, Tryakioglu c./ Turquie, requête n° 45436/99, § 22.

41 Jean-François Flauss, L’histoire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 65, 2006, spec. p. 8 et s.

42 Arrêt de Grande Chambre du 20 mai 1999, Rekvényi c./ Hongrie, requête n° 23390/94.

43 En ce sens la position apparemment défendue par le juge Tulkens dans son opinion dissidente sous l’arrêt de Grande Chambre du 10 novembre 2005, Leyla Sahin c./ Turquie.

privation de propriété à grande échelle opérée sans indemnisation aucune, la Cour européenne a consacré dans l’affaire Jahn et autres c./ Allemagne44 une solution de nature à faire resurgir le spectre du double standard dans le contentieux des atteintes aux biens45. Dans le dernier état de la jurispru-dence européenne, en l’espèce l’arrêt de Grande Chambre Zdanako c./ Lettonie rendu le 16 mars 2006, la menace est d’ailleurs devenue réalité. En effet pour légitimer au regard de l’article 3 du protocole no1, le bien-fondé de la mesure d’inéligibilité frappant la requérante, la Cour européenne retient la motivation suivante : « Si pareille restriction ne peut guère être admise dans le contexte d’un système politique donné, tel que celui par exemple d’un pays qui est doté d’un cadre établi d’institutions démocratiques depuis des dizaines d’années ou plusieurs siècles, elle peut être jugée acceptable en Lettonie, compte-tenu du contexte historico-politique ayant conduit à son adoption et de la menace que représente pour le nouvel ordre démocratique la résurgence d’idées qui risqueraient de conduire à la restauration d’un régime totalitaire si on les laissait gagner du terrain »46.

Si de la sorte la Cour européenne déroge apparemment à son credo de l’unité du standard de protection, elle relativise néanmoins la portée de son revirement. Le dédoublement du standard de protection est nécessairement temporaire : les autorités lettones sont en effet invitées, sous le contrôle de la Cour, à mettre fin à la mesure restrictive litigieuse à bref délai.

II. Double standard et différence de traitement entre individus relevant de la juridiction d’un même Etat

Dès lors que la clause d’extension de l’article 5647 n’est pas susceptible d’en-trer en jeu, la jurisprudence européenne exige une application uniforme de la Convention à l’ensemble du territoire de l’Etat partie. Le rappel solennel auquel la Grande Chambre a procédé le 8 avril 2004 dans l’affaire Assanidzé c./ Géorgie est dépourvu de toute ambiguïté. Selon la Cour, la présomption d’applicabilité de la CEDH à la totalité des composantes territoriales d’un Etat contractant est fondée sur des considérations de politique juridique, à savoir

44 Arrêt de Grande Chambre du 30 juin 2005, requêtes nos46720/99, 72203/01, 72552/01.

45 Ou à tout le moins créant un risque de contradiction avec sa jurisprudence antérieure (à cet égard voir l’opinion dissidente commune au juge Costa et autres).

46 § 133 de l’arrêt. Pour plus de détails, voir Actualité de la CEDH, Actualité juridique droit adminis-tratif, 2006, n° 31, p. 1719.

47 Voir supra p. 137.

la nécessité de maintenir l’égalité entre Etats parties et le besoin d’assurer l’effectivité de la Convention48.

Pour autant les situations de dédoublement du standard de protection ne sont pas absentes de la jurisprudence de la Cour. Ainsi l’option juridiction-nelle adoptée récemment relativement au traitement des requêtes révélant une violation « structurelle » ou « systématique » de la Convention, c’est-à-dire en l’occurrence à la procédure de l’« arrêt pilote », est de nature à engen-drer une inégalité de traitement entre les victimes qui ne bénéficient pas du même standard de protection sur le terrain du droit à réparation. De même, il est concevable de conclure, avec il est vrai peut-être davantage de circons-pection, à l’existence de doubles standards dans les contentieux comportant un élément d’extranéité.